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Analyse 2024 – Quand l’extrême droite surfe sur la vague féministe
Analyse rédigée par Florence Vierendeel
Slovaquie, Finlande, Italie, Hongrie, Pays-Bas, Pologne, France, … partout en Europe, l’extrême droite gagne du terrain terrain. Aujourd’hui, ce succès interroge mais surtout inquiète de nombreuses·eux actrices·teurs de la société civile, dont les associations féministes . Les dangers sont nombreux tant le projet politique de ces partis s’oppose aux principes qui fondent notre démocratie. Et pourtant, leurs discours populistes attirent les électrices·teurs qui, confronté·e·s à un contexte anxiogène et en quête de messages rassurants (même si réducteurs et mensongers), se détournent des partis « traditionnels ». Et pour récolter un maximum de voix, ces figures politiques sont prêtes à tout, même à s’approprier d es combats militants qu’elles sont en réalité loin de défendre . C’est le cas, par exemple, de lutte contre les violences faites aux femmes. Mais ne nous méprenons pas… Les partis d’extrême droite n’ont rien de féministe. Au contraire, ceux-ci cherchent à discréditer toutes les avancées en faveur des minorités, notamment en développant un argumentaire mensonger basé sur ce qu’elles·ils appellent le « wokisme ». Mais alors, comment les contrer ?
Cette analyse d’éducation permanente se propose de décortiquer les stratégies de récupération adoptées par l’extrême droite pour (re)dorer son image et conquérir de nouveaux publics féminins. Elle vise à comprendre les mécanismes mis en oeuvre par ces partis pour être en mesure de les combattre, que ce soit philosophiquement ou sur le terrain. Parce qu’une fois démasquées, ces personnalités exposent leur vrai visage, portant une vision archaïque de la société où les femmes sont reléguées à l’intérieur des foyers. Et face à ces attaques, nul doute que les mouvements féministes disposent de nombreuses cartouches pour répliquer.
Florence Vierendeel, « Quand l’extrême droite surfe sur la vague féministe », analyse Soralia 2024, URL : https://www.soralia.be/accueil/analyse-2024-quand-lextreme-droite-surfe-sur-la-vague-feministe
Analyse 2024 Quand l’extrême droite surfe sur la vague féministe VIERENDEEL Florence Chargée d’études et de communication politique Soralia florence.vierendeel@solidaris.be Photo : Post sur X du compte officiel du Rassemblement National publié le 8 mars. Toutes nos publications sont téléchargeables dans leur entièreté sur notre site : www.soralia.be/publications Sous licence Creative Commons Éditrice responsable : Noémie Van Erps, Place St-Jean, 1-2, 1000 Bruxelles. 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Et pourtant, leurs discours populistes attirent les électrices·teurs qui, confronté·e·s à un contexte anxiogène et en quête de messages rassurants (même si réducteurs et mensongers), se détournent des partis « traditionnels » 2 . Et pour récolter un maximum de voix, ces figures politiques sont prêtes à tout, même à s’approprier des combats militants qu’elles sont en réalité loin de défendre. C’est le cas, par exemple, de lutte contre les violences faites aux femmes. Mais ne nous méprenons pas… Les partis d’extrême droite n’ont rien de féministe. Au contraire, ceux-ci cherchent à discréditer toutes les avancées en faveur des minorités, notamment en développant un argumentaire mensonger basé sur ce qu’elles·ils appellent le « wokisme ». Mais alors, comment les contrer ? Cette analyse d’éducation permanente se propose de décortiquer les stratégies de récupération adoptées par l’extrême droite pour (re)dorer son image et conquérir de nouveaux publics féminins. Elle vise à comprendre les mécanismes mis en œuvre par ces partis pour être en mesure de les combattre, que ce soit philosophiquement ou sur le terrain. Parce qu’une fois démasquées, ces personnalités exposent leur vrai visage, portant une vision archaïque de la société, où les femmes sont reléguées à l’intérieur des foyers. Et face à ces attaques, nul doute que les mouvements féministes disposent de nombreuses cartouches pour répliquer ! QUAND L’EXTRÊME DROITE SURFE SUR LA VAGUE FÉMINISTE La montée de l’extrême droite en Europe se traduit aujourd’hui par l’élargissement tant de leur base électorale que de leur présence médiatique et numérique. Ce phénomène est lié à une stratégie efficace de lissage de leurs discours. Ces partis ont aujourd’hui pour objectif de convaincre la population qu’ils sont en mesure de gouverner, de prendre des décisions réfléchies et de traiter d’une diversité de sujets, au-delà de la question de l’immigration3 . Grâce à ce changement de cap, leur normalisation, et donc leur légitimation, est de plus en plus prégnante dans notre société. Cette modification de leur image auprès du public est le fruit de plusieurs méthodes, dont le rajeunissement et la féminisation de leurs figures politiques4 . Tom Van Grieken, leader du Vlaams Belang, 37 ans, s’entoure d’une équipe de la même génération. Dries Van Langenhove, fondateur du mouvement de jeunesse nationaliste flamand Schild & Vrienden, vient de fêter ses 31 ans cette année. Tandis que Marine Le Pen incarne, aujourd’hui en 1 TOBELEM Boran, « Quels sont les pays d’Europe gouvernés par l’extrême droite ? », Toute l’Europe, 04/07/2024, https://urlz.fr/sy55, consulté le 08/10/2024. 2 VIERENDEEL Florence, « Extrême droite et atteintes à la démocratie : pour un réveil politique et citoyen », Étude FPS, 2021, https://urlz.fr/sy5i, consulté le 08/10/2024. 3 BIARD Benjamin, « Extrême droite : “La stratégie de lissage du discours pour accéder au pouvoir fonctionne” », Les Analyses du CRISP en ligne, 01/11/2019, https://urlz.fr/ncdX, consulté le 08/10/2024. 4 Ibid. 3 France, le Rassemblement National, aux côtés du jeune Jordan Bardella, et que Giorgia Meloni s’est hissée au poste de première ministre italienne, avec sa formation Frères d’Italie. Leur cible : un électorat masculin, jeune et peu diplômé5 , mais pas que… Pour ces partis qui, aujourd’hui, rêvent de gouverner, la conquête de l’électorat féminin, qui pendant longtemps ne leur a pas accordé ses faveurs6 , est pratiquement indispensable. Et quoi de mieux que de surfer sur la vague de l’égalité des genres et du mouvement #MeToo pour tenter de grapiller un maximum de votes ? Le phénomène est pour le moment plutôt observable en France, mais la Belgique n’est pas si loin ! Dans l’hexagone, de plus en plus de femmes d’extrême droite7 s’affichent, notamment sur les réseaux sociaux, pour défendre des positionnements réactionnaires. Ces influenceuses politiques des temps modernes, qui combinent une carrière professionnelle à l’éducation de leurs enfants, se réapproprient un vocabulaire féministe pour véhiculer des messages centrés sur les valeurs familiales les plus conservatrices8 . Pour elles, la société actuelle leur demande de tout assumer, ce qui est ingérable. Mais plutôt que de s’attaquer aux racines du problème (comme la répartition inégale des tâches domestiques entre les femmes et les hommes), celles-ci proposent un retour des femmes au foyer. Cette instrumentalisation s’exprime également à travers la lutte contre les violences faites aux femmes. C’est, par exemple, la stratégie adoptée par le collectif Némésis, composé de jeunes militantes âgées de 18 à 30 ans et créé à la suite de #MeToo 9 . Et même si ces dernières ne soutiennent pas explicitement l’une ou l’autre formation politique, leurs discours se rapprochent fortement de ceux de l’extrême droite… Pour s’insérer dans le débat, ces mouvements vont centrer leur combat autour d’une revendication prioritaire : défendre la « femme blanche européenne ». Selon ces militantes, l’ennemi numéro 1 à abattre est « l’immigré violeur », très souvent musulman, qui symbolise, à lui seul, les violences perpétuées à l’égard des femmes. Cette récupération n’a rien d’étonnant puisque l’extrême droite tente, par tous les moyens, d’alimenter le sentiment d’insécurité de la population, ce qui lui offre une excuse pour rejeter l’islam et diffuser sa théorie du grand remplacement10 . L’affirmation est évidemment erronée puisque toutes les études le démontrent : il n’y a pas d’agresseur type. Les rapports de domination sont à l’œuvre partout et touchent tout le monde. De ce raisonnement émane un discours plus global, opposant la civilisation occidentale, « laïque et émancipée » au monde arabo-musulman, « patricial, intégriste et archaïque ». La supériorité du peuple blanc et européen est revendiquée, face à des hommes étrangers nécessairement fanatiques et violents qui ne partagent pas « nos » valeurs et dont les femmes sont des victimes. Le port du voile cristallise cet essentialisme culturel : la femme 5 BIARD Benjamin, « Extrême droite : …, op. cit. 6 PONCIAU Ludivine, « Elections françaises : pourquoi tant de femmes roulent pour l’extrême droite ? », Le Vif, 07/03/2022, https://urlz.fr/nWLZ, consulté le 08/10/2024. 7 Telles que Thais d’Escufon ou Estelle Redpill. 8 PONCIAU Ludivine, « Elections françaises : …, op. cit. 9 DASINIERES Laure, « Les petits secrets du Collectif Némésis, ces Femen d’extrême droite », Slate, 19/02/2021, https://urlz.fr/sy5X, consulté le 08/10/2024. 10 Théorie qui prône que l’immigration massive et la fécondité plus forte des personnes immigrées non-européennes entrainerait à brève échéance une minorisation des populations d’origine, c’est-à-dire blanches et chrétiennes. La nouvelle majorité imposerait sa religion, sa culture et son mode de vie aux Européen·ne·s. 4 musulmane qui revêt le foulard est nécessairement soumise et opprimée et doit être libérée de ses chaînes. La lutte pour l’égalité est donc un prétexte idéal pour alimenter et renforcer cet antagonisme entre le « nous », le bien, l’acceptable, le modèle à suivre et les « autres » 11 . Comme si cette lutte n’avait plus lieu d’être en Europe… Ce type de logique relève de ce que nomme la sociologue anglaise Sara R. Farris le « fémonationalisme ». Ce terme désigne l’ensemble des discours qui appellent à des mesures xénophobes et/ou islamophobes pour garantir l’égalité des genres, dans une société occidentale où l’État est présenté comme irréprochable sur la question12 . Les partis d’extrême droite se proclament aussi comme étant les seuls à s’attaquer à l’intégrisme religieux « qui gangrène nos sociétés ». Cette stratégie est judicieuse car les forces de gauche restent frileuses sur la question, tant la crispation est palpable autour de la notion d’identité en raison de son ancrage dans les combats militants actuels13 . Concept théorisé dans les années 70 dans un contexte de décolonialisme, l’identité a par après été récupérée par l’extrême droite pour propager son nationalisme démesuré et dominer la scène publique sur ce type d’enjeux de société14 . Ainsi, leur critique, parfois nécessaire, des dérives religieuses, se mêle systématiquement à des propos tout à fait racistes, de plus en plus banalisés15 . En cause ? Un alignement de la droite « traditionnelle » sur cette vision plus que problématique mais aussi un féminisme universaliste de gauche en crise qui peine à se positionner sur les questions de laïcité sans tomber dans la stigmatisation et la discrimination…16 En conclusion, de plus en plus de personnalités d’extrême droite présentent une image nuancée, en dénonçant le sexisme et en abordant des thématiques à priori sociales, pour mieux s’attaquer à l’islam et à l’immigration et assoir un État sécuritaire. Cette métamorphose s’opère, en partie, sur base d’une récupération insidieuse des combats féministes. Ce phénomène démontre toutefois l’importance de ces enjeux dans notre société actuelle, comme rarement auparavant17 . Mais si ces partis adoptent de tels discours, c’est qu’ils ont quelque chose à y gagner18, et cela n’a rien de réjouissant, surtout lorsqu’on s’intéresse de plus près à leur projet politique… 11 COTTAIS Camille, « Féminisation et montée de l’extrême droite en Europe : le cas de la France », Grow Think Tank, 25/07/2022, https://urlz.fr/nWMk, consulté le 08/10/2024. 12 BADER Dina, « Sara R. Farris : In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism », Nouvelles Questions Féministes, Vol. 37, 2018, https://urlz.fr/sy88, consulté le 08/10/2024. 13 Pour plus d’informations : VIERENDEEL Florence, « Militance et convergences des luttes », Étude Soralia, 2023, https://urlz.fr/sy8h, consulté le 08/10/2024. 14 FRANCOIS Stéphane, « Comment l’extrême droite s’est réapproprié le féminisme », Slate, 11/06/2021, https://urlz.fr/nWMa, consulté le 08/10/2024. 15 DAUSSY Laure, « Quand le féminisme est récupéré par l’extrême droite : le collectif Némésis », Charlie Hebdo, 24/03/2021, https://urlz.fr/sy8v, consulté le 08/10/2024. 16 FRANCOIS Stéphane, « Comment l’extrême droite…, op. cit. 17 LAVELLE Victoria, « Comment l’extrême droite récupère le féminisme », Celles qui osent, 16/09/2021, https://urlz.fr/sy8E, consulté le 08/10/2024. 18 BADER Dina, « Sara R. Farris : …, op. cit. 5 LEUR VRAI VISAGE : UNE VISION ULTRA-CONSERVATRICE DE LA FAMILLE Loin de soutenir l’émancipation des femmes, l’extrême droite cache dans son programme un projet archaïque, qui détricote toute une série d’acquis progressistes (comme, par exemple, l’émancipation des femmes à travers l’accès à l’emploi). Si l’image de ces partis s’est modernisée, leur permettant de gagner en légitimité, leurs aspirations n’ont clairement pas évolué. Comme nous l’avons vu, leur idéologie se fonde, encore et toujours, sur la croyance en une inégalité immuable entre les peuples, les cultures, les races19 et les civilisations. Cette conviction intrinsèque implique une naturalisation des rapports sociaux20. En d’autres termes, pour elles·eux, les rôles et les comportements que nous adoptons découlent d’une nature humaine inaltérable, et non pas d’une socialisation ancrée dans un contexte culturel, historique, social et politique. Sur base de ce cadre de pensées, ces partis ont développé une théorisation de l’identité nationale, comme entité supérieure qui doit être protégée et maintenue coûte que coûte. C’est pourquoi la famille est un axe prioritaire dans leur programme, puisqu’elle permet de reproduire cette identité unique et les valeurs et les traditions qui l’entourent, à travers une progéniture servile. Pour justifier cette configuration traditionnelle, l’extrême droite revendique l’existence d’identités féminine et masculine distinctes, qui remplissent chacune un rôle précis. La figure de la mère est essentielle, puisqu’elle seule peut enfanter et, par là même, prendre soin des bambins et leur transmettre l’héritage culturel. Elle agit dans la sphère privée tandis que le père, lui, travaille, ramène l’argent et a autorité sur la cellule familiale. Femmes et hommes sont considéré·e·s comme complémentaires par nature et chacun·e doit rester à sa place, sans se poser de questions, en faveur d’une société ultra-normée. La famille doit être nombreuse, blanche et organisée autour d’un couple hétérosexuel, idéalement uni par les liens du mariage.21 Ce discours, aussi radical et aberrant qu’il puisse paraître, est pourtant bien réel et tout à fait dangereux. Cette vision binaire enferme tant les femmes que les hommes dans des rôles contraignants qui les ramènent à une fonction spécifique soi-disant liée à leur sexe (et au genre qui par extension leur a été assigné). Elle passe totalement sous silence la construction sociale qui s’opère à travers l’assignation de stéréotypes. Plus particulièrement, elle renvoie les femmes à leur capacité biologique à procréer, dans une position de dépendance à leur mari à travers leur retour au foyer. Ce modèle exclut bien sûr toute configuration familiale qui sort du cadre établi, comme les couples homosexuels, ceux qui entretiennent des modes de vie qui ne sont pas centrés sur la reproduction, mais aussi toute personne dont l’appartenance ethnique et/ou culturelle diffère. 19 La notion de « race » a, originellement, été utilisée pour catégoriser les êtres humains sur base de caractéristiques physiques et/ou culturelles, de manière tout à fait erronée. Aujourd’hui, certains milieux militants se revendiquent en tant que « groupe racisé » (réappropriation du terme) afin de visibiliser les discriminations dont elles·ils sont victimes dans la société sur base de cette supposée « race », qui, elles, sont bien réelles et ne peuvent être passées sous silence. 20 LEONARD Juliette, « Féminisation de l’extrême droite. La comprendre pour mieux la combattre ? », Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, décembre 2022, https://urlz.fr/nWMG, consulté le 08/10/2024. 21 Ibid. 6 Méfions-nous, donc, lorsque l’extrême droite propose d’allonger le congé de maternité, d’augmenter les allocations familiales ou de mettre en place toute forme de politique nataliste. Ces partis ne le font pas par bonté de cœur mais plutôt pour pousser notre société vers un retour en arrière profondément inquiétant pour les femmes. Ces partis n’ont absolument jamais questionné le patriarcat en tant que système de domination. Au contraire, cette organisation sociale sert et renforce leur projet sexiste, raciste et LGBTQIA+phobe. LEUR CONTRE-ATTAQUE : LA MENACE DU « WOKISME » Pour promouvoir ce modèle de société antiprogressiste, les figures de l’extrême droite n’hésitent pas à user d’arguments démagogiques, mensongers et réducteurs qui nient les réalités et les inégalités sociales. Leur objectif : diviser pour mieux régner ! Une technique vieille comme le monde qui continue à porter ses fruits, à travers l’ostracisation22 des personnes militantes qui luttent pour une société plus solidaire et inclusive. Puisque le féminisme cherche à bouleverser l’ordre établi et à remettre en question toute forme d’essentialisme et d’injonctions genrées, ce courant, tout comme tous ceux qui dénoncent les rapports de domination, est une menace pour l’extrême droite. Ces partis vont donc tenter de discréditer et de ridiculiser un maximum les militant·e·s qui défendent ces causes, pourtant porteuses d’émancipation pour tou·te·s. Leur stratégie est, comme toujours, d’alimenter la peur face à l’inconnu, de capitaliser sur la résistance au changement et de polariser l’opinion publique, en dominant le débat avec leur raisonnement simpliste et vide de sens. Pour y parvenir, l’extrême droite va se réapproprier des termes engagés pour les détourner à leur avantage. Si hier, leurs foudres s’abattaient sur les « islamo-gauchistes » et la « cancel culture », aujourd’hui, leur obsession tourne autour d’un concept à la mode et utilisé à toutes les sauces : le « wokisme » 23 . Présenté par ses détracteurs comme une idéologie, le « wokisme » ne repose en réalité sur aucun fondement théorique. Le mot, dérivé d’une expression anglaise née dans les communautés afro-américaines dès la première moitié du 19ème siècle24 , vise à créer une panique morale autour d’un « mouvement militant » pourtant extrêmement hétérogène et qui ne se définit pas comme tel. Si le « wokisme » n’existe pas, la polémique est quant à elle bien réelle. Et toute panique morale revêt les mêmes caractéristiques : volatile, elle se fonde sur la caricature et l’exagération pour susciter l’inquiétude et une forme d’hostilité menant à la diabolisation25 . Stratégique, elle appelle aux émotions et à la confusion plutôt qu’à la réflexion et à l’esprit critique. L’histoire démontre que celle-ci cèdera sa place à une autre, d’autant plus vite à l’ère des réseaux sociaux26 . 22 Fait de bannir/exclure quelqu’un·e/un groupe. 23 Pour plus d’informations : VOILLOT Elise, « Wokisme : personnae non gratae », Analyse Soralia, 2023, https://urlz.fr/t8Mb , consulté le 08/10/2024. 24 « Stay woke » (« reste éveillé·e » face aux discriminations, à l’époque, auxquelles les personnes noires sont confrontées). 25 ROBERT July, « Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode », La Revue Nouvelle, n°8, 2022, https://urlz.fr/sy93, consulté le 08/10/2024. 26 Ibid. 7 Invention éphémère, le « wokisme » est, comme l’indique le criminologue Christophe Mincke, utilisé pour « faire taire certains courants critiques » 27 . Une forme de censure évidente, alimentée par les campagnes « anti-genre ». Comme le démontre une étude menée par David Paternotte, ces lobbys qui estiment que le genre est une pure théorie fabulatrice, au départ religieux, s’immiscent de plus en plus dans les gouvernements européens de droite et d’extrême droite (Hongrie, Bulgarie, etc.), qui n’hésitent pas, par exemple, à proscrire la diffusion de certaines œuvres littéraires ou cinématographiques28. Les autrices·teurs précisent que les débats sur le « wokisme » ont permis la propagation de cette vague « antigenre » et que ce phénomène s’observe aussi en Belgique, notamment avec le Vlaams Belang29 . Le « wokisme » est donc l’affaire d’une élite politique et médiatique qui, depuis sa position dominante, organise une riposte par crainte de perdre ses privilèges et tente de maîtriser l’opinion publique. Cette élite s’affiche dès lors en grande sauveuse de la civilisation occidentale face à des groupes soi-disant radicaux, perturbateurs et dangereux… Mais ce discours ne vous rappelle-t-il pas étrangement notre chapitre précédent, détaillant l’idéologie portée par l’extrême droite ? Bien sûr que si ! Comme l’écrit le journaliste Thomas Legrand, « dans la grande tradition de l’extrême droite, toujours avide de bataille civilisationnelle, le plus efficace et le moins risqué, c’est d’inventer un péril, désigner des ennemis de l’intérieur (en plus de ceux évidents de l’extérieur) » 30 . D’autant plus que, si les personnes qualifiées de « wokistes » sont loin de menacer notre humanité, elles représentent bel et bien un danger pour le projet extrémiste de ces partis politiques puisqu’elles le déconstruisent de but en blanc ! Le problème est que cette nouvelle chasse aux sorcières est aussi le fait de la droite traditionnelle et qu’elle s’inscrit dans un système qui l’encourage : le capitalisme. LEUR ALLIÉ PRIVILÉGIÉ : LE CAPITALISME Si l’extrême droite est en pleine ascension, c’est également parce qu’une partie du patronat s’organise pour lui frayer un chemin au sommet de notre pyramide sociale. Actifs dans les secteurs de la finance, des énergies fossiles, des technologies ou des médias, ces grands patrons entretiennent, sans surprise, des liens étroits avec une fraction politique qui est favorable à leurs intérêts : la droite, et aujourd’hui, de plus en plus, l’extrême droite31 . Selon le sociologue Ugo Palheta, « c’est le triomphe du capitalisme, qui suite à une série de régressions sociales majeures, a permis la renaissance de l’extrême droite » 32 . En accordant de plus en plus de pouvoir à la bourgeoisie et aux détentrices·teurs de capital, ce régime 27 Ibid. 28 BUISSON Marine, « Les lobbys anti-genre sont de plus en plus puissants en Belgique », Le Soir, 30/09/2024, https://urlz.fr/sy9i, consulté le 08/10/2024. 29 Ibid. 30 LEGRAND Thomas, « La mystification du combat antiwoke de l’extrême droite », Libération, 10/05/2023, https://urlz.fr/sy9z, consulté le 08/10/2024. 31 BOURGERON Théo, « Finance, énergies fossiles, tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt », AOC média, 05/07/2024, https://urlz.fr/sy9N, consulté le 08/10/2024. 32 « Le capitalisme a permis la renaissance de l’extrême droite », RTBF, 13/11/2018, https://urlz.fr/sy9Y, consulté le 08/10/2024. 8 économique a bouleversé les équilibres politiques et sociaux33. Aujourd’hui, cet élite peine à légitimer sa domination auprès de la population, qui se sent dépossédée de ses capacités démocratiques. Ce qui ouvre une faille, dans laquelle s’engouffre l’extrême droite34 . Cette démocratie vacillante s’accompagne d’une peur chez les plus nanti∙e∙s d’un repartage « forcé » de leurs richesses. Ce qui les pousse à être partisan·e·s d’un modèle de société beaucoup plus autoritaire, cadenassant toute possibilité de résistance (ou de révolution !), dans lequel leur position serait maintenue et même optimisée. Notons que si « les partis fascistes du début du XXe siècle ont […] trouvé un terreau favorable dans les classes populaires et la petite bourgeoisie, […] ils n’ont connu d’essor que lorsqu’ils ont rencontré les intérêts de groupes dominants » 35 . Ces partis adaptent dès lors leur programme pour proposer des mesures ciblées qui conviennent aux grandes entreprises, moyen efficace d’accéder au pouvoir dans un monde gouverné par le capital. L’extrême droite adopte donc une stratégie qui ne vise pas uniquement les classes populaires ou les couches moyennes mais aussi les franges qui dominent économiquement notre société. En s’affichant, pour les premières, comme une force politique disruptive, pour les secondes, comme défenseuse de l’ordre établi, elle joue sur plusieurs tableaux, et en récolte, à ce jour, des bénéfices non-négligeables en termes d’ascension et de résultats électoraux. Toujours est-il qu’une fois à la tête de l’Etat, ce ne sont clairement pas les intérêts des premières qui priment. Les plus puissant·e·s de ce monde continuent donc bel et bien à tirer les ficelles et à se moquer de la population, qui malheureusement tombe souvent dans leurs filets. CONCLUSION : LES MOUVEMENTS FÉMINISTES, UN REMPART FACE À L’EXTRÊME DROITE L’extrême droite regroupe des partis politiques qui, selon la direction du vent, ajustent leurs discours et s’approprient les enjeux actuels pour influencer les masses au niveau international. En jouant sur la peur du déclin, dans un contexte d’instabilité et de perturbations majeures, leur succès s’accroit. En Europe, mais globalement partout dans le monde, leurs idées se propagent de plus en plus dans les parlements, mais aussi dans les gouvernements. Ces extrémistes, autrefois pestiférés, créent maintenant des alliances jugées acceptables, notamment avec la droite (qu’elles·ils contaminent de plus en plus), sur base de grands combats communs, pourtant imaginaires et dérisoires : l’immigration, la menace « wokiste », la transphobie ambiante ou encore la perte de vitesse démocratique dont la résorption se règlerait, soi-disant, à travers l’émergence de figures politiques prétendument « radicales et de rupture ». Mais, ne nous trompons pas d’ennemi. Leur projet, fondé sur un modèle de pensées ancré dans des systèmes de domination, dont le patriarcat, est dangereux : de manière évidente, pour les femmes et les minorités, mais aussi, pour toute personne qui, socio33 Ibid. 34 Ibid. 35 BOURGERON Théo, « Finance, énergies fossiles, tech : …, op. cit. 9 économiquement, ne dispose pas de privilèges. Ces partis mettent par ailleurs en péril notre démocratie dans son ensemble. C’est pourquoi, pour les combattre, la convergence des luttes est indispensable : antifascisme, antiracisme et anticapitalisme doivent aujourd’hui avancer main dans la main36 . À cet égard, les mouvements féministes jouent un rôle essentiel. Comme le rappelle la chercheuse Iida Käyhkö, « partout où des mouvements révolutionnaires et progressistes ont existé, les femmes ont été impliquées dans la lutte » 37 . Or, nous ne le répéterons jamais assez, lorsque les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête. Celles-ci représentent une force de mobilisation phénoménale. Elles étaient des milliers, à Glasgow, en 2018, à descendre dans les rues et à faire grève pour réclamer l’égalité salariale38. Elles étaient tout autant, en Argentine, à se réunir, en 2015, pour créer le mouvement, aujourd’hui, global, « Ni Una Menos », qui lutte contre les violences faites aux femmes39 . Partout dans le monde, les féministes s’activent, bien conscientes que leurs droits ne seront jamais acquis. Ces mouvements de grande envergure, qui, à certains égards, réinventent les manières de militer, émanent de l’empouvoirement des femmes les plus marginalisées dans notre société. Ouvrières, migrantes, travailleuses du sexe, lesbiennes, femmes racisées, sont toutes des moteurs pour proposer de véritables alternatives et réclamer un changement de paradigme qui s’inscrit en totale opposition au projet de l’extrême droite. Leur union est un gage d’espoir qui doit toutes et tous nous porter vers l’avenir. Ainsi, s’il est un constat qui doit ressortir de cette analyse, c’est que le féminisme d’aujourd’hui ne peut qu’être antifasciste et l’antifascisme d’aujourd’hui ne peut qu’être féministe. C’est en emportant avec nous cet enseignement que nous pourrons, dès demain, organiser nos luttes pour vaincre le monstre d’extrême droite. BIBLIOGRAPHIE « Le capitalisme a permis la renaissance de l’extrême droite », RTBF, 13/11/2018, https://urlz.fr/sy9Y. BADER Dina, « Sara R. Farris : In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism », Nouvelles Questions Féministes, Vol. 37, 2018, https://urlz.fr/sy88. BIARD Benjamin, « Extrême droite : “La stratégie de lissage du discours pour accéder au pouvoir fonctionne” », Les Analyses du CRISP en ligne, 01/11/2019, https://urlz.fr/ncdX. BOURGERON Théo, « Finance, énergies fossiles, tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt », AOC média, 05/07/2024, https://urlz.fr/sy9N. BUISSON Marine, « Les lobbys anti-genre sont de plus en plus puissants en Belgique », Le Soir, 30/09/2024, https://urlz.fr/sy9i. COTTAIS Camille, « Féminisation et montée de l’extrême droite en Europe : le cas de la France », Grow Think Tank, 25/07/2022, https://urlz.fr/nWMk. 36 Pour plus d’informations : VIERENDEEL Florence, « Militance… op. cit. 37 KÄYHKÖ Iida, « Les mouvements féministes sont notre meilleure chance contre l’extrême droite », Renversé, 20/11/2020, https://urlz.fr/syal, consulté le 08/10/2024. 38 Ibid. 39 Ibid. 10 DASINIERES Laure, « Les petits secrets du Collectif Némésis, ces Femen d’extrême droite », Slate, 19/02/2021, https://urlz.fr/sy5X. DAUSSY Laure, « Quand le féminisme est récupéré par l’extrême droite : le collectif Némésis », Charlie Hebdo, 24/03/2021, https://urlz.fr/sy8v. FRANCOIS Stéphane, « Comment l’extrême droite s’est réapproprié le féminisme », Slate, 11/06/2021, https://urlz.fr/nWMa. KÄYHKÖ Iida, « Les mouvements féministes sont notre meilleure chance contre l’extrême droite », Renversé, 20/11/2020, https://urlz.fr/syal. LEGRAND Thomas, « La mystification du combat antiwoke de l’extrême droite », Libération, 10/05/2023, https://urlz.fr/sy9z. LEONARD Juliette, « Féminisation de l’extrême droite. La comprendre pour mieux la combattre ? », Collectif contre les violences familiales et l’exclusion, décembre 2022, https://urlz.fr/nWMG. PONCIAU Ludivine, « Elections françaises : pourquoi tant de femmes roulent pour l’extrême droite ? », Le Vif, 07/03/2022, https://urlz.fr/nWLZ. ROBERT July, « Le wokisme, la nouvelle panique morale à la mode », La Revue Nouvelle, n°8, 2022, https://urlz.fr/sy93. TOBELEM Boran, « Quels sont les pays d’Europe gouvernés par l’extrême droite ? », Toute l’Europe, 04/07/2024, https://urlz.fr/sy55. VIERENDEEL Florence, « Extrême droite et atteintes à la démocratie : pour un réveil politique et citoyen », Étude FPS, 2021, https://urlz.fr/sy5i. VIERENDEEL Florence, « Militance et convergences des luttes », Étude Soralia, 2023, https://urlz.fr/sy8h. VOILLOT Elise, « Wokisme : personnae non gratae », Analyse Soralia, 2023, https://urlz.fr/t8Mb. Soralia est un mouvement mutualiste féministe d’éducation permanente. Un mouvement riche de plus de 100 ans d’existence, présent partout en Belgique francophone et mobilisant chaque année des milliers de personnes. Au quotidien, nous militons et menons des actions pour favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes. Nous défendons des valeurs et des principes fondamentaux tel·le·s que le féminisme, l’égalité, la solidarité, le progressisme, l’inclusivité et la laïcité. Pour contacter notre service études : Fanny Colard – fanny.colard@solidaris.be – 02/515 06 26 Toutes nos publications sont téléchargeables dans leur entièreté sur notre site. Qui sommes-nous ?
3
Chômage : pourquoi tant de haine ?
Chômeur, profiteur. Chômeuse, fainéante. Assistés ! Trop bien
payés à ne rien faire. Tous des fraudeurs…
Depuis plus de 20 ans, une grande partie du monde politique,
le patronat et certains médias ont trouvé le bouc émissaire
idéal : les chômeuses et chômeurs. Et ce matraquage a
malheureusement laissé des traces : les préjugés sur les
personnes privées d’emploi se sont répandus un peu partout.
Au point que les débats sur l’emploi se résument désormais
presqu’exclusivement à une question : quelle nouvelle mesure
va‑t-on trouver pour taper sur les chômeurs ?
Tous ces stéréotypes dénigrants, méprisants et insultants ont
servi à justifier des mesures de restriction de droits sociaux.
La liste des réformes de ces dernières années donne le
tournis : limitation dans le temps des allocations d’insertion,
dégressivité accrue des allocations, suppression des dérogations
et compléments sociaux, restrictions d’accès aux RCC
(ex‑prépensions), etc.
Ces mesures sont évidemment catastrophiques sur le plan
social : précarisation, exclusion sociale, pauvreté, aggravation
des inégalités sociales et de genre, etc. Mais elles sont aussi
totalement inefficaces par rapport à l’objectif annoncé :
la réinsertion par l’emploi. En effet, de nombreuses études
indépendantes ont maintenant clairement démontré l’inefficacité
totale des mesures répressives contre les chômeuses et
chômeurs. Loin de réinsérer dans l’emploi, la précarisation et
l’exclusion isolent et éloignent les personnes du marché de
l’emploi.
4
Mais alors, pourquoi la droite et le patronat s’entêtent-ils à
vouloir mettre en oeuvre des politiques qui ne fonctionnent
pas ? Pourquoi aujourd’hui en rajouter une couche en limitant
le chômage dans le temps ? Pourquoi alimenter sans cesse
la stigmatisation, monter les gens les uns contre les autres en
faisant croire aux travailleurs et travailleuses sous contrat que
c’est en tapant sur leur voisin précaire que leur situation va
s’améliorer… alors que c’est tout le contraire !
Car le véritable objectif des mesures d’exclusion n’est jamais
avoué : diminuer le niveau de protection sociale pour faire
pression à la baisse sur les salaires et conditions de travail. Le
lien ne vous semble pas évident ?
Jetons donc un oeil sur les pays où la sécurité sociale est
inexistante… Quelles sont les conditions de travail et de vie ?
En l’absence de protection sociale, de quelle marge de négociation
les travailleuses et travailleurs disposent-ils pour négocier ?
Comment s’opposer à l’arbitraire patronal quand le seul horizon,
en cas de licenciement, c’est la pauvreté absolue voire la rue ?
Aucune travailleuse, aucun travailleur ne gagnera jamais rien à
voir exclure des sans-emploi. Parce que démanteler l’assurance
chômage, c’est précariser les conditions de travail et les salaires.
En résumé, précariser le chômage, c’est précariser l’emploi.
5
Chômage : pourquoi tant de haine ? 3
Quelques notions importantes : de quoi parle-ton ? 6
Non, être au chômage ce n’est pas être en vacances 10
Non, les chômeurs ne sont pas des assistés 12
Non, le chômage n’est pas trop généreux 14
Non, le chômage ne coûte pas trop cher 18
Non, les sanctions ne sont pas efficaces 22
Défendre le chômage, c’est défendre l’emploi ! 30
Index
6
Quelques notions
importantes :
DE QUOI
PARLE-T-ON ?
7
La législation chômage est très complexe et variée. Cette
brochure ne prétend évidemment pas en faire le tour mais tente
quand même d’en dresser les grands principes pour contrer
la désinformation de celles et ceux qui aiment tant « casser du
chômeur ». Pour bien comprendre de qui et de quoi on parle, il y a
quelques notions à définir brièvement.
Il existe plusieurs types d’allocations et de statuts que l’on peut
résumer en quelques lignes.
Les allocations
f Les allocations de chômage peuvent être octroyées sur
base d’un travail salarié aux personnes privées d’emploi
qui répondent à des critères d’admissibilité (durée de travail
sur une période de référence, être privé involontairement
d’emploi…) et remplissent certaines obligations : rechercher
activement de l’emploi, répondre aux convocations, etc.
f Les allocations d’insertion sont octroyées, sous certaines
conditions (âge, diplôme, contrôles de recherche d’emploi,
stage d’attente d’un an, etc.) aux jeunes de moins de 25 ans
n’ayant pas encore pu travailler assez longtemps pour
bénéficier des allocations de chômage. Depuis 2012, elles
sont limitées à 3 ans et de nombreuses restrictions d’accès
ont été instaurées. Il existe cependant des dérogations liées
à l’âge et/ou la situation familiale, des périodes de travail ou
de formation, qui permettent de prolonger temporairement
ses droits.
f Le chômage temporaire est octroyé, sous certaines
conditions, aux travailleuses et travailleurs salariés dont
le contrat de travail est temporairement suspendu par
l’employeur, pour différentes raisons : manque d’activité
économique, accident technique, force majeure, etc.
8
f Le régime de chômage avec complément d’entreprise
(RCC) désigne ce qu’on appelait les prépensions. Il s’agit
d’un régime de chômage complet accompagné d’un
complément d’entreprise qui peut être accordé à certains
travailleurs âgés licenciés, répondant à différents critères
d’admissibilité (âge, durée de carrière, pénibilité, etc.).
Les institutions
f L’ONEM, Office national de l’emploi est l’institution fédérale
chargée de la gestion des allocations de chômage, créditstemps,
interruptions de carrière, congés thématiques,
vacances jeunes et senior… Dans le cadre de ses missions,
elle peut être amenée à contrôler les personnes indemnisées
quant à leur droits et obligations, et les sanctionner en cas
de non-respect de ceux-ci.
f FOREM/Actiris/ADG/VDAB1 : les organismes régionaux
de l’emploi sont chargés de l’accompagnement, du
placement, de la formation et du contrôle de disponibilité
des demandeurs et demandeuses d’emploi.
f Les organismes de paiement sont les « intermédiaires »
entre l’ONEM et les citoyennes et citoyens : ils se chargent
de confectionner les dossiers de demandes d’indemnisation
et informent les personnes privées d’emploi de leurs droits
et obligations. Chacun des 3 grands syndicats belges
propose ce service à leurs affiliées et affiliés. Il existe
également la Caisse auxiliaire de paiement des allocations
de chômage (CAPAC), pour les personnes qui ne sont pas
affiliées à un syndicat.
1 Respectivement les organismes régionaux de l’emploi de Wallonie, Bruxelles,
Ostbelgien et Flandre.
9
Les demandeurs et demandeuses d’emploi
Tous les demandeurs et demandeuses d’emploi ne sont pas
indemnisés, loin de là ! En Wallonie, ils sont même moins de 50% à
percevoir une allocation de l’ONEM. Et cette proportion ne fait que
baisser : de 78% en 2014 à 49% aujourd’hui ! À Bruxelles aussi, on
observe cette tendance : de 71% de sans emploi indemnisés en
2014, on en est à 57% aujourd’hui.
f les demandeuses et demandeurs d’emploi inscrits au
FOREM/Actiris, indemnisés par l’ONEM, ayant donc rempli
les conditions d’admissibilité aux allocations de chômage,
d’insertion ou au régime de chômage avec complément
d’entreprise (RCC, ex-prépension) ;
f les jeunes en stage d’insertion, non indemnisés, n’ayant
pas encore satisfait aux conditions d’admissibilité aux
allocations d’insertion ou de chômage (durée d’inscription
au FOREM/Actiris ou de travail insuffisante, conditions
d’âge ou de diplôme, conditions liées aux contrôles de
disponibilité…) ;
f les personnes inscrites obligatoirement, principalement
celles bénéficiant du Revenu d’intégration sociale (CPAS) ;
f les personnes inscrites librement : toute autre personne
demandeuse d’emploi inscrite au FOREM/Actiris et non
indemnisée par l’ONEM.
10
Les sans emploi sont contrôlés tous les 3 à 12 mois et peuvent être
sanctionnés pour : recherche d’emploi jugée insuffisante, refus
d’un emploi ou d’une formation, démission, abandon de formation,
absence à une convocation…
Législation chômage
11
À entendre la droite et le patronat, le chômage serait un Win
for life, les chômeuses et chômeurs n’auraient aucune obligation
à respecter et pourraient refuser, sans aucun risque, toute offre
d’emploi ou de formation.
Sauf que… tout ça est totalement faux
Les sanctions existent bel et bien. Elles sont même nombreuses
et sévères, allant de la suspension ou diminution des allocations
à l’exclusion définitive.
Les motifs sont, eux aussi, nombreux et variés. On peut en effet
être sanctionné, entre autres, en cas de :
f Chômage volontaire : démission sans motif « valable »,
licenciement dont le salarié serait responsable…
f Évaluation négative des efforts de recherche d’emploi
(contrôlés tous les 3 à 12 mois).
f Refus d’un emploi.
f Refus ou abandon d’une formation professionnelle.
f Non-présentation auprès du service de l’emploi ou de la
formation (FOREM, Actiris, VDAB ou ADG).
f Infraction administrative : déclaration inexacte, tardive ou
incomplète, mauvais usage de documents administratifs,
etc.
Rien qu’en 2023, 43.000 sanctions et 16.000 avertissements
ont été prononcées, pour un total de 284.000 chômeuses et
chômeurs complets indemnisés. Soit plus d’une personne sur 5 !
On est donc bien loin des préjugés et mensonges qui courent
sur le « laxisme » dont on ferait preuve à l’égard des chômeuses
et chômeurs, qui seraient des rentiers à vie.
Être au chômage, ce n’est pas être en vacances. C’est vivre dans
la précarité financière mais aussi sociale et administrative !
12
68% des demandeurs et demandeuses d’emploi ont travaillé
depuis leur inscription au FOREM.
Données FOREM
13
Autre stéréotype sur les demandeuses et demandeurs d’emploi :
ils seraient incapables de se lever le matin, pas assez formés ou
motivés, trop « éloignés de l’emploi »… En résumé : des fainéants
qui n’ont pas envie de travailler2, qui passent leur journée en
training devant Netflix3, même pas capables de traverser la rue
pour trouver un emploi4.
Sauf que… tout ça est totalement faux
f Pour sortir des statistiques du chômage de longue durée, il
faut une période ininterrompue de travail de minimum 3 mois.
f Ces conditions sont de plus en plus difficiles à atteindre
avec la multiplication des contrats courts et d’intérim.
f 68% des personnes inscrites au FOREM depuis plus d’un an
ont travaillé depuis leur inscription. Beaucoup enchaînent
les boulots sous des contrats précaires trop courts qui ne
leur permettent pas de sortir de ce statut.
f Et les autres ? Rappelons que la recherche active d’emploi
est une obligation légale : en cas d’évaluation négative, la
sanction tombe. Ces personnes recherchent donc bien du
boulot mais… n’en trouvent tout simplement pas !
Il est tellement facile de taper sur les « assistés sociaux », les
plus faibles. Mais, bizarrement, on entend beaucoup moins
souvent parler du coût de l’assistanat des entreprises privées.
Chaque année, ce sont en effet 11 milliards d’euros qui sont octroyés
aux entreprises via des réductions de cotisations ONSS (sécurité
sociale), sans aucune contrepartie ni véritable contrôle ! Soit près de
3 fois le « coût » des allocations de chômage (4 milliards en 2023).
Vous avez dit « deux poids deux mesures » ?
2 Georges-Louis Bouchez, président du MR.
3 Pierre-Frédéric Nyst, président de l’UCM.
4 Emmanuel Macron, président français.
14
La plupart des montants des allocations de chômage restent
inférieurs aux différents seuils de pauvreté.
Rapport annuel 2023 de l’ONEM
15
Au chômage, ce serait la belle vie : aucune obligation, aucun
contrôle mais aussi des allocations beaucoup trop élevées qui
n’inciteraient pas à aller bosser.
Sauf que… tout ça est totalement faux
Le chômage est-il vraiment une rente bien confortable ?
La réponse tient en une seule phrase, extraite du dernier rapport de
l’ONEM : « La plupart des montants des allocations de chômage
restent inférieurs aux différents seuils de pauvreté ».
Même si cette phrase résume bien la situation de l’immense
majorité des chômeurs et chômeuses, quelques explications
s’imposent :
f L’allocation est un pourcentage de l’ancien salaire, qui
varie en fonction de la durée de chômage et de la situation
familiale.
f Certaines personnes peuvent, en fonction de leur ancien
salaire et au tout début de leur période de chômage, avoir
une allocation supérieure au seuil de pauvreté.
f Mais ça ne dure pas : avec la dégressivité (les allocations
baissent au fil du temps), tout le monde se retrouve très vite
sous le seuil de pauvreté.
La droite et le patronat l’ont bien compris : pour faire oublier
le faible niveau des salaires et alimenter la stigmatisation des
chômeurs et chômeuses, rien de mieux que d’alimenter les
fantasmes sur un système qui serait « bien trop généreux » avec
les « inactifs ».
16
FEB
@Fédération des entreprises de Belgique
Notre système d’allocations de chômage est très généreux.
La durée illimitée des allocations est frappante et quasi
unique en Europe.
Bernard Wientjes
@Président de l’organisation patronale hollandaise
VNO-NCW
Nous sommes le seul pays en Europe qui donne encore une
allocation de chômage durant 38 mois.
Willy Borsu
@MR, ministre wallon de l’économie
La Belgique est le seul pays où les allocations sont illimitées.
Fraser Nelson
@Chroniqueur BBC
Nos allocations sont parmi les plus généreuses d’Europe.
La preuve, cet argument est repris depuis des années un peu
partout en Europe. Dans chaque pays, la droite et le patronat (ainsi
que certains responsables se prétendant de gauche) affirment
que le système le plus (et trop) généreux est… celui de leur pays !
17
OCDE
@Rapport de l’OCDE sur le Luxembourg
Les allocations chômage généreuses pourraient être progressivement
supprimées pendant la période de chômage, à
l’instar de ce que font nombre d’autres pays de l’OCDE.
François Hollande
@Ancien président de la République française
La France est le pays d’Europe où l’on indemnise le plus
longtemps les chômeurs.
Bruno Le Maire
@Ministre français de l’économie
La France a l’indemnisation chômage la plus généreuse au monde.
Vous avez dit 65% du salaire ?
La législation actuelle prévoit un taux de remplacement de
65% du dernier salaire (brut), en début de chômage.
Sauf que, ça, c’est la théorie !
En effet, le salaire pris en compte est plafonné à 3.365 €
brut. Un plafond qui est dépassé par 70% des salariées
et salariés en Belgique, qui n’auront donc pas droit à ce
pourcentage annoncé s’ils perdent leur emploi.
De plus, le taux de remplacement et le plafond salarial
baissent très rapidement, dès 3 mois de chômage.
18
Les allocations de chômage représentent moins de 3% de la sécurité
sociale, cela n’offre plus de marge budgétaire fondamentale.
Service d’études ONEM
19
« Marre de payer pour les chômeurs ! » Voilà une autre des
phrases que l’on entend souvent : certaines personnes s’imaginent
que la différence entre leur salaire brut et le net part directement
dans la poche de tous ces assistés payés à ne rien faire.
Sauf que… tout ça est totalement faux
Les cotisations sociales versées par les travailleurs et travailleuses
représentent 13,07% de leur salaire brut. Le reste de la différence
entre le brut et le net est principalement prélevé sous forme de
précompte professionnel et sert à alimenter les services publics
(transports, hôpitaux, écoles, etc.).
Mais revenons-en aux cotisations sociales. Celles-ci alimentent la
Sécurité sociale, qui nous accompagne et nous protège au jour le
jour, tout au long de notre vie : soins de santé, maladie, invalidité,
pension, chômage, maladie professionnelle…
En 2022, les dépenses globales de Sécurité sociale ont
représenté un montant de près de 132 milliards. Le chômage
complet a représenté 4 milliards d’euros, soit moins de 3% de
l’ensemble. Quant au chômage dit « de longue durée » (plus de
2 ans), le montant des dépenses a été de 2 milliards, soit 1,5% du
total du budget de la Sécurité sociale !
En résumé et en réalité, les cotisations des travailleurs et
travailleuses ne financent le chômage complet qu’à hauteur de
3% de 13,07%, soit 0,4% de leur salaire brut !
20
Dépenses
Sécurité Sociale
2023
49%
26%
10%
8% 3%
2% 2%
21
49% Pensions
26% Soins de santé
10% Indemnités Maladie-Invalidité
8% Autres dépenses
3% Chômage complet
2% Autres ONEM (RCC, crédits temps,
chômage temporaire, etc.)
2% Frais de gestion
22
Le durcissement de l’assurance chômage n’a aucun effet très
clair sur la désincitation au travail.
Esther Duflo, Prix Nobel d’économie
23
Tous les stéréotypes et mensonges « anti-chômeurs » véhiculés
par la droite ont servi de prétexte à la mise en place de politiques
toujours plus répressives. Au nom de la « remise à l’emploi »,
on a diminué le montant des allocations, limité les allocations
d’insertion dans le temps, restreint les conditions d’accès aux
RCC (ex-prépensions), supprimé les compléments sociaux, etc.
Pour quel résultat ? Nul. Zéro. Rien.
De nombreuses études indépendantes5 se sont penchées sur les
effets de ces mesures et leurs conclusions vont toutes dans le
même sens : il n’y a aucun effet positif en termes de réinsertion
dans l’emploi. Au contraire : l’exclusion et la précarisation
éloignent de l’emploi.
Quelques exemples :
f En 2012, on a accru la dégressivité des allocations de
chômage : elles se sont mises à baisser plus vite et de
manière plus importante qu’auparavant. Résultat ? Aucun
effet sur la reprise d’emploi. Au contraire, les personnes qui
la subissent ont statistiquement moins de probabilités de
retrouver du travail que celles qui ne la subissent pas.
f Depuis 2015, on a exclu plus de 50.000 personnes du
bénéfice des allocations d’insertion. On nous avait juré que,
pressées par la nécessité et l’urgence, elles retrouveraient
un emploi. Résultat ? Un taux d’insertion dans l’emploi
ridiculement bas ! Par exemple, sur 20.000 personnes
exclues en Wallonie en 2015, trois-quarts d’entre elles n’ont
pas retrouvé d’emploi.
5 Réalisées par l’UCL, ONEM, l’IRES, l’ULB, le FOREM…
24
Au final, 53% des personnes exclues sont sorties des radars :
ni en demande d’emploi, ni à l’emploi ni en formation. Parmi
ces personnes, 42% dépendent de la solidarité familiale, 39%
d’allocations, 17% se considèrent sans ressource financière, 19%
éprouvent des difficultés à se soigner et 14% à se nourrir.
Les études montrent aussi que les mesures d’exclusion touchent
davantage et plus durement les personnes le plus fragiles et les
régions les plus touchées par la pauvreté.
Reprenons l’exemple de la limitation dans le temps des allocations
d’insertion :
f 2 tiers des exclus étaient des excluEs, dont la moitié avec
charge de famille.
f 46% étaient faiblement qualifiées.
f Bruxelles et la Wallonie totalisaient 82% des exclusions.
Décidemment, la précarisation n’a pas le meilleur des bilans en
termes de remise à l’emploi. D’un autre côté, la réinsertion par
l’exclusion, on se doutait bien que ça n’allait pas marcher des
masses…
25
20 ans de démolition de l’assurance en quelques courbes
Chômeurs complets indemnisés
500.000
450.000
400.000
350.000
300.000
250.000
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022
2023
457.785
284.786
-38%
Le chômage indemnisé a fortement baissé ces 10 dernières
années. Mais cette baisse est principalement due aux multiples
restrictions d’accès et limitations instaurées sur cette période.
Car, si la demande globale d’emploi baisse légèrement, seul le
chômage indemnisé baisse aussi drastiquement. En Wallonie,
les demandeurs et demandeuses d’emploi étaient 78% à
percevoir une allocation de l’ONEM en 2014. Ils ne sont plus que
49% aujourd’hui. À Bruxelles, la proportion est passée de 71% en
2014 à 57% dix ans plus tard.
26
Allocataires d’insertion
120.000
100.000
80.000
60.000
40.000
20.000
0
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022
2023
100.307
21.529
-79%
Les allocations d’insertion ont subi de nombreuses réformes
ces dernières années : limitation dans le temps, restrictions
d’accès (conditions d’âge et de diplôme), allongement du stage
et conditionnement à la réussite de deux évaluations des efforts
de recherche d’emploi… En 10 ans, le nombre d’allocataires
d’insertion a littéralement fondu, chutant de 79%.
27
RCC (ex-prépensions)
120.000
100.000
80.000
60.000
40.000
20.000
0
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022
2023
111.347
15.549
-86%
Suite à de multiples réformes, l’accès au « régime de chômage
avec complément d’entreprise » est devenu tellement difficile
que le nombre de bénéficiaires baisse inexorablement d’année
en année : – 86% en une décénnie. Il s’agit d’un statut en voie
d’extinction.
28
Bénéficiaires du RIS (CPAS)
170.000
160.000
150.000
140.000
130.000
120.000
110.000
100.000
90.000
80.000
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022
2023
99.114
158.524
+60%
Les exclusions et sanctions prises contre les sans emploi
ont mis les CPAS sous pression. L’augmentation touche plus
particulièrement Bruxelles et la Wallonie, où la situation socioéconomique
est plus difficile. La limitation des allocations de
chômage dans le temps aggraverait la situation puisque près de
100.000 isolés et chefs de ménage se retrouveraient sans revenus
et n’auraient pas d’autre choix que de se tourner vers le CPAS.
29
Personnes en invalidité
(incapacité de travail de + d’1 an)
2010
2011
2012
2013
2014
2015
2016
2017
2018
2019
2020
2021
2022
257.935
471.927
+83%
Les restrictions d’accès aux RCC et à la pension (anticipée ou
non) ont entraîné une explosion des maladies de longue durée,
principalement celles de nature psychologique (37% du total)
ou musculosquelettique (32%), des affections souvent liées aux
conditions de travail. La hausse est encore plus marquée chez les
femmes dont le nombre a plus que doublé, passant de 135.213
invalides en 2010 à 284.732 en 2022.
500.000
450.000
400.000
350.000
300.000
250.000
200.000
30
31
Défendre le chômage, c’est défendre l’emploi.
Provocateur ?
Contradictoire ?
En réalité, pas tant que ça.
Il ne s’agit évidemment pas de défendre le chômage en tant que
phénomène économique qui appauvrit et, le plus souvent, exclut.
Mais bien de défendre l’assurance chômage, en tant que droit
des travailleurs et travailleuses.
Une assurance chômage qui soit garantie, dont les conditions
d’admissibilité soient assouplies et les allocations revalorisées.
Pour que l’assurance chômage puisse à nouveau remplir son
double rôle de protection. Une protection individuelle, tout
d’abord, qui permet à chaque travailleur et travailleuse de ne pas
sombrer dans la pauvreté s’il perd son emploi ou a du mal à en
trouver.
Mais aussi une protection collective du monde du travail,
contre la flexibilisation de l’emploi, la baisse des salaires et la
précarisation des conditions de travail.
Peut-on réellement croire que c’est en envoyant tous les sans
emploi au CPAS ou à la rue que l’on va faire augmenter les
salaires ? On l’a vu, la part de cotisations sociales versées pour
le payement des allocations de chômage complet est dérisoire.
Même la suppression totale de l’assurance chômage ne ferait
gagner que quelques euros sur le salaire net.
En revanche, l’absence de protection sociale en cas de perte
d’emploi nous mènerait tout droit à une situation où le monde
du travail n’aurait plus aucune force de négociation pour mieux
répartir les richesses créées, augmenter les salaires, améliorer les
conditions de travail…
32
« Si vous n’êtes pas d’accord, la porte est là… Et bonne chance,
dehors ! Y en a des milliers qui sont prêts à prendre votre place »,
voilà ce que pourront répondre les employeurs face à toute
demande des travailleurs et travailleuses.
Sans parler des conséquences sociales et sociétales de tels choix
de société : explosion de la pauvreté et de l’exclusion, aggravation
des inégalités sociales, délinquance et économies parallèles…
Certaines personnes rétorqueront que c’est de la politique-fiction,
du catastrophisme… Pourtant, il n’y a qu’à regarder l’évolution du
nombre de bénéficiaires d’allocations d’insertion et de RCC pour
se convaincre du contraire.
Après 10 ans d’attaques contre ces statuts, les statistiques
ont dégringolé : – 80% ! Si les personnes en prépension et les
allocataires d’insertion étaient en moyenne 100.000 en 2014, ils
ne sont plus qu’environ 20.000 aujourd’hui. Et la baisse continue.
De véritables statuts en voie de disparition. En parallèle, on a
assisté à une banalisation et une généralisation de l’emploi
précaire, particulièrement chez les jeunes, qui ont été en première
ligne des mesures de démantèlement de l’assurance chômage.
Limiter le chômage dans le temps aura le même effet, sur
l’ensemble du monde du travail : il s’agit ni plus ni moins que de la
fin programmée de l’assurance chômage. Et, avec elle, du retour
au 19e siècle, où la protection sociale était inexistante et l’arbitraire
patronal régnait en maître.
Défendre l’assurance chômage, c’est défendre l’emploi de
qualité. Cette évidence, trop souvent ignorée, doit être rappelée,
martelée. Surtout à l’heure actuelle où certains responsables
politiques veulent clairement en finir avec notre modèle social.
33
L’ensemble des données, chiffres et statistiques de cette brochure proviennent
d’institutions officielles (ONEM, FOREM, Actiris, SPP Intégration sociale…)
ou d’études spécialisées. Afin d’alléger la lecture, les sources ne sont pas
mentionnées à chaque fois.
Sources : onem.be | forem.be | actiris.be | mi-is.be (SPP Intégration sociale).
Plusieurs études ont été consacrées aux effets des mesures de démantèlement
de l’assurance chômage. Les liens menant à celles-ci sont disponibles sur le site
du CEPAG (cepag.be).
Éditrice responsable :
Vanessa Amboldi
CEPAG
Rue de Namur 47
5000 Namur
© Juin 2024
Avec le soutien de
cepag.be
cepagasbl
cepagmouvement
CEPAGTV
BAROMÈTRE
SOCIO-ÉCONOMIQUE
2024
Table des matières
INTRODUCTION 5
1 POUVOIR D’ACHAT DES MÉNAGES VERSUS PROFITS DES ENTREPRISES 6
L’inflation se stabilise : pas de spirale salaires-prix 7
Un pouvoir d’achat stable soutient l’économie belge 8
Problème structurel dans les salaires belges 10
Où va l’argent ? 11
Les coûts salariaux ne sont pas trop élevés 14
Une nouvelle inégalité sur le marché du travail : les rémunérations alternatives 17
Les salaires minimums méritent mieux 20
L’écart salarial entre les hommes et les femmes se réduit trop lentement 22
Revendications 26
2 TRAVAIL 27
Un taux d’emploi historiquement élevé 28
La qualité de l’emploi : faire un lien entre emploi et bien-être 31
Travailleurs étrangers : l’enjeu d’une meilleure intégration sur le marché du travail 34
L’enjeu de la formation professionnelle 36
Automatisation et intelligence artificielle (I.A.) : opportunités ou dangers pour le marché du travail ? 38
La pénurie sur le marché du travail : des nuances indispensables 40
Leviers financiers pour accepter un job 42
Les demandeurs d’emploi plus exposés au risque de pauvreté 46
La durée du temps de travail…une question sociétale 47
La course à la flexibilité des travailleurs 51
Les horaires atypiques 53
Le temps partiel, davantage subi que choisi 54
Les formes de travail atypiques augmentent le risque de pauvreté chez les travailleurs 57
Combinaison vie privée – vie professionnelle 58
Comment la détériotation du bien-être au travail affecte la santé des travailleurs 60
Les employeurs licencient plus souvent qu’ils ne réintègrent leurs malades de longue durée 62
Le télétravail structurel et ses impacts 64
Revendications 66
3 SÉCURITÉ SOCIALE 67
Le financement de la sécurité sociale présente des fuites 68
L’efficacité de la sécurité sociale peut être améliorée 72
Les adaptations des allocations sociales sont essentielles pour garantir l’efficacité des prestations 74
L’assurance chômage, de moins en moins une assurance 75
Revendications 76
4 FINANCES PUBLIQUES 77
Le cadre budgétaire européen néglige des investissements essentiels 78
Assurer une fiscalité équitable 81
Revendications 85
5 TRANSITION ÉCOLOGIQUE ET POLITIQUE INDUSTRIELLE 86
La Belgique n’atteindra pas ses objectifs climatiques 87
Politique industrielle et transition écologique : un duo possible ? 89
Les investissements stratégiques en Belgique 93
L’économie circulaire, une économie tournée vers l’avenir 94
Transition juste et inégalités 97
Revendications 98
6 DIALOGUE SOCIAL ET LIBERTÉ SYNDICALE 99
La démocratie économique passe par le dialogue social dans les conseils d’entreprises 100
La durabilité des entreprises, encore un long chemin à parcourir 101
Libertés syndicales 102
Revendications 103
Genre
Toute référence à des personnes ou à des fonctions (par exemple, travailleur) s’appliquent à toutes et tous sans distinction de genre (f/m/x). Les données de cette brochure s’arrêtent aux données disponibles en novembre 2024.
INTRODUCTION
Le Baromètre socio-économique de la FGTB 2024 arrive à un moment où un changement politique majeur se profile à l’horizon. Les partis politiques autour de la table des négociations qui formeront le nouveau gouvernement fédéral ont des choix clairs à faire.
N Le financement de la sécurité sociale est sous pression : mettra-t-on fin aux régimes d’exonération sur toute une série de statuts et de « cadeaux » aux employeurs ?
N Les salaires ne suivent pas la productivité, ce qui a fait exploser les marges bénéficiaires ces dernières années : la loi sur les salaires sera-t-elle réformée pour que les interlocuteurs sociaux puissent négocier les salaires sans restrictions artificielles et injustes et répartir les richesses plus équitablement ?
N De plus en plus de travailleurs quittent les entreprises épuisés et stressés : oserons-nous enfin prendre des mesures structurelles pour améliorer la qualité des emplois et donner aux gens plus de temps et d’espace pour respirer ?
N Notre système fiscal est injuste. Les épaules les plus larges ne contribuent pas suffisamment. Met-on en place un système fiscal où tous les revenus sont taxés équitablement — progressivement, en mettant l’accent sur les grandes fortunes ?
N La Belgique et l’Europe sont confrontées à un énorme défi écologique, technologique et démographique. Pour rendre la transition possible dans ces trois domaines, des investissements massifs devront être réalisés : un prochain gouvernement osera-t-il prévoir un espace budgétaire suffisant pour cela et remettre en question le cadre budgétaire européen drastique ?
Ce ne sont là que quelques-uns des dilemmes sur lesquels un nouveau gouvernement fédéral devra trancher. Les choix socio- économiques doivent tenir compte des intérêts légitimes des travailleurs et doivent donc également être le résultat d’une concertation sociale pleine et entière. Ce baromètre fournit du matériel pour indiquer les bons choix : des choix pour l’humain, la justice et la solidarité.
1
POUVOIR D’ACHAT DES MÉNAGES VERSUS PROFITS DES ENTREPRISES
Lors de la crise énergétique qui nous a frappé ces dernières années, le pouvoir d’achat des ménages a été bien protégé par l’indexation automatique des salaires et des allocations sociales. Il reste néanmoins un problème structurel dans la formation des salaires. Les Belges, en effet, sont de plus en plus productifs, mais leur rémunération n’augmente pas en conséquence. Selon la Banque nationale, ce phénomène est la principale raison de la forte augmentation des marges bénéficiaires des entreprises ces dernières années. Cela prouve que la formation des salaires a besoin d’une réforme en profondeur.
On observe également une augmentation des inégalités dans la pyramide des salaires : les hauts salaires, en effet, négocient plus facilement des rémunérations alternatives (avantages tels que voiture de société, options sur actions…). En cela, l’inégalité en termes d’options sur actions est aberrante. En revanche, les salaires les plus bas continuent d’être à la traîne : l’augmentation du salaire minimum belge est très inférieure à celle des autres pays industrialisés. Un rattrapage s’impose.
L’INFLATION SE STABILISE : PAS DE SPIRALE SALAIRES-PRIX
L’inflation — le rythme d’évolution du niveau des prix — dans la zone euro a atteint des sommets historiques à partir du second semestre 2021. En effet, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué un choc sur les marchés de l’énergie. Les prix de l’énergie ont fait grimper le niveau général des prix. En 2023 toutefois, l’évolution des prix de l’énergie a baissé très fortement dans l’indice des prix à la consommation belge. Jusqu’en mars 2024, l’inflation belge était constamment inférieure à celle du reste de la zone euro. On constate qu’il n’y a donc pas eu de spirale salaires-prix — le phénomène par lequel des salaires plus élevés entraînent des prix plus élevés —, ce contre quoi les économistes libéraux et les employeurs avaient pourtant mis en garde pendant des mois. L’inflation belge est actuellement légèrement plus élevée en raison de l’extinction des mesures de soutien qui étaient censées maintenir les factures d’énergie à un niveau supportable. Il s’agit d’un phénomène temporaire.
20%
15%
10%
5%
0%
-5%
L’inflation se stabilise
Pas de spirale prix-salaires
Source : Eurostat, IPCH – données mensuelles (taux de change annuel)
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
— Zone euro
UN POUVOIR D’ACHAT STABLE SOUTIENT L’ÉCONOMIE BELGE
L’explosion soudaine des prix de l’énergie fin 2021 a provoqué un choc sur le pouvoir d’achat des ménages. La hausse des prix a menacé d’éroder les salaires des travailleurs et travailleuses. Ce fut le cas dans de nombreux pays européens. En Belgique, l’indexation automatique a toutefois permis de limiter la perte. Bien que les salaires réels (c’est-à-dire après déduction de l’inflation) aient diminué en 2022, l’indexation a assuré un solide rattrapage en 2023.
Évolution des salaires réels : le pouvoir d’achat belge mieux protégé
Sur base annuelle
Source : Ameco (Commission européenne), compensation nominale par travailleur IPCH, calculs propres
6%
4%
2%
0%
-2%
-4%
-6%
-8%
-10%
2023
2022
2021
Croissance économique
(Q1 2018 = 100)
Source : Eurostat, namq_10_gdp
113
La stabilité du pouvoir d’achat des ménages belges a permis à notre pays de sortir plus rapidement de la contraction économique provoquée par le COVID-19. Notre situation économique est actuellement bien meilleure que celle de la plupart des autres pays de l’Union européenne.
108
103
98
93
88
83
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
— UE-27 pays (depuis 2020)
— Zone euro-20 pays (depuis 2023)
PROBLÈME STRUCTUREL DANS LES SALAIRES BELGES
Pourtant, tout n’est pas rose. Il existe un problème structurel dans la formation des salaires. Comme l’indique la Banque nationale dans sa publication de novembre 2023, « les coûts salariaux ont augmenté beaucoup moins que la productivité du travail (ce qui coïncide avec une diminution de la part des salaires dans le revenu national). Cela est dû aux diverses mesures politiques visant à améliorer la compétitivité des coûts des entreprises belges, tant par le biais des normes salariales (qui limitent la croissance des salaires réels) que par des mesures ad hoc dans la période post-2014, telles que la suspension temporaire des mécanismes d’indexation et les réductions des cotisations de sécurité sociale payées par l’employeur. »
En d’autres termes, les travailleurs et travailleuses belges rapportent de plus en plus à leur employeur, mais ne sont pas rémunérés équitablement pour leurs efforts. La productivité augmente d’année en année, mais la rémunération ne progresse pas de la même manière. L’une des raisons principales est évidemment la loi sur la norme salariale (loi de 1996). Elle limite l’augmentation des salaires en Belgique de manière anormale. Il faut absolument la réformer.
* La rémunération réelle mesure le pouvoir d’achat en tenant compte de la hausse des prix (inflation).
Les salaires ne suivent plus
la productivité depuis longtemps
(1995 = 100)
Source : OECD Compendium of Productivity Indicators
— Productivité
— Rémunération réelle
140
130
120
110
100
OÙ VA L’ARGENT ?
Lorsque les salaires n’évoluent pas au même rythme que la productivité, cela signifie que la part des salaires dans l’économie diminue. En d’autres termes, la part du gâteau revenant aux travailleurs est de plus en plus mince. Le mouvement inverse est également vrai : la part des profits est en hausse depuis plus de deux décennies.
La part des salaires se réduit
Source : BNB, Principaux indicateurs des comptes de secteurs trimestriels
— Part des salaires en pourcentage
de la valeur ajoutée
— Part du capital en pourcentage
de la valeur ajoutée
70%
65%
60%
55%
50%
45%
40%
35%
30%
L’analyse qui précède est plutôt de nature macroéconomique. Si l’on examine les chiffres des bénéfices des entreprises elles-mêmes, on constate que les marges bénéficiaires ont systématiquement augmenté au cours des deux dernières décennies. Alors qu’au début de ce millénaire, les marges bénéficiaires se situaient autour de 35%, elles dépassent aujourd’hui systématiquement les 40%. La crise de l’énergie et les hausses de salaires n’ont donc en rien affecté ces marges bénéficiaires, malgré les déclarations catastrophistes des organisations patronales. Il y a donc une grande marge de manœuvre pour rémunérer les travailleurs en fonction de leur productivité accrue.
Marges bénéficiaires* des entreprises en Belgique à la hausse
* Comme indicateur de la marge bénéficiaire, l’excédent brut d’exploitation est comparé à la valeur ajoutée de l’entreprise (en %). Brut signifie : sans tenir compte des amortissements.
Source : BNB
46%
44%
42%
40%
38%
36%
34%
De plus, les entreprises belges n’ont pas à se plaindre sur le plan international, leurs marges bénéficiaires ayant tellement augmenté depuis le début des années 2000, qu’elles surpassent les pays voisins. Seules les marges bénéficiaires des entreprises néerlandaises se trouvent, depuis peu de temps, sur le même niveau élevé que les marges bénéficiaires belges.
Marges bénéficiaires Comparaisons avec les pays voisins
Source : Eurostat, Gross profit share of non-financial corporations
45%
40%
35%
30%
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
LES COÛTS SALARIAUX NE SONT PAS TROP ÉLEVÉS
Malgré ces bénéfices élevés, les employeurs continuent de se plaindre du coût du travail en Belgique. De nombreux arguments suggèrent pourtant que les coûts salariaux belges ne sont en réalité pas problématiques pour la position concurrentielle de notre pays.
Tout d’abord, la part des coûts salariaux dans les prix de production est très limitée : dans l’industrie, elle n’est que de 11% et suit une tendance à la baisse. Par rapport aux pays voisins, le coût salarial joue un rôle plus limité dans la fixation des prix.
Part des coûts salariaux dans les prix de production
Industrie
Source : Eurostat, comptes nationaux agrégés par industrie, d’après le Think Tank Minerva
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
— Zone euro – 20 pays (depuis 2023)
25%
20%
15%
10%
Si l’on tient compte de la productivité et que l’on considère ce que l’on appelle le « coût salarial par unité produite » (coût salarial par valeur ajoutée produite), les coûts salariaux belges sont, selon les dernières données disponibles, inférieurs à ceux des trois pays voisins.
Coût salarial par unité produite à la baisse
En euros
Source : BNB, BNB Economic Review 2023 No 8
0,67
0,65
0,63
0,61
0,59
0,57
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
Un autre élément qui place les coûts salariaux dits « excessifs » dans une perspective différente est celui des subventions salariales. Celles-ci ont augmenté massivement ces dernières années. Et elles sont nombreuses en Belgique : pour le travail de nuit, les heures supplémentaires, le travail posté, la RED… En 2022, ces subventions salariales s’élevaient à plus de 9 milliards d’euros. Ces subsides constituent l’aide économique la plus importante en Belgique. Dans les pays voisins, ils n’existent pratiquement pas, comme l’indique le graphique suivant. Lorsque l’on calcule la différence de coûts salariaux (le « handicap salarial ») entre la Belgique et les pays voisins, les subventions salariales ne sont pas incluses. Le handicap salarial est donc largement surestimé.
Les subsides salariaux restent élevés
En % masse salariale totale
Source : Conseil Central de l’Économie, rapport 2023 sur le handicap salarial
6% — Belgique
— Allemagne
5%
— France
4% — Pays-Bas
3%
2%
1%
0%
UNE NOUVELLE INÉGALITÉ SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL : LES RÉMUNÉRATIONS ALTERNATIVES
Les rémunérations alternatives sont des avantages que les salariés reçoivent en plus de leur salaire normal. Dans les années 1990, les entreprises ont commencé à négocier de plus en plus d’avantages sociaux, tels que des chèques-repas et des voitures de société. Cette évolution a été encouragée par des allégements fiscaux et parafiscaux, qui ont rendu ces formes de rémunération plus attrayantes tant pour les employeurs que pour les salariés. Au cours des dernières décennies, on a assisté à une prolifération d’offres de rémunération alternatives telles que les warrants, les bonus et les plans cafétéria.
Ces formes alternatives de rémunération posent deux problèmes. Tout d’abord, d’un point de vue fiscal et parafiscal, elles ne sont pas traitées de la même manière que le salaire brut. Elles ne permettent donc pas de se constituer des droits sociaux, comme la pension. Plus le glissement du salaire brut à des formes alternatives de rémunération se poursuit, plus le financement de la sécurité sociale et des services publiques est difficile, et plus les droits sociaux accumulés sont limités.
Deuxièmement, les formes alternatives de rémunération sont inégalement réparties. Ce sont les classes salariales les plus élevées qui sont en sont majoritairement bénéficiaires. Il s’agit donc d’une inégalité supplémentaire dans la distribution des salaires. Les voitures de société, les primes de résultat et les primes collectives (convention collective 90) sont principalement réservées aux revenus les plus élevés. En outre, une différence importante entre les sexes peut être observée : la rémunération alternative est accordée relativement plus aux hommes qu’aux femmes.
Les revenus les plus élevés obtiennent plus facilement des rémunérations alternatives*
Montant moyen pour l’ensemble des salariés sur base annuelle
Source : ONSS, en collaboration avec SD Worx
* Il convient de noter que l’analyse ci-dessus n’inclut pas les formes alternatives de rémunération suivantes en raison de différences méthodologiques : options d’achat d’actions, deuxième pilier de pension et budget de mobilité.
5.000 €
4.500 €
4.000 €
3.500 €
3.000 €
2.500 €
2.000 €
1.500 €
1.000 €
500 €
0 €
Chèques sports et autres Téléphone et internet Allocations familiales Prime de bénéfice Chèques-repas
CCT90
Éco-chèques Transport public Indemnité vélo Voiture propre Voiture de société
Outre les autres formes de rémunération mentionnées ci-dessus, l’inégalité la plus prononcée concerne les options sur actions/stock-options (une option d’achat d’actions ou un bon de souscription d’actions donne à son détenteur le droit d’acheter des actions au cours d’une période prédéterminée, à un prix déterminé à l’avance).
Ce sont les plus hauts revenus qui reçoivent le plus d’options. Parce qu’elles sont souvent accordées individuellement, les options sur actions passent souvent entre les mailles de la loi de 1996. Autrement dit, les PDG qui applaudissent le carcan strict de la loi de 1996 s’accordent un avantage substantiel sous la forme d’options sur actions par des moyens détournés.
Au cours de l’exercice 2022, 151.212 salariés se sont vu attribuer des options d’achat d’actions pour une valeur d’environ 1,7 milliard d’euros.
Montant moyen des options sur actions par tranche salariale
Sur base annuelle
Source : ONSS, en collaboration avec SD Workx
140.000 €
120.000 €
100.000 €
80.000 €
60.000 €
40.000 €
20.000 €
0 €
Tranches de revenus sur base annuelle
LES SALAIRES MINIMUMS MÉRITENT MIEUX
Fin 2022, l’Union européenne a adopté la directive sur le salaire minimum adéquat. Cette directive a pour ambition d’augmenter les salaires minimums dans les pays où il existe un salaire minimum légal. La directive cite deux références comme critères possibles, à savoir une comparaison avec le salaire médian (au moins 60% de celui-ci) et le salaire moyen (au moins 50% de celui-ci).
En Belgique, au cours des dernières décennies, le rapport entre le salaire minimum et le salaire médian (le salaire situé au milieu de la distribution des salaires, la moitié gagnant plus, l’autre moitié gagnant moins) a diminué. Cela signifie que l’augmentation du salaire minimum est restée à la traîne par rapport aux autres salaires. La Belgique allait ainsi à l’encontre d’une tendance internationale : dans les autres pays industrialisés, le salaire minimum se rapproche du salaire médian.
Heureusement, cette situation a changé. Grâce notamment à la campagne FGTB #fightfor14, les salaires minimums belges ont augmenté plus rapidement que les autres salaires au cours des trois dernières années. Le rattrapage est enfin en cours.
Rapport entre le salaire minimum et le salaire médian
Source : OCDE, Salaire minimum par rapport au salaire médian des travailleurs à temps plein
— Moyenne pays OCDE
— Belgique
55%
50%
45%
40%
Rapport entre le salaire minimum vis-à-vis du salaire médian
et du salaire moyen
(2023)
Source : OCDE, Salaire minimum par rapport au salaire médian des travailleurs à temps plein
% salaire moyen
% salaire médian
Mais ce rattrapage est insuffisant pour atteindre les seuils européens de 60% (rapport au salaire médian) et de 50% (rapport au salaire moyen). Seuls trois pays atteignent actuellement l’un ou l’autre de ces deux seuils : le Portugal, la Slovénie et la France. La Belgique est dans la deuxième moitié du peloton.
Portugal Slovénie France Luxembourg
Pologne Espagne Allemagne Slovaquie
Grèce Pays-Bas Belgique Irlande Hongrie Lituanie
Rép. tchèque
Estonie Lettonie
0% 10%
20%
30%
40%
50%
60%
70%
L’ÉCART SALARIAL
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES SE RÉDUIT TROP LENTEMENT
Entre 2021 et 2022, il y a une baisse de l’écart salarial entre les hommes et les femmes tous secteurs confondus de 1,1%. En effet, il était de 21% en 2021. L’écart se réduit, mais très lentement, notamment grâce à l’attention syndicale depuis 20 ans.
Évolution de l’écart salarial entre les hommes et les femmes
Source : Institut pour l’Egalité entre les Femmes et les Hommes
25%
20%
15%
10%
5%
— Écart salarial
AVEC correction pour la durée de travail
— Écart salatial
SANS correction pour la durée de travail
Salaires annuels bruts moyens, sans correction pour la durée du travail
(2022)
Source : Institut pour l’égalité entre les hommes et les femmes
40.000 €
30.000 €
20.000 €
10.000 €
0 €
32.086 € 40.073 €
Les causes de cet écart salarial sont diverses. Les filles suivent encore souvent des filières d’études qui mènent à des emplois et des secteurs moins rémunérateurs. De même, les femmes sont surreprésentées dans les professions et les secteurs qui ont des salaires bas. On trouve également plus de femmes dans des secteurs où seuls des contrats à temps partiel sont proposés. Les femmes sont plus souvent discriminées à différents stades de leur carrière, depuis le recrutement et la sélection jusqu’aux promotions. Ce plafond de verre les coince dans des postes inférieurs moins rémunérateurs. Une autre source d’accentuation de cet écart moyen se trouve dans la répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants et proches dépendants. Cette répartition inéquitable pèse bien souvent sur les femmes, qui se voient dans l’obligation de réduire leurs horaires de travail et donc de perdre en rémunération. L’écart salarial se creuse aussi si on tient compte des avantages extra-légaux qui sont plus souvent accordés aux hommes qu’aux femmes (voir point sur les rémunérations alternatives).
DES PROPOSITIONS QUI VONT NUIRE AU POUVOIR D’ACHAT
N « N’indexer les salaires nets que lorsque l’inflation est élevée » : en tant que travailleur, vous gagnez à court terme, mais vous perdez à long terme. Les droits sociaux sont calculés sur la base du salaire brut. Moins de salaire brut signifie moins de pension, moins d’indemnités de maladie et moins d’indemnités de chômage lorsque vous en avez besoin. De plus, c’est un cadeau pour les employeurs, car leurs cotisations sociales sont calculées sur la base des salaires bruts.
N « Pas d’indexation pour les salaires élevés lorsque l’inflation est forte » : cela semble juste, mais cela sape l’objectif de l’indexation automatique. Pour la redistribution, notre système fiscal progressif existe : plus votre indexation est élevée (en argent), plus votre contribution fiscale est élevée. En n’accordant pas l’indexation aux salaires élevés, on risque de remettre en cause le système d’indexation dans son ensemble : une partie importante des travailleurs ne le soutiendraient plus. La solidarité entre les travailleurs est ainsi brisée.
N « Un indice de durabilité » : retirer les combustibles fossiles de l’indice. L’indice est conçu de manière à ce que l’augmentation des dépenses moyennes des ménages soit compensée. Les combustibles fossiles représentent toujours une part importante des dépenses des ménages. Les retirer de l’indice signifie une forte baisse du pouvoir d’achat à l’avenir, car on s’attend à ce que les prix des combustibles fossiles augmentent fortement.
N « Une réforme de la TVA » : l’augmentation du taux réduit de TVA sur les produits de base de 6% à 9% entraînera une augmentation directe du prix du panier des ménages: entre 10 et 20 euros de plus par mois pour l’alimentation ; 15 euros de plus par mois pour le gaz et l’électricité ; une moyenne de 30 euros de plus par an pour les médicaments. Cela revient à une augmentation de la facture pour une famille moyenne de près de 400 euros par an.
Dépenses moyennes des ménages
Source : Enquête sur le budget des ménages et calculs propres
Dépenses moyennes pour la totalité des ménages (par an en euros)
Dépenses moyennes pour la totalité des ménages (par an en euros)
si modification du taux de TVA
REVENDICATIONS
N Les travailleurs doivent avoir le droit de négocier collectivement leurs salaires, en fonction des critères qui comptent : productivité, augmentation des marges bénéficiaires, inflation. La loi sur la fixation des salaires — la loi de 96 — ne le permet pas actuellement. Cette loi doit être réformée en profondeur : la norme salariale doit devenir indicative et la différence salariale avec les pays voisins doit être calculée correctement. C’est à dire en tenant compte des subventions et des réductions de cotisations qui allègent les
« coûts salariaux ».
N L’indexation automatique doit être garantie dans sa forme actuelle, c’est la meilleure protection contre la perte du pouvoir d’achat.
N Les formes alternatives de rémunération doivent être traitées, au niveau fiscal et parafiscal, de la même manière que la rémunération brute, pour ainsi contribuer au financement des services publics et de la sécurité sociale, et ainsi permettre au travailleur de se constituer des droits sociaux.
N Les salaires minimums sont à la traîne par rapport au salaire médian. Ils doivent se rapprocher de 60% de ce dernier, à court terme. Notre revendication est d’atteindre en 2030, 17 euros l’heure et 2.800 euros par mois.
N Combler l’écart salarial entre les hommes et les femmes passe par une plus grande attention à la dimension de genre dans l’éducation et une plus grande participation des femmes au marché du travail. De même, davantage de structures d’aide sociale et de soin vont permettre à plus de femmes d’accéder au marché du travail, dans des emplois à temps plein. Une réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et recrutement compensatoire pour tous les secteurs et toutes les catégories d’employés permettrait aussi de mieux distribuer le travail.
N Dans ce contexte, rappelons qu’il est nécessaire de transposer de manière maximaliste et le plus rapidement possible la directive européenne sur la transparence des rémunérations, qui s’attaquent à la discrimination en matière de rémunération et plus précisément à l’écart salarial entre les hommes et les femmes. Les États membres ont jusqu’en 2026 pour transposer la directive dans leur législation nationale.
2
TRAVAIL
Le taux d’emploi n’a jamais été aussi élevé, depuis plus de 20 ans. Néanmoins, le bien-être physique et mental des travailleurs et travailleuses se détériore. Le nombre de malades de longue durée explose. On n’a qu’une santé ! Et aujourd’hui trop de personnes la perdent en travaillant. La prévention de la santé et sécurité au travail doit devenir une priorité sociétale, et les employeurs doivent prendre leurs responsabilités.
La flexibilité accrue fragilise les travailleurs en créant des emplois précaires au détriment de contrats stables. La FGTB se bat pour l’amélioration des conditions de vie et de travail de l’ensemble des travailleuses et travailleurs.
UN TAUX D’EMPLOI HISTORIQUEMENT ÉLEVÉ
Le marché du travail en Belgique se porte plutôt bien. Le constat est posé par le dernier Rapport de Conseil supérieur de l’emploi qui souligne que « la résilience du marché du travail durant la crise sanitaire et le dynamisme de la reprise ont largement surpassé les attentes. Les créations nettes d’emplois ont atteint des niveaux que le pays n’avait jamais connu. Elles se sont élevées à environ 100.000 unités en 2021 et 2022. On est revenu en 2023 à des valeurs proches de la moyenne historique qui se chiffre à 43.000 unités. »
En effet, en 2023, le taux d’emploi général s’élève à 72,1%, avec des différences régionales. Néanmoins, il existe de grandes différences du taux d’emploi entre les hommes et les femmes, ainsi que selon le niveau d’instruction.
Évolution du taux d’emploi des 20-64 ans entre 2000 et 2023
Source : Statbel
80%
75%
70%
65%
60%
55%
— Hommes
— Femmes
50%
2000
2005
2010
2015
2020
2025
— Total
Bien que le taux d’emploi des femmes reste inférieur à celui des hommes, il a connu une croissance très Taux d’emploi
selon le niveau d’instruction
Source : Statbel
importante ces 20 dernières années, +12,3%, en 90%
3,5%
passant de 56% à 68,3%. Pendant cette même période, le taux d’emploi des hommes a progressé de 0,4%.
80%
3,26%
3,0%
Selon l’Enquête sur les forces de travail 2024, le taux 70% 2,95% 2,5%
d’emploi des personnes avec un niveau d’instruction 60% 85,6% 2,0%
faible s’élève à 47,2% contre 85,6% pour les personnes avec un niveau d’instruction élevé. Entre 2017 et 2024, tous les taux d’emploi ont augmenté mais à des rythmes 50%
40% 68,1%
47,2% 1,5%
1,0%
différents (+ 2,9%) pour les personnes avec un niveau 30% 0,5%
d’instruction faible, contre +3,3% pour celles avec un 20% 1,03%
0%
niveau d’instruction élevé. Cela démontre l’importance du niveau d’instruction et du diplôme sur le marché du travail en Belgique. 10%
0% 10%
0%
Niveau d’instruction faible
Niveau d’instruction moyen
Niveau d’instruction élevé
Taux d’emploi
Évolution 2017-2024
Concernant les personnes âgées de 55 à 64 ans, on remarque une augmentation forte du taux d’emploi. Pour la Belgique, ce taux était de 26,3% en 2000 et de 56,6% en 2022. Ceci s’explique notamment par la remontée progressive de l’âge légal de la pension à taux plein et l’accès plus compliqué aux prépensions. En outre, il y a aussi un effet de génération. Aujourd’hui, il y a plus d’hommes et femmes actifs dans cette tranche d’âge. Les travailleurs actuels restent aussi actifs plus longtemps sur le marché du travail pour des raisons sociologiques (études plus longues, constitution d’une famille plus tardive, enfants aux études, etc.).
Taux d’emploi des 55-64 ans en Belgique à la hausse
Source : Statbel
60%
55%
50%
45%
40%
35%
30%
25%
LA QUALITÉ DE L’EMPLOI :
FAIRE UN LIEN ENTRE EMPLOI ET BIEN-ÊTRE
La qualité de l’emploi, c’est quoi ? La définition comprend l’ensemble des caractéristiques de l’emploi qui ont une influence sur la santé et le bien-être. Une analyse de la qualité de l’emploi est nécessaire pour plusieurs raisons :
N Au plus la qualité des emplois est élevée dans un pays, au plus celui-ci peut alors attirer de travailleurs qualifiés. Ce qui entraîne une augmentation de la productivité et de la croissance économique.
N Des emplois de haute qualité permettent d’apporter une sécurité et une stabilité financières aux travailleurs et travailleuses, ainsi qu’à leurs familles, améliorant ainsi la qualité de vie globale.
N Des emplois de haute qualité peuvent accroître la satisfaction au travail et la motivation des travailleurs et travailleuses. C’est bon pour la productivité et le moral au travail.
Selon l’analyse du SPF emploi réalisée en 2023* (sur base de l’Eurofound de 2021), la situation s’est améliorée entre 2015 et 2021 au niveau des caractéristiques suivantes : les contrats à temps plein, les opportunités de carrière, la participation et la représentation des travailleurs. Les perspectives de carrière et la représentation des travailleurs se sont également améliorées.
* Sur base de l’Eurofound de 2021, l’enquête 2024 est en cours de réalisation.
Caractéristiques de l’emploi et du travail des salariés
en 2015 et 2021
Score entre 0 et 100
Note : une ligne verte indique une amélioration de la situation du travailleur entre 2015 et 2021, une ligne rouge une diminution, un point orange une stagnation. Les lignes jaunes représentent le lieu de travail. Un score de 100 indique « toujours », un score de 0 signifie « jamais ». À l’exception des caractéristiques indiquées par le symbole « * » pour lesquelles le chiffre représente le pourcentage de répondants concernés.
Source : SPF Emploi, basé sur EWCS 2015 et 2021, d’après les calculs de l’HIVA
Autonomie ordre des tâches Autonomie méthodes de travail Autonomie vitesse de travail Positions fatiguantes
Soulever des personnes Porter des charges lourdes Mouvements répétitifs Exposition produits chimiques Exposition matériaux infectieux
Travailler dans le bruit Travail dans locaux de l’employeur
Travail chez les clients Travail dans un véhicule Travail à domicile
Travail dans d’autres endroits
Contrat permanent* Travail à temps plein* Formation sur le tas*
Formation payée par l’employeur*
Travail de nuit Opportunités de carrière
Participation Représentation*
Intimidation et harcèlement moral* Attentions sexuelles non désirées* Menaces ou violences verbales*
Soutien des collègues Soutien du responsable hiérarchique
2015
2021
0 20 40 60 80 100
Par contre, en ce qui concerne la santé et le bien-être des travailleurs, la plupart des marqueurs se sont détériorés, ou sont restés au même niveau.
Bien-être psychologique et santé des salariés en 2015 et 2021
Score entre 0 et 100
Note : une ligne verte indique une amélioration de la situation du travailleur entre 2015 et 2021, une ligne rouge une diminution, un point orange une stagnation. Un score de 100 indique « toujours », un score de 0 signifie « jamais ». Pour les caractéristiques indiquées par le symbole « * », le chiffre représente le pourcentage de répondants concernés. Pour l’insécurité de l’emploi (°) l’échelle est 0 pour « pas du tout d’accord » et 100 pour « tout à fait d’accord ».
Source : SPF Emploi, EWCS 2015 et 2021, d’après les calculs de l’HIVA
Satisfaction au travail
Présentéisme*
Insécurité de l’emploi°
Epuisement physique Epuisement mental
Impact négatif du travail sur la santé* Se sentir bien et de bonne humeur Se sentir calme et tranquille
Se sentir plein d’énergie et vigoureux Se sentir frais et reposé au réveil
Vie quotidienne remplie de choses intéressante
TRAVAILLEURS ÉTRANGERS :
L’ENJEU D’UNE MEILLEURE INTÉGRATION SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL
En Belgique, le taux d’emploi officiel des personnes de nationalité étrangère est systématiquement inférieur à celui des travailleurs de nationalité belge. Mais cela ne reflète que partiellement la réalité sur le terrain. De nombreux travailleurs passent en effet sous les radars des statistiques officielles.
Pourtant, augmenter le taux d’emploi et les salaires des personnes nées à l’étranger serait une manière d’augmenter leur contribution positive aux finances publiques. Cela passe par une sortie du travail informel (travail au noir) et par des régularisations plus rapides pour les personnes sans droit de séjour.
Taux d’emploi selon la nationalité
Source : indicators.be
— Belges
— Citoyens UE27 hors Belges
— Citoyens non UE
80%
70%
60%
50%
40%
30%
Selon les chiffres de l’OCDE et l’OIT, les immigrés (selon l’OCDE, les « ressortissants de pays tiers ») ne bénéficient pas de plus d’allocations sociales que les personnes nées dans le pays. Au contraire, ils contribuent plus qu’ils ne « coûtent ».
En effet, selon la dernière étude de l’OCDE*, dans les 25 pays pour lesquels des données sont disponibles, en moyenne au cours de la période 2006-2018, la contribution des immigrés sous la forme d’impôts et de cotisations a été supérieure aux dépenses publiques consacrées à leur protection sociale, leur santé et leur éducation.
* Source : Perspectives des migrations internationales 2021.
La contribution fiscale des immigrés est supérieure aux dépenses consacrées à leur protection sociale, leur santé et leur éducation
Source : OCDE, 2021
Autres
Recettes
Autres (n.c. services publics généraux E défense)
Éducation
Dépenses
Contributions sociales des employeurs
Impôts
2.500
milliards
$ US*
Impôts E contributions sociales
Protection
2.000
milliards
$ US*
Santé
indirects (ex. TVA)
* Inclut 25 pays de l’OCDE, 2017
sociale (autres)
Vieillesse
La contribution budgétaire nette des immigrés reste positive dans tous les pays, à l’exception des pays baltes. Ceci implique que, dans presque tous les pays, les immigrés financent pleinement leur part des dépenses consacrées aux biens publics.
L’OIT ajoute en outre que les travailleurs migrants contribuent à la croissance et au développement de leur pays de destination, tandis que les pays d’origine bénéficient de leurs envois de fonds et des compétences acquises au cours de leur expérience migratoire.
L’ENJEU DE LA FORMATION PROFESSIONNELLE
Les leviers pour accéder à l’emploi sont nombreux. Parmi ceux-ci, vu le lien important entre le taux d’emploi et le niveau d’instruction dans notre pays, la formation professionnelle est capitale.
L’apprentissage tout au long de la vie était un élément principal de la stratégie de Lisbonne en 2000. Cette stratégie européenne avait pour objectif d’élever le niveau général de formation de la population et la structure des qualifications, en partant du constat que l’Union Européenne souffrait d’une insuffisance de main-d’œuvre qualifiée. Et ce, dans un contexte où la demande de travailleurs qualifiés augmentait fortement. Depuis cette date, peu de progrès ont été enregistrés en Belgique. En 2023, à peine 11% des travailleurs déclaraient avoir suivi une formation professionnelle
— formelle ou informelle — payée ou non par l’employeur au cours des quatre dernières semaines. Cela reflète le peu d’investissement des employeurs en la matière, alors même que la Belgique se trouve en queue de peloton européen.
En outre, entre 2000 et 2022, la Belgique est parmi les pays qui ont le moins progressé, soit
+4,9%. Certains, comme la Suède, ont fait des avancées de +17%.
La formation professionnelle relève d’une responsabilité collective. Les employeurs doivent notamment s’assurer que leurs travailleurs maintiennent des compétences en adéquation avec l’évolution des besoins de la société et du marché du travail. La formation continue au sein des entreprises et des secteurs doit impérativement être favorisée. Le compte individuel de formation qui garantit en moyenne à tous les travailleurs 5 jours de formation par an est un premier pas dans la bonne direction et ne peut être supprimé. Toutefois, ce mécanisme nécessite un contrôle pour éviter que cela ne devienne une boîte vide.
Participation des adultes à la formation au cours
des quatre dernières semaines
Source : Eurostat
2023
2000
Suède Danemark
Suisse Pays-Bas Islande Finlande Estonie Norvège Autriche Luxembourg
Espagne France Portugal
UE- 27 pays (àpd 2020)
Irlande Italie Belgique Hongrie Pologne Allemagne
Grèce
0%
5% 10%
15%
20%
25%
30%
35%
40%
AUTOMATISATION ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (I.A.) : OPPORTUNITÉS OU DANGERS POUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL ?
Quel sera l’impact de l’intelligence artificielle sur le marché de l’emploi ? Bien que personne ne dispose de boule de cristal, certains indicateurs nous permettent de penser que l’impact sera moins dévastateur qu’annoncé il y a une dizaine d’années. À l’époque, certains (notamment Carl Frey et Michael Osborne, chercheurs à Oxford) estimaient que plus de 40% des emplois pourraient disparaître. Les études plus récentes sont plus nuancées.
L’OCDE estime que dans la zone OCDE, 27% des emplois en moyenne sont très exposés au risque d’automatisation.
40%
Pourcentage d’emplois fortement exposés au risque d’automatisation
En 2021
Source : OCDE
30%
20%
10%
0%
Une récente étude de l’OIT* suggère que la plupart des emplois et des industries ne sont que partiellement exposés à l’automatisation et sont plus susceptibles d’être complétés que remplacés par la dernière vague d’IA générative, telle que chatGPT. Par conséquent, l’impact le plus important de cette technologie ne sera probablement pas la destruction d’emplois, mais plutôt les changements potentiels de la qualité des emplois, notamment l’intensité du travail et l’autonomie. Ces impacts varient fortement selon les secteurs et les fonctions.
Le travail de bureau s’avère être la catégorie la plus exposée aux technologies d’intelligence artificielle, avec près d’un quart des tâches considérées comme très exposées et plus de la moitié des tâches présentant un niveau d’exposition moyen.
Dans d’autres catégories professionnelles — notamment les cadres, les professionnels et les techniciens — seule une petite partie des tâches est considérée comme très exposée, tandis qu’environ un quart d’entre elles présentent un niveau d’exposition moyen.
L’étude, de portée mondiale, met en évidence des différences notables dans les effets sur les pays, en fonction du niveau de développement de ces derniers. Ces différences sont liées aux contextes économiques et aux écarts technologiques déjà existants. L’étude constate que 5,5% de l’emploi total dans les pays à revenu élevé est potentiellement exposé aux effets d’automatisation de la technologie, alors que dans les pays à faible revenu, le risque d’automatisation ne concerne qu’environ 0,4% de l’emploi**.
L’IA est déjà utilisée dans beaucoup de secteurs et pour une multitude d’application (transports, soins de santé, construction, RH, etc.). Les enjeux qui y sont liés sont nombreux : la vie privée, la protection des données, l’exactitude des données, les systèmes de prise de décision algorithmique, la gestion algorithmique, la surveillance, etc.
* Generative AI and Jobs : A global analysis of potential effects on job quantity and quality, août, 2023
** Voir le classement des pays par revenu : https ://ilostat.ilo.org/fr/methods/concepts-and-definitions/classification-country-groupings/
LA PÉNURIE SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL :
DES NUANCES INDISPENSABLES
Selon la définition d’ Eurostat*, au premier trimestre 2024, la Belgique a le 2e plus haut taux d’emploi vacant dans l’UE. Il s’élève à 4,4% après l’Autriche (4,5%). Le taux de vacance d’emploi est plus élevé en Région flamande (4,85%) qu’en Région de Bruxelles-Capitale (3,72%) et qu’en Région wallonne (3,54%).
* Le taux d’emplois vacants mesure la proportion de l’ensemble des emplois qui sont vacants. Il est exprimé en pourcentage : nombre d’emplois vacants / nombre d’emplois occupés + nombre d’emplois vacants.
5%
Taux d’emplois vacants 4% Ensemble de l’économie,
1er trimestre 2024
Données non corrigées des variations saisonnières
Source : Eurostat 2%
1%
0%
Derrière ce chiffre, qui semblent indiquer une pénurie généralisée de main-d’œuvre, se cachent différentes réalités.
De manière générale, le vieillissement de la population joue un rôle plus important que dans d’autres pays européens: l’offre de main d’oeuvre est plus limitée.
Premièrement, il est plus difficile d’embaucher dans certains secteurs et professions que dans d’autres. Les causes en sont multiples et souvent, se combinent. En effet, il ressort de différentes études du FOREM et du VDAB que les conditions de travail (type de contrat, temps plein ou temps partiel, salaire, statut, horaire, difficultés de conciliation entre la vie professionnelle et la vie privée, distance par rapport au lieu de travail, pénibilité, cadre de travail…) et de recrutement (digitalisation accrue, entretien virtuel…) proposés pour ces métiers constituent un facteur déterminant dans l’existence de la tension, voire de la pénurie. Ensuite, ces études soulignent également qu’il existe une disproportion entre exigences patronales (en termes d’expérience, de connaissance des langues, de détention du permis ou d’un véhicule) et conditions de travail. Ces exigences peuvent bien entendu avoir leurs raisons d’être pour certaines fonctions, mais sont clairement injustifiées pour de nombreuses autres et constituent des freins pour beaucoup de candidats potentiels. De plus, certaines filières d’études n’attirent pas suffisamment de jeunes, en raison d’un manque de connaissance des professions qui y sont liées ou de l’image négative de certains secteurs. Finalement, certains secteurs n’anticipent pas suffisamment les changements dus aux transitions (climat, numérisation…), ce qui provoque un manque de main-d’œuvre.
LEVIERS FINANCIERS POUR ACCEPTER UN JOB
Les libéraux veulent lutter contre les supposés « pièges à l’emploi » qui « inciteraient » les travailleurs à rester dans l’inactivité plutôt que d’accepter un emploi. Pour ce faire, ils prétendent
« créer » un différentiel de 500 euros entre le non-emploi et l’emploi. Or, aujourd’hui, la différence entre une allocation de chômage nette et le salaire minimum net est déjà de 545 euros pour une personne qui a le statut d’isolé (624 euros si l’on prend en compte le pécule de vacances).
Grâce à la FGTB, au 1er avril, le salaire minimum net a augmenté de 50 euros, ce qui veut dire que la « promesse électorale » des libéraux — d’une différence d’au moins 500 euros nets entre une allocation de chômage et l’emploi, c’est promettre quelque chose qui existe déjà ! La majorité des chômeurs a un intérêt financier à travailler. La différence de revenu est substantielle. Et souvent, le travail donne accès à des avantages extra-légaux (chèques-repas, assurances, etc.) qui ne sont pas pris en compte dans cette estimation. Une étude de l’université d’Anvers de mai 2024 ainsi qu’une autre de l’Institut pour un Développement durable* confirment ce constat.
* L’emploi progressif dans divers systèmes de prestations, étude exploratoire des possibilités et des pièges, Johannes Derboven, Ive Marx E Gerlinde Verbist, mai 2024.
Différence entre allocation et travail
Source : calculs propres sur base de données ONEM, INAMI et CPAS (mai 2024)
Allocation nette
Salaire minimum net
Revenu d’intégration cohabitant
Chômage cohabitant (M13-24)
Chômage cohabitant (M1-3)
Revenu d’intégration isolé
1.094 €
1.019 €
733 €
666 €
Incapacité de travail travailleurs irrégulier isolé (à partir de M7)
Chômage isolé
Incapacité de travail travailleurs régulier isolé (à partir de M7)
Chômage chef de ménage (parent isolé avec 2 enfants)
Revenu d’intégration chef de ménage (parent isolé avec 2 enfants)
666 €
545 €
349 €
326 €
324 €
0 € 500 €
1.000 €
1.500 €
2.000 €
En conclusion, ce « slogan » des libéraux vise seulement à marginaliser, culpabiliser et pointer du doigt les personnes privées de travail et d’ainsi les opposer aux travailleurs et travailleuses intégrés sur le marché de l’emploi.
La limitation dans le temps des allocations de chômage aurait de nombreuses conséquences à différents niveaux. Premièrement, au niveau national. Sachant que le nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration social (RIS) en avril 2024 est de 165.620, si l’ensemble des chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi de plus de 2 ans (isolés et chefs de ménage) devaient basculer vers le RIS, le pays verrait une augmentation de 90.170 RIS, soit un total de 255.790 de personnes. Il y a une différence régionale comme l’indique le tableau ci-dessous.
Impact de la limitation des allocations de chômage à 2 ans
Chiffres : avril et juin 2024 Source : calculs propres
RIS actuels (personnes) Augmentations (personnes) Total (personnes) Pourcentage d’augmentation
Wallonie 75.318 38.091 113.409 50,57%
Flandre 43.595 26.129 69.724 59,94%
Bruxelles 46.707 25.950 72.657 55,56%
Belgique 165.620 90.170 255.790 54,44%
Les CPAS (donc le niveau communal) en subissent aussi les répercussions. En effet, si l’on regarde la tendance dans le temps, on constate que le nombre de bénéficiaires du RIS ne fait qu’augmenter (il a doublé en 20 ans), passant d’un peu moins de 80.000 personnes en 2003 à un peu moins de 165.000 en mai 2024 (2,22% de la population belge en âge de travailler).
Bénéficiaires du revenu d’intégration sociale
Nombre moyen mensuel
Source : baromètre de l’intégration sociale, Belgique, 2024
180.000
160.000
140.000
120.000
100.000
80.000
60.000
Avec la simulation de basculement des exclus du chômage vers le RIS, on serait à 3,43% de cette population d’âge actif. Outre l’impact sur les dépenses des communes, cette mesure poserait aussi des défis organisationnels et logistiques : personnel supplémentaire, investissement dans du matériel pour accompagner l’augmentation des usagers, etc. Dans les grandes villes (celles qui, numériquement, seront le plus impactées par la limitation), un travailleur social de première ligne d’un CPAS gère en permanence 80 à 100 dossiers. Comment donc suivre l’afflux massif de nouveaux bénéficiaires et faire en sorte que personne ne disparaisse des radars ?
LES DEMANDEURS D’EMPLOI
PLUS EXPOSÉS AU RISQUE DE PAUVRETÉ
Une limitation des allocations de chômage dans le temps ignore le fait que 4 demandeurs d’emploi sur 10 vivent dans la pauvreté. Une politique qui viserait à aggraver leur situation est une politique cynique.
En Belgique, le taux de pauvreté est de 12,3%. Plus précisément, cela signifie que 12,3% de la population vit dans un ménage dont le revenu est inférieur à 1.450 euros nets par mois pour une personne seule ou à 3.045 euros nets par mois pour un ménage composé de deux adultes et de deux enfants (<14 ans). Ce taux est de plus de 40% pour les demandeurs d’emploi.
Taux de pauvreté monétaire
(2024)
Source : Statbel et service de lutte contre la pauvreté
Travailleurs Pensionnés
Général Demandeurs d’emploi
0% 5%
10%
15%
20%
25%
30%
35%
40%
LA DURÉE DU TEMPS DE TRAVAIL… UNE QUESTION SOCIÉTALE
La réduction collective du temps de travail est une revendication historique de la FGTB. Cela se concrétise par la volonté d’aboutir à une semaine de 32h pour un temps plein (avec maintien du salaire et recrutement compensatoire, etc.) ou encore par l’instauration d’une 5e semaine de congés annuels supplémentaire.
En effet, avec un minimum légal de 20 jours de vacances annuelles, la Belgique est à la traîne en Europe : 30 jours de congé en Espagne, 26 au Luxembourg, 25 en France, 24 jours en Allemagne. Selon le Baromètre des parents (sondage Ipsos, 2022), seuls 44% des parents ont droit à plus de 20 jours de congé par an en Belgique. Les travailleurs à bas revenus subissent une double peine, ayant encore moins accès que les autres à des jours de congé supplémentaires.
Les réductions conventionnelles du temps de travail ont largement contribué à la baisse du temps de travail moyen des salariés, principalement avant 1980. Depuis 2001 et le passage à la semaine des 38 heures, le temps de travail n’a plus été réduit de manière généralisée alors que la productivité a augmenté. Néanmoins, certains secteurs ont réduit la durée du travail hebdomadaire moyenne via des CCT sectorielles. Cela peut aller de 37h50 (ex. : industrie verrière) à 35 h par semaine (ex. : les banques).
Réduction collective du temps de travail
Au niveau européen, la Belgique semble également à la traîne en matière de réduction du temps de travail. Depuis les années 1970, le temps de travail moyen par salarié a diminué de plus de 25% dans les pays voisins et les économies comparables. En Belgique, le temps de travail a diminué de 18% depuis 1970.
Nombre moyen d’heures annuelles prestées par travailleur
Source : OCDE
2.000
1.900
1.800
1.700
1.600
1.500
1.400
1.300
— Belgique
— Allemagne
— France
— Pays-Bas
— Finlande
— Danemark
Concrètement, depuis presque 40 ans en Belgique, le nombre d’heures travaillées par semaine par les personnes à plein temps n’a presque pas évolué.
Moyenne des heures hebdomadaires habituelles prestées dans l’emploi principal
Source : OCDE
40,0
39,5
39,0
38,5
38,0
37,5
37,0
36,5
36,0
Une réduction collective du temps de travail et une meilleure répartition des heures supplémentaires permettraient de mettre plus de personnes à l’emploi.
Malheureusement, il n’existepasdestatistiquesdisponiblessurlenombred’heuressupplémentaires(rémunérées ou pas) en Belgique. Toutefois, selon une enquête interne à la FGTB réalisée en 2024 sur un échantillon de plus de 13.000 travailleurs, on constate qu’environ 15% des travailleurs prestent plus de 5h supplémentaires par semaine. Cela revient à prester 1 heure supplémentaire par jour de travail (dans un régime de 5 jours de travail).
Pendant cette période, les formes de réductions individuelles du temps de travail se sont développées (crédit- temps, congé parental, congés pour soins palliatifs, etc.). Ces formes de congés individuelles répondent à un besoin, mais ne sont pas accessibles à tous les travailleurs (frein financier, accord de l’employeur, répercussions sur les opportunités de carrière, impacts sur les formations, etc.). Alors qu’une réduction collective du temps de travail permettrait de mieux partager le travail et d’assurer à chaque travailleur et chaque travailleuse une meilleure qualité de vie.
LA COURSE À LA FLEXIBILITÉ DES TRAVAILLEURS
Comme le souligne le Conseil supérieur de l’emploi (2024), les formes de travail plus flexibles et à coût réduit pour les employeurs progressent rapidement. Ces 20 dernières années, les jobs étudiants ont connu une évolution du cadre légal. En 2023 et 2024, le temps de travail maximal a été porté à 600 heures par an. Dès 2025, ce temps de travail repasse à 475 h, sous réserve d’une autre décision prise par un prochain gouvernement. À titre d’illustration, 600 h représentent plus qu’un trimestre de travail à temps plein.
120
100
80
60
40
20
0
Flexi-travailleurs
Milliers de personnes
Source : conseil supérieur de l’emploi
Nouvel élargissement des secteurs
🡓
600
500
400
300
200
100
0
Jobs étudiants
Milliers de personnes
Source : conseil supérieur de l’emploi
En 10 ans (de 2012 à 2023), le nombre de jobs étudiants a augmenté de +75%. Hors période de crise, le nombre de postes de travail étudiant est croissant. Cette augmentation a des répercussions directes sur le financement de la sécurité sociale, puisque les cotisations versées pour les jobistes sont inférieures à celles versées pour les emplois ordinaires : seule une cotisation de solidarité de 8,13% (dont environ 5% à charge de l’employeur) s’applique. En 2022, les cotisations des jobistes s’élevaient à 141.234.587 euros, soit un manque à gagner de 412.941.885 euros pour la sécurité sociale. Cette somme ne prend pas en compte le travail non déclaré qui est encore présent dans certains secteurs (voir ci-dessous).
Outre la question des cotisations, le nombre de jobistes en augmentation constante soulève la question de la précarité étudiante, et de la nécessité de cumuler études et emploi. Trop souvent au détriment à la fois du parcours scolaire du jeune, et de l’emploi classique dans les secteurs concernés.
En parallèle et pour rappel, les flexijobs ont été introduits en 2015 dans l’Horeca. En 2018 et 2024, le système a été étendu à davantage de secteurs. Aujourd’hui, près de 131.000 personnes sont occupées via un contrat de flexi-travailleur.
Jobs étudiants ou flexijobs, ces formes flexibles et précaires d’emploi privent certains travailleurs réguliers de contrats stables. Il s’agit principalement de travailleurs avec un faible niveau de formation et des salaires bas. Ce groupe affiche le taux d’emploi le plus bas. Comme dans le secteur de la distribution dans lequel les étudiants ont remplacé beaucoup de travailleurs et travailleuses. Les employeurs effectuent leur « shopping » entre les formes flexibles d’emploi au lieu de donner plus d’heures de travail (via des avenants aux contrats) aux travailleurs réguliers à temps partiel.
LES HORAIRES ATYPIQUES
Le travail est déjà bien assez flexible en Belgique. Pour preuve : 550.000 salariés travaillent habituellement dans un système de travail en équipe. Cela représente 13,2% de l’ensemble des salariés. Il s’agit de 15% des hommes et de 11,5% des femmes. Les trois secteurs qui enregistrent le pourcentage le plus élevé de travail en équipe sont l’industrie manufacturière (28.8%), les transports et l’entreposage (26%), la santé humaine et l’action sociale (24,6%). De même, près d’un tiers de l’ensemble des salariés et salariées travaillent le soir et/ou le samedi (commerces, soins de santés, etc.). Un travailleur sur dix travaille la nuit et un sur cinq travaille le dimanche.
Salariés dans les horaires atypiques
(2021)
Source : Statbel
Ces horaires inconfortables pour la vie quotidienne ont des répercusions tant sur la santé des travailleurs que sur leur vie familale et privée. Développer ces formes d’emploi est néfaste et engendre des coûts supplémentaires pour les travailleurs (garde d’enfants, frais de mobilité, etc.).
En Belgique, le travail de nuit commence à 20h. Certains partis politiques voudraient reporter le début du travail en soirée à minuit, cela représente une perte financière pour les travailleurs et travailleuses concernés (qui ne percevraient plus le
Travail de nuit
Travail
le dimanche
Travail le samedi
Travail le soir
sursalaire liée à l’inconfort de cet horaire pour les 4 première heures).
LE TEMPS PARTIEL, DAVANTAGE SUBI QUE CHOISI
L’Enquête sur les Forces de travail nous apprend qu’en 2023, 26% des salariés en Belgique travaillaient à temps partiel, surtout des femmes ! En effet : 40,2% des femmes salariées travaillent à temps partiel, contre 12,1% des hommes salariés.
Personnes occupées à temps partiel selon le sexe
En milliers axe gauche, en % axe droit
Source : Statbel
Femmes à temps partiel
Hommes à temps partiel
— % femmes à temps partiel
— % hommes à temps partiel
— % personnes à temps partiel
1.200
1.000
800
600
400
200
0
51,0%
42,5%
34,0%
25,5%
17,0%
8,5%
0
Le travail à temps partiel n’est pas une réalité récente. Le pourcentage de travailleurs à temps partiel parmi les salariés a progressivement évolué de 8,3% en 1983 pour atteindre 25% début des années 2000. L’analyse des raisons du travail à temps partiel révèle que dans près de 50% des cas, ce n’est pas un choix délibéré. Ces temps partiels « involontaires » existent soit parce que les travailleurs ne trouvent pas d’emploi à temps plein ou que l’emploi n’est pas proposé à temps plein (17,9%), soit parce que le travailleur, et plus souvent encore la travailleuse, doit s ’occuper d’une personne dépendante (22,3%) ou pour d’autres raisons familiales (9,5%).
Motifs du temps partiel
(2023)
Source : Statbel
Total
Femmes
Hommes
Autre raison
Autres raisons personnelles
Autres raisons familiales
Pour s’occuper des enfants ou d’une autre personne dépendante
En raison d’une maladie ou d’une incapacité de travail
Suivi d’un enseignement
ou formation
Pas d’emploi à temps plein trouvé ou emploi n’est pas poposé
à temps plein
0%
5% 10%
15%
20%
25%
25,3%
Cette donnée sur le temps partiel involontaire est renforcée par l’analyse des offres d’emploi des services régionaux de l’emploi (Actiris, FOREM et VDAB). En Flandre, 26% des emplois ne sont proposés qu’à temps partiel, en Wallonie ce taux s’élève à 20%. À Bruxelles, il est plus bas — à savoir 10% — en raison de la nature des emplois proposés dans la capitale. Ce chiffre varie fortement selon les secteurs et selon la région.
Pour les femmes salariées, la principale raison du travail à temps partiel est le soin aux enfants ou à d’autres personnes dépendantes (25,8%). Ceci s’explique notamment par le manque de place d’accueil pour la petite enfance en Belgique. La Belgique est dans le bas du classement au niveau européen. Les objectifs européens de Barcelone pour 2030 recommandent qu’au moins 45% des enfants de moins de trois ans participent aux systèmes d’éducation et d’accueil de la petite enfance. La Belgique atteint à peine cet objectif.
Taux de couverture dans l’accueil de la petite enfance
0-3 ans (2022)
Source : IBSA, IWEPS, opgroeien.be
Wallonie
Bruxelles
Flandres
LES FORMES DE TRAVAIL ATYPIQUES AUGMENTENT LE RISQUE DE PAUVRETÉ CHEZ LES TRAVAILLEURS
Selon le SPP Intégration sociale, aujourd’hui, en Belgique, un travailleur sur 25 se trouve dans une situation de précarité, soit près de 165.000 travailleurs. Les travailleurs nés hors de l’Union européenne présentent quant à eux six fois plus de risques de se retrouver dans une situation précaire.
Le nombre élevé d’emplois précaires, de contrats temporaires et de statuts hybrides contribuent notamment à cette situation. L’étude du SPP Intégration sociale pointe aussi que certains travailleurs sont contraints de cumuler plusieurs emplois, d’enchaîner les heures de travail ou encore d’accepter des tâches au détriment de leur santé afin de joindre les deux bouts.
D’après le SPP Intégration sociale, la pauvreté chez les travailleurs n’est pas seulement une question de salaire, mais aussi un problème lié au nombre d’heures de travail proposées et/ou à la précarité de contrat (temps partiel avec peu d’heures de travail, travail intérimaire, travail via les plateformes, travail à durée déterminée de courte durée, etc.).
1 travailleur sur 25
est un travailleur pauvre
Source : SPP Intégration sociale
COMBINAISON
VIE PRIVÉE – VIE PROFESSIONNELLE
En 2024, la FGTB a mené une enquête auprès de 14.000 de ses membres concernant le système de congés. Selon cette enquête, les priorités pour améliorer le système des congés sont les suivantes :
1. Augmenter le nombre de jours de congés annuels
2. Instaurer un système de réduction collective du temps de travail
3. (Ré)Introduction du crédit-temps sans motif
4. Augmenter les allocations d’interruption (octroyées pour les systèmes de crédit-temps)
En outre, 86% des répondants sont favorables à un système de réduction collective du temps de travail.
25% signalent des difficultés à concilier vie professionnelle et vie privée, 40% considèrent que l’équilibre est suffisant. 35% sont satisfaits à très satisfaits.
Comment qualifiez-vous votre conciliation entre vie privée et vie professionnelle ?
Source : enquête FGTB
Les raisons qui expliquent un équilibre difficile entre vie privée et vie professionnelle :
N Travail fatigant/exigeant
N Longues journées de travail
N Horaires de travail difficiles ou changeants N Peu de soutien de la part de la direction N Absence de collègues
N Rémunération trop faible par rapport au revenu nécessaire à la famille
N Longs déplacements vers le travail
COMMENT LA DÉTÉRIOTATION DU BIEN-ÊTRE AU TRAVAIL
AFFECTE LA SANTÉ DES TRAVAILLEURS
En 2023, près d’un demi-million de travailleurs étaient malades de longue durée, soit près d’un quart de plus que cinq ans auparavant. Plus d’un sur quatre souffre de problèmes mentaux, tels que la dépression ou le burnout. Notons que ces données comprennent aussi les travailleurs à temps partiel pour raisons médicales, ce qui vient nuancer légèrement ces données. Néanmoins, tous ces travailleurs vivent les conséquences de la détérioration de la santé et du bien-être au travail.
Nombre de malades longue durée
Salariés et demandeurs d’emploi
Source : INAMI
Total malades de longue durée
Dont dépression et burn out
500.000
400.000
450.000
300.000
350.000
250.000
200.000
150.000
100.000
50.000
0
2016
2017
2018
2019
2020
2021 2022 2023
Plusieurs indicateurs vont dans ce sens. Premièrement, le nombre de personnes en incapacité de travail pendant un an pour cause d’épuisement professionnel ou de dépression a augmenté de 43% en cinq ans entre 2018 et 2023. Une recherche menée en 2024 par l’INAMI* a mis en évidence que les femmes constituent 70% des personnes en incapacité de travail longue durée due à un burnout, 64,9% à des troubles de l’humeur et 68,1% à des troubles d’anxiété. À titre de comparaison, les femmes représentent 54,7% des personnes en incapacité de travail. Les 50 ans et plus constituent une partie importante des travailleurs en invalidité. La baisse observée dans la tranche d’âge 60-64 ans s’explique par le fait qu’il y a moins de gens disponibles sur le marché du travail dans cette catégorie d’âge (RCC, pensions anticipées, etc.). La baisse importante des incapacités de travail pour les travailleurs après 60 ans s’explique par le syndrome « healthy workers effect »** . En effet, les travailleurs de 60 ans et plus qui sont encore à l’emploi sont ceux qui jouissent généralement d’une bonne santé et d’un bon cadre de travail.
* Source : « Incapacité de travail de longue durée et invalidité dues à des troubles psychosociaux, Profil socio-démographique, médical et de consommation de soins »
** Travailleur en bonne santé
Focus sur les femmes
et les seniors
Source : INAMI
Femmes
Hommes
300.000
250.000
200.000
150.000
100.000
50.000
0
LES EMPLOYEURS LICENCIENT PLUS SOUVENT QU’ILS NE RÉINTÈGRENT LEURS MALADES
DE LONGUE DURÉE
Ces dernières années, la réintégration des personnes en incapacité de travail a fait l’objet de beaucoup d’attention politique. On constate une tendance à la hausse du nombre de trajets de réintégration socioprofessionnelle entamés. Ils passent d’un peu plus de 1.000 en 2012 à presque 6.400 en 2022.
Le groupe des malades de longue durée est souvent présenté comme un fait immuable. C’est une erreur. Les sorties de l’incapacité de travail (malade <1 an) et de l’invalidité (malade >1 an) sont nombreuses.
N Parmi les travailleurs invalides, 30.910 personnes sont retournées vers l’emploi ou le chômage en 2023 (et 23.907 sont parties à la retraite).
N Tout en étant reconnu en invalidé, 78.572 travailleurs ont repris une activité,
Travailleurs malades longue durée
qui reprennent une activité à temps partiel
Source : INAMI
suite à une autorisation du médecin conseil, à temps partiel en 2023 (soit 15,95%
des invalides). Ce pourcentage est en augmentation constante.
2017
2023
Le nombre de malades de longue durée qui entament volontairement un programme de formation via le VDAB ou le FOREM augmente également, passant de 5.612 en 2022 à 6.981 en 2023. Pour 2024, on constate que les chiffres des premiers mois sont presque deux fois plus élevés que ceux du premier semestre 2023.
En 2022, la procédure de réintégration a été modifiée. Jusqu’en 2022, les entreprises ne pouvaient proposer à leurs employés malades de longue durée qu’un parcours de réintégration, qui conduisait parfois à un travail aménagé, et le licenciement n’avait lieu qu’en cas d’échec du parcours. Depuis 2022, deux voies existent : la procédure de réintégration ou la procédure de licenciement pour cause de force majeure médicale. Les derniers chiffres du SPF Emploi montrent qu’en 2023, sur les quelque 22.800 travailleurs malades de longue durée appelés à reprendre le travail, à peine 18% d’entre eux avaient entamé une procédure de réintégration pour retrouver un travail adapté au sein de leur entreprise. Plus de 80% d’entre eux ont été licenciés pour cause de « force majeure médicale ».
Le nombre élevé de malades de longue durée est donc en grande partie dû au manque de volonté des employeurs de les réintégrer dans l’entreprise.
LE TÉLÉTRAVAIL STRUCTUREL ET SES IMPACTS
En 2023, le Service Public Fédéral Mobilité et Transports a mené une enquête sur le télétravail en Belgique. Il ressort de cette enquête qu’en 2018, 17% des Belges télétravaillaient au moins un jour par semaine. En 2022, ce pourcentage s’élevait à 32%. Soulignons d’emblée, que le télétravail n’est pas accessible à tous les travailleurs. Certains métiers exigent une présence physique sur le lieu de travail. Cela crée des nouvelles inégalités. Cette nouvelle réalité a des impacts en termes d’environnement et de mobilité, notamment. Le SPF estime que cela représente une économie de 36 millions de kilomètres par jour pour les déplacements domicile-lieu de travail qui ne sont pas effectués par les télétravailleurs en 2023.
40%
35%
30%
25%
20%
15%
10%
5%
0%
Salariés qui travaillent parfois ou habituellement à domicile
En % des salariés
Source : Statbel
Télétravailleurs selon
la distance domicile-travail
En % des télétravailleurs
Source : SPF Mobilité et transport
80%
Les données de l’enquête montrent que la proportion de télétravailleurs progresse à mesure que la distance entre le domicile et le lieu de travail augmente. Au-delà de 50 km, plus de la moitié des répondants télétravaillent au moins un jour par semaine. Le SPF dit que, en principe, le télétravail réduit le trafic sur les routes, cause moins de nuisances sonores et moins de pollution atmosphérique, surtout en ville. Moins de kilomètres est synonyme de moins d’accidents. Le télétravail est également bénéfique pour la mobilité puisqu’il permet d’étaler certains déplacements sur la journée ou la semaine. Mais pour certains travailleurs, le télétravail rend plus difficile la séparation entre vie professionnelle et vie privée. De plus, il peut conduire à un manque de contact social et rendre la communication avec les collègues plus difficile.
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
0-5 km 6-25 km 26-50 km 51-75 km >75 km
REVENDICATIONS
La mise en concurrence des travailleurs doit s’arrêter. Les formes d’emploi précaires et flexibles qui permettent aux employeurs de payer moins de cotisations sociales ont des répercussions sur le financement de la sécurité sociale et des services publics ainsi que sur la santé des travailleurs. Donc sur l’ensemble de la société.
Afin d’améliorer la qualité des emplois et de réussir la transition vers une économie encore plus digitalisée, les investissements des employeurs dans la formation professionnelle des travailleurs sont indispensables. Ils doivent par ailleurs garder un caractère obligatoire et individualisé pour faire évoluer les compétences et/ou pour en développer de nouvelles.
De plus, lorsque les technologies émergentes font partie de la vie quotidienne des travailleurs au sein de l’entreprise, elles doivent faire l’objet d’un dialogue social. D’un point de vue syndical, il faut s’approprier le thème de l’I.A. et développer le dialogue social autour de ce thème. Ceci nécessite que les employeurs mettent tout en œuvre afin que les travailleurs comprennent de quelle manière l’I.A. impacte leur travail.
Pour garantir que le travail protège de la pauvreté, il doit assurer stabilité et revenu régulier décent. C’est pourquoi nous revendiquons des contrats à durée indéterminée et la possibilité de négocier des augmentations de salaire. En outre, l’accès à la formation, la création d’infrastructures publiques et collectives dédiées à la garde des enfants et de services d’accueil (garde d’enfants malades, accueil extrascolaire…) à prix abordables sont des leviers pour assurer l’accès à l’emploi à tous les citoyens.
La limitation dans le temps des allocations de chômage est une mauvaise idée. Elle n’est pas un outil efficace pour activer les travailleurs, et affaiblit plus encore un groupe déjà vulnérable.
3
SÉCURITÉ SOCIALE
Notre sécurité sociale tient encore debout. On ne répétera jamais assez l’importance qu’elle a eue lors des dernières crises. Elle en a été le principal amortisseur à plusieurs niveaux : non seulement elle a fourni à toutes et tous des soins de santé abordables et de qualité lors du Covid-19, mais le système de chômage temporaire mis en place a sauvé des dizaines de milliers d’emplois. Pourtant, malgré son efficacité maintes fois démontrée, ce système de sécurité sociale est soumis à de fortes pressions.
Cette pression s’accroît depuis le début des années 90, surtout sur le plan financier. Les cotisations patronales sont systématiquement en baisse, tantôt à cause de diminutions du taux, tantôt par la mise en oeuvre de nouvelles formes de diminution des cotisations patronales. En outre, de plus en plus de rémunérations évoluent vers des formes alternatives de rémunération sur lesquelles les cotisations sociales sont moindres, voire inexistantes. Résultat : les pouvoirs publics doivent intervenir de plus en plus pour combler ces diminutions de recettes. Et par conséquent la sécurité sociale entre en ligne de compte lorsque, sous la pression européenne, le budget du gouvernement doit être réorganisé. À la FGTB, nous disons : « rétablissez les cotisations patronales, évaluez l’efficacité de toutes ces réductions. Veillez à ce que tout le monde contribue. »
Mais la pression ne vient pas seulement du côté des revenus. Sur le plan politique, tout est mis en œuvre pour éroder les droits acquis des travailleuses et des travailleurs en matière de chômage et d’indemnités de maladie notamment. Tout cela sous le couvert d’économies et d’un gouvernement prétendument « efficace ».
LE FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE PRÉSENTE DES FUITES
La principale source de revenus de la sécurité sociale est constituée des cotisations des travailleurs et des employeurs. Une partie du salaire brut — dans la plupart des cas, 13,07% — est affectée à la sécurité sociale. L’employeur verse une cotisation supplémentaire : la cotisation patronale. Toutefois, cette part a systématiquement diminué au cours des dernières décennies. Alors qu’à la fin des années 1990, les cotisations patronales représentaient encore environ 34% de la masse salariale, elles sont aujourd’hui 10% plus basses (soit 24%). Cette baisse est le résultat d’une série d’exemptions et du fameux tax shift du gouvernement Michel en 2014.
Baisse des cotisations patronales de sécurité sociale
Source : Bureau Fédéral du Plan, Prévisions à moyen et long terme
35%
30%
25%
20%
15%
10%
— Cotisations patronales (en % de la masse salariale)
— Cotisations des travailleurs (en % de la masse salariale)
Contribution aux revenus de la sécurité sociale
En % des revenus totaux, régime salariés
Source : ONSS
Le budget de la sécurité sociale a été dilué ces dernières années. Dans le passé, lorsque les cotisations sociales diminuaient, une solution politique était recherchée en prévoyant un financement alternatif concluant (via la TVA et le précompte mobilier, par exemple). Le gouvernement Michel a supprimé ce principe en finançant insuffisamment le tax shift. Résultat : les cotisations sociales ont diminué, mais les nouvelles recettes ont été insuffisantes. Dès lors, via la dotation d’équilibre — un mécanisme destiné à couvrir des déficits temporaires limités — le gouvernement a dû combler des milliards. Par conséquent, la dotation d’équilibre sert principalement à financer un ensemble de mesures de soutien aux entreprises. Le déficit structurel du financement de la sécurité sociale doit être résolu, car il rend notre sécurité sociale politiquement vulnérable.
100%
90%
80%
70%
60%
50%
40%
30%
20%
10%
0%
1995 2024
Autres (transferts externes, investissements, fraude sociale, …)
Financement alternatif
Dotation d’équilibre
Subventions publiques (hors allocation d’équilibre)
Cotisations (salariés et employeurs)
En revanche, si l’on visualise les aides et les réductions de cotisations accordées aux entreprises, celles-ci sont en hausse constante. L’aide aux entreprises, tant par le biais de la fiscalité (subventions salariales) que de la sécurité sociale (réductions des cotisations patronales), s’élève à plus de 15 milliards d’euros par an. Il convient de souligner le rôle joué par le tax shift. Depuis 2015, il a été omniprésent, avec une augmentation substantielle de l’aide chaque année.
16.000 €
14.000 €
12.000 €
10.000 €
8.000 €
6.000 €
4.000 €
2.000 €
0 €
Réduction de cotisations à la sécurité sociale et subsides salariaux au profit des entreprises
En millions
Source : BfP, Prévisions à moyen et long terme, juin 2024 – Mise en graphique Minerva
Subsides spécifiques aux secteurs
Subsides généraux
Recherche et
développement (entreprise)
Heures supplémentaires
Subsides pour le travail de nuit et en équipe
Subsides salariaux pour les groupes cibles dans
les régions
Subsides salariaux pour les groupes cibles au
fédéral Tax shift
Réductions générales hors tax shift
L’EFFICACITÉ DE LA SÉCURITÉ SOCIALE PEUT ÊTRE AMÉLIORÉE
L’efficacité d’une allocation sociale est déterminée par sa relation avec le seuil de pauvreté. En effet, une allocation sociale doit permettre aux bénéficiaires de disposer d’un revenu digne sans tomber dans la pauvreté.
Les derniers chiffres montrent que l’efficacité (ou l’adéquation) des allocations minimales s’est améliorée ces dernières années. Un effort a été fait en particulier pour les personnes âgées en augmentant les pensions minimales et en portant la garantie de revenu (GRAPA) au niveau du seuil de pauvreté pour les personnes seules. Néanmoins, une proportion importante de familles bénéficiant d’allocations minimales doit encore se contenter d’un revenu (très) inférieur au seuil de risque de pauvreté. C’est notamment le cas pour le revenu d’intégration, l’allocation de remplacement du revenu (ARR) et l’assurance chômage.
Invalidité Allocation de remplacement de revenus
Chômage Revenu d’intégration
Chômage Revenu d’intégration
Efficacité des allocations sociales minimales : insuffisantes
En % du seuil de pauvreté
Source : SPF sécurité sociale
— 2020
— 2024
Invalidité Allocation de remplacement de revenus
Chômage Revenu d’intégration Pension de retraite
Garantie de revenus aux personnes âgées
Invalidité Allocation de remplacement de revenus
Chômage Revenu d’intégration Pension de retraite
Garantie de revenus aux personnes âgées
0
20 40 60
80 100 120
LES ADAPTATIONS
DES ALLOCATIONS SOCIALES
SONT ESSENTIELLES POUR GARANTIR L’EFFICACITÉ DES PRESTATIONS
1.800 €
Prestations avec ou sans liaison bien-être
Isolés
Source : ONEM, calculs propres
Les allocations sociales doivent être augmentées au-delà de l’indexation. C’est ce que l’on appelle « la liaison au bien-être » des allocations. Ce sont les interlocuteurs sociaux qui, depuis 2008, décident tous les deux ans des allocations qui seront augmentées et de leur montant. Sans l’adaptation de l’enveloppe bien-être, l’évolution des allocations seraient nettement inférieures à l’évolution des salaires et se situeraient en dessous du seuil de pauvreté (+/- 1.500 euros pour un isolé). Le graphique ci-contre montre la différence entre trois types d’allocations, avec et sans ajustement de l’aide sociale via l’enveloppe bien-être, pour les isolés. Les allocations de chômage seraient inférieures de 20% à ce qu’elles sont aujourd’hui, la pension minimale de 17% et les allocations de maladie de 16%.
1.600 €
1.400 €
1.200 €
1.000 €
800 €
600 €
400 €
200 €
0 €
Pension min. garantie
Incapacité de travail min.
(travailleur régulier)
Chômage min.
Montants mai 2024
Montants sans liaison au bien-être
L’ASSURANCE CHÔMAGE,
DE MOINS EN MOINS UNE ASSURANCE
Seule la moitié des demandeurs d’emploi perçoit effectivement des allocations. Autrement dit, ’assurance chômage n’est plus une assurance pour près de la moitié des demandeurs d’emploi.
Le nombre de demandeurs d’emploi indemnisés a fortement diminué au cours des 15 dernières années. La forte création d’emplois en est la principale raison. Toutefois, une évolution tout aussi importante s’est produite chez les demandeurs d’emploi non indemnisés. Le renforcement de la durée d’insertion professionnelle des jeunes et la politique plus stricte en matière de sanctions en sont les principales raisons ainsi que la multiplication des petits contrats (interim, CDD, etc.).
Niveau record du nombre de demandeurs d’emploi non indemnisés
Source : ONEM
— Chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi
— Demandeurs d’emploi non indemnisés
700.000
600.000
500.000
400.000
300.000
200.000
100.000
REVENDICATIONS
N Reboucher les trous dans le financement de la sécurité sociale. Évaluer toutes les réductions de cotisations patronales qui ont été accordées au cours des dernières décennies. Les supprimer si leur efficacité n’a pas été prouvée, comme l’exonération pour une première embauche.
N Limiter les (fausses) sociétés de gestion, afin que les employeurs payent des cotisations de sécurité sociale sur ces dizaines de milliers d’emplois.
N Traiter les formes alternatives de rémunération de la même manière (para) fiscale qu’un salaire régulier.
N L’adaptation au bien-être des allocations sociales est essentielle pour garantir le caractère assurantiel de celles-ci contre la pauvreté. L’enveloppe bien-être doit être allouée en totalité. Couper dans l’enveloppe bien-être ne ferait qu’aggraver la baisse déjà considérable des revenus en cas de maladie, de chômage temporaire et la pension.
4 €
FINANCES PUBLIQUES
Le dogme de l’austérité est à nouveau au centre des préoccupations de nombreux chefs de gouvernement.
Une réforme des règles budgétaires prévoit qu’à partir de 2025, de nombreux États membres de l’Union européenne devront serrer le frein budgétaire, avec toutes les conséquences négatives que cela implique pour l’économie européenne.
Nos finances publiques doivent être assainies, mais ce n’est qu’en rétablissant notre système fiscal et en mettant tout le monde à contribution que nous pourrons redresser nos budgets. Pas en appauvrissant les gens et en les privant de services publics efficaces et de soins de santé de qualité.
LE CADRE BUDGÉTAIRE EUROPÉEN NÉGLIGE DES INVESTISSEMENTS ESSENTIELS
Les économies européennes ont besoin de milliards d’investissements dans les années à venir. Les transitions en matière de climat, d’énergie et de technologie nécessiteront des milliards d’euros. Que propose l’Europe à la place de ces investissements nécessaires ? Une nouvelle campagne d’austérité budgétaire. Cette année, les règles budgétaires européennes ont été renforcées : les États membres devront réduire drastiquement leurs déficits budgétaires et accélérer le désendettement dans un délai et à un rythme imposé.
L’impact de ces mesures se fait sentir en Belgique (effort budgétaire requis de 28 milliards d’euros) mais aussi dans certains grands États membres. Au total, plus de 430 milliards d’euros devront être comblés entre 2025 et 2031. Il ne fait aucun doute que cela aura un impact négatif sur la croissance économique, mais aussi sur le potentiel, sur la compétitivité de l’économie européenne. La Belgique se classe en deuxième position si l’on considère l’effort à faire par habitant.
3.000 €
2.500 €
2.000 €
1.500 €
1.000 €
500 €
0 €
Effort par habitant
Total période 2025-2031
Source : Commission Européenne, trajets de référence sur 7 ans, calculs propres
Des économies alors que des milliards d’investissements sont nécessaires. Il est d’ailleurs frappant de constater que l’Allemagne, traditionnel moteur économique de l’Europe, a considérablement baissé ses investissements publics et que, selon les économistes, c’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’économie allemande ne se porte pas bien actuellement. Le modèle d’austérité que l’Allemagne a imposé au reste de l’Europe ces dernières années revient comme un boomerang.
7%
Mais qu’en est-il de la dette nationale ? N’est-elle pas trop élevée ? Le gouvernement est un acteur économique important qui, comme les familles et les entreprises, doit pouvoir s’endetter. La viabilité de la dette ne dépend pas d’un pourcentage arbitraire, mais dépend de la croissance économique et de la richesse générée. Une étude du FMI montre que les opérations d’austérité menées dans un certain nombre de pays au cours des 30 dernières années n’ont jamais conduit à une diminution de la dette, mais à une augmentation, parce qu’elles ont paralysé la croissance économique.
La dette publique s’élève à 105% du PIB. Cette dette est principalement apparue il y a 40 ans : entre 1979 et 1983, le taux d’endettement est passé de 66,6% à 106,8%, soit une augmentation de plus de 40%. La Belgique a enregistré des déficits budgétaires élevés au moment où les taux d’intérêt internationaux atteignaient des niveaux historiquement élevés. Depuis lors, le taux d’endettement de la Belgique n’est jamais retombé à son niveau d’avant 1980 malgré une politique budgétaire saine. La Belgique a affiché des excédents budgétaires continus de 1985 à 2009. Après une brève baisse (suite à la crise financière), la Belgique a de nouveau enregistré des excédents budgétaires jusqu’en 2019 (pré-Covid). Le mythe selon lequel le gouvernement belge dépensait sans compter n’est donc pas réel.
Au cours des deux dernières décennies, la dette publique de la Belgique a augmenté en raison de la crise financière et du covid-19. Le gouvernement a joué son rôle d’amortisseur. Il n’y a donc pas lieu de céder à une panique aveugle. Nous devons éviter d’augmenter nos déficits primaires (déficits sans charges d’intérêts) dans le budget. Cela peut être évité en rendant enfin notre système fiscal équitable et en s’attaquant aux fuites dans les recettes de la sécurité sociale (voir chapitre 3).
Dette publique belge 1940 – 2023
140%
120%
ASSURER UNE FISCALITÉ ÉQUITABLE
La fiscalité doit être rééquilibrée. Toutes les institutions internationales
Inégalité du patrimoine : les 1% les plus riches possèdent 25% des richesses totales
Source : A one-off wealth tax for Belgium : 2 Revenue potential, distributional impact, and environmental effects, Arthur Apostel and Daniel W. O’Neill
indiquent que le travail est trop lourdement taxé et le capital trop peu. Il faut donc travailler sur un impôt sur le patrimoine et les plus-values.
L’inégalité des richesses a été gravement sous-estimée jusqu’à présent. Les 1% des Belges les plus riches possèdent environ 24% de la richesse nette (c’est-à-dire après endettement), soit autant que les 75% les plus pauvres réunis. Chaque individu faisant partie des 1% les plus riches dispose d’un patrimoine minimum de 4,8 millions d’euros. Celles et ceux qui disposent d’un patrimoine supérieur à 1,1 million d’euros font partie des 10% les plus riches de Belgique. Ces 10% les plus riches possèdent 54% de la richesse totale.
Les chiffres de la Banque nationale montrent que ces 10% de Belges les plus riches possèdent environ 29% des habitations et 79% des actions. Nous pouvons écrémer cette richesse avec un impôt sur la fortune. La FGTB le préconise depuis des années et opte pour une contribution progressive : 0,5% à partir d’un patrimoine net d’un million d’euros (sans tenir compte de l’habitation propre), puis 2% à partir d’un patrimoine net
50%
40%
30%
20%
10%
0%
1%
5% 10%
4,5 Mio
4,0 Mio
3,5 Mio
3,0 Mio
2,5 Mio
2,0 Mio
1,5 Mio
1,0 Mio
de 10 millions d’euros, par exemple. Selon les simulations, une taxe de 1% sur les patrimoines supérieurs à 5 millions d’euros pourrait rapporter
les + riches
les + riches
les + riches
environ 6 milliards d’euros par an.
Part de la richesse totale (en %, échelle à gauche)
— Richesse minima nette
(en millions d’euros, échelle à droite)
Comme indiqué plus haut, le fait de posséder des actions est un élément majeur de l’inégalité des richesses : 79% de la valeur des sociétés cotées en bourse est détenue par les 10% les plus riches de notre société. Il est donc faux de prétendre qu’un impôt sur les plus-values des actions ferait peser une charge fiscale supplémentaire sur la classe moyenne. Il s’agit bien d’un impôt sur la fortune. Des simulations effectuées par le Bureau du Plan dans le cadre des programmes électoraux montrent qu’une taxe de 30% sur les plus-values pourrait rapporter 2,9 milliards. Sachant que la Belgique est l’un des rares pays à ne pas avoir de taxe sur les plus-values des actions, c’est presque une évidence.
Actionnariat
En total de la valeur des actions côtées en Bourse
Source : BNB
10% les + riches
Décile 9
Décile 8
Décile 7
Décile 6 50% des revenus les + bas
0% 10%
20%
30%
40%
50%
60%
70% 80%
Les salaires belges ont un taux de taxation 50% plus élevés que les revenus du capital. Or, en Belgique, le déséquilibre est énorme. Les revenus du travail sont taxés plus de 50% plus lourdement que les revenus du capital (dividendes et plus-values). De tous les pays de l’OCDE, la Belgique est celui qui présente le plus grand déséquilibre à cet égard.
Les salaires belges ont un taux de taxation 50% plus élevés que les revenus du capital
Différence entre les taux de taxation (en pourcentage) effectif individuels des revenus du travail et des profits financiers
Source : OCDE
40%
20%
0%
Explosion des richesses des plus riches
Richesses du top 0,0001% dans le monde en pourcentage du PIB mondial
Source : G. Zucman ( juni 2024) A blueprint for a coordinated minimum effective taxation standard for ultra-high-net-worth individuals
14%
12%
Un problème majeur se pose à l’échelle mondiale. Les richesses sont de plus en plus concentrées au sommet. Les documents de recherche communiqués au G20 (les principales nations industrielles) en juin 2024 montrent que les ultra-riches (environ 3.000 milliardaires dans le monde) contrôlent près de 14% de l’ensemble des richesses. Il y a vingt-cinq ans, ce pourcentage était de 6%.
10%
8%
6%
4%
2%
REVENDICATIONS
Le nouveau cadre budgétaire européen met à rude épreuve la croissance durable et le progrès social. Il doit être suspendu et réformé en profondeur. Il doit y avoir plus de place pour l’investissement public. Les dépenses sociales doivent être reconnues comme un facteur important de stabilité et de croissance économiques.
Afin de permettre davantage d’investissements publics, un financement commun devrait être fourni au niveau européen par le biais d’un nouveau Fonds européen d’investissement (successeur du Fonds pour la reprise et la résilience). Celui-ci devrait être financée par des prêts au niveau européen.
Un impôt sur la fortune constitué d’un apport croissant : 0,5% à partir d’un capital net de 1 million d’euros (hors logement familial), augmentant progressivement à 2% à partir d’un capital net de 10 millions d’euros. Des simulations montrent qu’un impôt de 1% sur les actifs supérieurs à 5 millions d’euros peut générer environ 6 milliards d’euros par an.
L’instauration d’un impôt sur les plus-values de 30% sur les produits financiers et sur les cryptomonnaies.
5
TRANSITION ÉCOLOGIQUE
ET POLITIQUE INDUSTRIELLE
Pour la FGTB, la transition climatique doit être une transition juste* autrement dit, elle ne doit pas accentuer les inégalités, ce qui risque d’arriver si la dimension sociale n’est pas prise en compte dans ce débat.
Pour assurer une transition juste au service de l’ensemble de la société, nous revendiquons des investissements publics qui vont permettre cette transition. En outre, les réflexions sur une politique industrielle sont intimement liées à celles sur la transition climatique. Celle-ci ne sera réalisable qu’avec un dialogue social et une participation des travailleurs. Les compétences des travailleurs (d’aujourd’hui et de demain) sont un enjeu majeur pour une transition réussie. Or, la fuite des industries hors d’Europe entraine la disparition du know-how des travailleurs. Les employeurs doivent prendre des mesures afin de former et/ou assurer des reconversions.
* Définition OIT : « Une transition juste signifie rendre l’économie plus verte d’une manière qui soit aussi juste et inclusive que possible pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne à l’écart. Une transition juste implique de maximiser les opportunités sociales et économiques de l’action climatique, tout en minimisant et en gérant les défis — notamment grâce à un dialogue social efficace parmi tous les groupes concernés, et le respect des principes et droits fondamentaux du travail. »
LA BELGIQUE N’ATTEINDRA PAS SES OBJECTIFS CLIMATIQUES
La principale cause du réchauffement climatique est l’activité humaine (transport routier, agriculture, industrie, déforestation, etc.). En 2013, le GIEC a conclu que le réchauffement du système climatique ne fait aucun doute et que ce réchauffement est grandement lié aux émissions de gaz à effet de serre. Les signaux les plus évidents du réchauffement climatique sont les vagues de chaleur extrêmes, des épisodes de sécheresse et des inondations dévastatrices. Les conséquences affectent plusieurs domaines de la société : la biodiversité, la santé, l’économie, l’énergie, etc. La Belgique commence aussi à en sentir les effets (inondations, périodes de canicules, etc.).
Afin de contenir la hausse des températures, l’Europe a décidé de poursuivre plusieurs objectifs climatiques et énergétiques pour 2030 :
1. Un objectif de réduction contraignant pour l’UE d’au moins 55% (par rapport à 1990) des émissions de gaz à effet de serre sur le territoire de l’UE, réparti entre un objectif européen pour les secteurs relevant de l’ETS (Émissions Trading System càd le système européen d’échange de quotas d’émissions) et des objectifs nationaux contraignants pour les secteurs non-ETS (comprenant principalement le transport, les bâtiments et l’agriculture)
2. Au niveau européen, un accord politique a été conclu en faveur d’un objectif global de l’UE d’au moins 42,5% d’énergies renouvelables d’ici 2030
3. Un objectif de réduction obligatoire pour les états membres d’au moins 1,49% par an en ce qui concerne l’utilisation de l’énergie pour 2024-2030
4. Un objectif d’interconnexion (liaison entre des réseaux électriques de différents pays) de 15% dans le secteur de l’électricité.
Où en est la Belgique ? Selon les hypothèses du Bureau fédéral du Plan, la Belgique n’atteindra pas globalement les objectifs européens.
Indicateurs sur les objectifs européens (horizon 2030)
Source : Bureau fédéral du plan
Réalisations Objectifs
Réductions d’émissions dans les secteurs SER (par rapport à 2005) -32% -47%
Part des énergies renouvelables 24,1% 34%
Consommation finale d’énergie (par rapport à REF 2020) -7,9% -11,7%
Dans le cadre des objectifs européens climat-énergie 2030, la Belgique s’est vu attribuer un objectif de réduction de 47% en 2030 par rapport à 2005, pour les émissions de gaz à effet de serre des secteurs non couverts par le système européen d’échange de droits d’émissions (secteurs dit
«non-ETS»)
Les secteurs non-ETS affichent une tendance à la baisse de leurs émissions, mais ne parviennent qu’à une réduction de 32% des émissions entre 2005 et 2030, ce qui est inférieur à l’objectif européen » (objectif = 47%)
En ce qui concerne la part des énergies renouvelables, sur base de la compilation des projections des différentes entités, la part d’énergie renouvelable s’élève à 24,1% en 2030. La Belgique n’atteint pas l’objectif de 34%.
Pour ce qui est de la consommation finale d’énergie, la Belgique doit la réduire de 11,7% par rapport à 2020. Selon les projections du Bureau fédéral du Plan, la Belgique n’atteindra pas cet objectif.
POLITIQUE INDUSTRIELLE ET TRANSITION ÉCOLOGIQUE : UN DUO POSSIBLE ?
Une politique industrielle et d’innovation efficace est essentielle pour maintenir les secteurs stratégiques en Europe. Cela est possible en se concentrant simultanément sur la durabilité, l’augmentation de la productivité et le renforcement de l’inclusion sociale. Ce faisant, nous devons jouer sur nos points forts, tels que : la haute qualification des travailleurs, les produits de qualité et les points forts (dialogue social, présence d’autorités bien développées). La transition écologique (durabilité) et le renouvellement de la politique industrielle vont de pair.
La valeur ajoutée de l’industrie dans l’économie belge ne cesse d’augmenter. En revanche, il y a une baisse de l’emploi. Alors qu’en 1995, l’industrie représentait encore 18,6% de l’emploi, en 2023, sa part n’était plus que de 11%.
Indice de la production industrielle
Évolution en volume de la valeur ajoutée (2021 = 100)
Source : Statbel
110
100
90
80
70
60
50
Cependant, il y a des nuances à apporter. L’industrie connaît un fort mouvement d’externalisation : les emplois dans le nettoyage et l’administration, mais aussi les emplois techniques sont sous-traités vers des entreprises externes. Ces entreprises se retrouvent dans le secteur des services, il y a donc aussi un biais statistique. Dans l’ensemble, le nombre d’emplois ne diminue pas, principalement en raison de niveaux de scolarité plus élevés et de gains de productivité élevés. Enfin, on peut dire que le nombre d’emplois dans le secteur des services qui dépendent de l’industrie est devenu très important.
Évolution de l’emploi par secteur
En milliers d’emplois, entre 1995, entre 1995 et 2023
Source : Statbel
1995
2023
Services Industrie Construction
Agriculture, foresterie E pêche
0 500
1.000
1.500
2.000
2.500
3.000
3.500 4.000
L’Europe devra trouver une réponse aux conditions de concurrence inégales : d’un côté, une production massivement subventionnée en provenance d’Asie et de l’autre une économie américaine qui fonctionne avec de l’énergie bon marché. En Europe, les prix de l’énergie sont plus élevés que dans les autres parties du monde. Aux USA, les prix sont plus bas grâce à la plus grande présence de gaz naturel. En Europe, étant donné que le prix de l’électricité est lié à l’évolution du prix du gaz, les prix de l’électricité sont plus élevés qu’aux États-Unis. Toutefois en Belgique, contrairement aux discours patronaux, une étude indépendante des 4 régulateurs du marché de l’énergie stipule qu’en 2024, tous les profils industriels (électro-intensifs et non électro-intensifs) ont un avantage compétitif sur le prix de l’électricité en Belgique par rapport aux pays voisins (France, Allemagne, Pays-Bas, UK).
Différence de coût pondéré de l’énergie
(Électricité et gaz) entre les régions de Belgique et la moyenne des coûts dans les pays voisins (y compris le Royaume-Unis), pour les entreprises électro-intensives et non électro-intensives*
* Le terme « électro-intensifs » désigne des entreprises dont l’activité nécessite une consommation importante d’électricité. Les électro-intensifs sont principalement concentrés dans quelques secteurs industriels parmi lesquels : l’industrie du papier-carton, la chimie, la sidérurgie, le verre, le ciment, etc.
Source : CREG △
5%
Non électro-intensif
Électro-intensif
0%
-5%
-10% ▽
15%
-20%
-25%
La politique industrielle doit être un levier pour la transition en favorisant une industrie durable, orientée vers l’avenir. En effet, l’industrie est une source directe et indirecte importante d’activité économique et d’emploi dans d’autres secteurs (via la sous-traitance). Pour une industrie prospère, les entreprises doivent investir dans l’innovation et la productivité dans le secteur. La politique de recherche et développement joue donc un rôle central dans la politique industrielle et celle-ci doit être stimulée dans tous les secteurs.
LES INVESTISSEMENTS STRATÉGIQUES EN BELGIQUE
Dans le cadre du Pacte national d’investissements stratégiques, un groupe d’experts indépendants a évalué les besoins en investissements stratégiques en Belgique à l’horizon 2030. Ces besoins couvrent six domaines dont l’énergie et la mobilité. Le besoin en investissement s’élève à 84 milliards d’euros, dont 56 milliards d’investissements privés et 28 milliards publics. Ce dernier montant correspond à l’effort budgétaire que la Belgique doit faire selon les nouvelles règles budgétaires européennes.
Besoins d’investissements stratégiques en Belgique
Jusqu’en 2030, par domaine, en milliards d’euros
Source : climat.be
Autres mobilité (solutions de mobilité intelligente, gestion, cadre de soutien)
Construire et entretenir des réseaux de transport et des services de transport intégrés
Autres energie (déploiment carburants alternatifs, démantèlement nucleaire)
Privé
Public
Renforcer les réseaux énergétiques Sécurité d’approvisionnement de l’énergie
+ développement des énergies renouvelables
+ développement de stockage
Rénovation complète des bâtiments gouvernementaux
0
5 10
15 20 25
L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE,
UNE ÉCONOMIE TOURNÉE VERS L’AVENIR
L’économie circulaire s’oppose à l’économie linéaire qui se débarrasse des produits et matériaux en fin de vie économique. La transformation de notre économie d’un modèle linéaire vers un modèle circulaire permet de réaliser des économies, de mettre en œuvre une utilisation plus efficace des ressources, de générer des emplois (en partie non délocalisables), et de réduire l’impact de la production et consommation sur l’environnement.
L’augmentation du taux de circularité* de l’utilisation des matériaux réduit donc la pression sur les ressources naturelles et, par conséquent, l’impact sur l’environnement et le climat. En Europe, les taux varient considérablement d’un pays à l’autre. Notre pays se situe dans le peloton de tête de l’UE. Ce taux est en croissance depuis 10 ans, en passant de 17% en 2013, à 22,2% en 2022. Cela signifie que 22,2% de tous les matériaux utilisés dans l’économie belge sont des déchets recyclés. Notre pays est en bonne voie pour atteindre l’objectif de l’UE d’ici 2030 qui est de 23,4%.
* Le taux de circularité de l’utilisation des matériaux reflète la proportion de déchets recyclés par rapport à la quantité totale de matériaux utilisés.
Taux de circularité de l’utilisation
des matériaux
(2022)
Source : Eurostat
Pays-Bas Belgique France Italie Estonie Malte Autriche Allemagne Tchéquie
UE-27 pays (àpd 2020)
Slovénie Slovaquie Pologne Hongrie Danemark Espagne Suède Croatie Lettonie Luxembourg
Bulgarie Lituanie Chypre Grèce Portugal Irlande Roumanie
0% 5%
10%
15%
20%
25%
30%
L’économie circulaire a des implications multidimensionnelles (environnementales, économiques, industrielles, technologiques, etc.) mais aussi sociales, trop peu mises en évidence. En effet, le marché du travail et les travailleurs aussi doivent s’y adapter, avec des défis tels que le développement des talents et des compétences, l’apprentissage tout au long de la vie, la diversité ou l’inclusion. Selon la dernière étude de la Fondation Roi Baudoin sur le sujet (2022), en Belgique, 262.000 emplois sont circulaires (7,5% de tous les emplois). Les secteurs du recyclage et de la réparation et l’entretien créent ensemble plus de 80.000 emplois (30% de tous les emplois circulaires). Les autres emplois se retrouvent dans des activités indirectement liées à l’économie circulaire telles que la logistique, la technologie, les administrations publiques, etc. Au niveau mondial, l’économie circulaire devrait générer une augmentation de 3% de l’emploi d’ici 2030. En Europe, on parle de 700.000 emplois sur cette même période. Dans son scénario le plus ambitieux, l’économie circulaire pourrait même créer jusqu’à 100.000 emplois en Belgique d’ici à 2030.
TRANSITION JUSTE ET INÉGALITÉS
Le Haut Comité pour la Transition juste (2024) constate que tout le monde ne contribue pas de la même manière au changement environnemental. En ce qui concerne les émissions de gaz à effet de serre, on observe de grandes disparités entre les ménages en Belgique. Selon des chiffres de la banque de données internationales, World Inequality Database, en Belgique, les 10% de ménages les plus riches émettent plus de 10 fois plus de gaz à effet de serre que les 10% de ménages les plus pauvres.
Émissions de CO2/habitant
Ménages belges en 2019,
en tonnes d’équivalent CO2 50
Source : Haut Comité pour la
Transition Juste
40
30
20
10
0
1 2 3 4
5 6 7 8
9 10
Déciles de revenus
REVENDICATIONS
Une industrie durable, orientée vers l’avenir est nécessaire dans une société prospère. Une économie qui présente une large diversité de secteurs sera plus résiliente et résistante aux chocs. Etant donné que l’industrie est une source indirecte importante d’activité économique et d’emploi dans d’autres secteurs, elle mérite une attention politique spécifique. En outre, la politique de RED joue donc un rôle central dans la politique industrielle car une industrie qui est à la traîne au niveau technologique et de la productivité, sera toujours en difficulté au niveau mondial. Les autorités (européennes) doivent jouer sans tarder la carte du climat et de la transition énergétique. La dimension sociale doit être au cœur de cette transition, sans quoi les inégalités sociales seront accentuées.
Soulignons aussi que cette transition a besoin d’une assise sociétale forte. C’est pourquoi les travailleurs et la concertation sociale doivent jouer un rôle clé dans les processus de changement. Enfin, au vu de l’urgence de la question climatique et environnementale et des perspectives d’avenir pour l’industrie même, il est temps de mettre l’accent sur la circularité et la gestion des matières premières.
Le secteur industriel a vu ses bénéfices augmenter ces dernières années, mais ces bénéfices reviennent de plus en plus souvent aux actionnaires, au détriment des investissements nécessaires dans le secteur. Comment l’industrie peut-elle se réorienter si ses capacités d’investissements lui sont enlevées ?
6
DIALOGUE SOCIAL
ET LIBERTÉ SYNDICALE
Le respect du dialogue social et des libertés syndicales sont un des fondements de la démocratie. Dans ce cadre, le dialogue social, dans les entreprises devra s’enrichir très prochainement de débats sur la durabilité des entreprises. Ces rapports « durabilité » sont bien plus qu’une compilation d’indicateurs sociaux, environnementaux et de gouvernance, ils sont une occasion unique de mener un dialogue social sur l’avenir des entreprises avec les travailleurs, via les conseils d’entreprises.
En ce qui concerne les libertés syndicales, celles-ci sont attaquées de toute part, au niveau mondial et national. Nos droits sociaux peuvent sembler définitivement acquis, mais il n’en est rien. Il faut continuer à les défendre.
LA DÉMOCRATIE ÉCONOMIQUE PASSE PAR LE DIALOGUE SOCIAL DANS LES CONSEILS D’ENTREPRISES
Le conseil d’entreprises (CE) est l’organe d’information et de consultation des travailleurs sur les matières économiques liées à l’activité de l’enteprise. L’Arrêté Royal de 1973 fixe les informations qui doivent être transmises au CE pour information et discussion. Chaque année, la direction « organes de participation » du SPF Emploi assure des contrôles du respect de cette législation. Environ 40% des entreprises sont en infraction. Ces infractions prennent des formes diverses : le manque total d’informations ; le non-respect des formes imposées par la loi (absence de documents écrits ou transmission tardive des documents, etc.) ou encore le non-respect du contenu imposé par la loi.
De plus, elles peuvent concerner l’information de base, annuelle, périodique ou occasionnelle.
Types d’infractions constatées
Lors du contrôle de l’information obligatoire dans les conseils d’entreprises (2023)
Source : SPF Emploi
60%
50%
40%
Informations de base
Informations annuelles
Informations périodiques
Informations occasionnelles
Confidentialité
30%
20%
10%
0%
Entreprises
en infraction
Aucune information fournie
Contenu incomplet
Exigences de forme non respectées
LA DURABILITÉ DES ENTREPRISES, ENCORE UN LONG CHEMIN À PARCOURIR
À partir de 2024, un grand nombre d’entreprises seront tenues de rendre compte de leurs politiques et performances en matière de durabilité. La directive CSRD (directive sur les rapports de durabilité des entreprises) devrait garantir des informations transparentes et de qualité sur la durabilité des entreprises. Les grandes entreprises vont devoir publier des données qui font la transparence sur les risques que leurs activités font peser sur leur environnement, mais aussi sur les risques auxquels elles sont exposées — en ce compris dans leur chaîne de valeur, c’est-à- dire au niveau de leurs fournisseurs, et même une fois leurs produits ou services vendus à leurs clients. Selon les chiffres de l’Institut des réviseurs d’entreprises, en Belgique, 2.280 entreprises seront directement concernées par les nouvelles obligations. Ces entreprises représentent 28% de la valeur ajoutée brute de l’économie belge, et emploient 42,6% des travailleurs du pays (plus d’un million). Selon le dernier baromètre annuel des entreprises du bureau d’audit et de conseil financier BDO, 75% des entreprises ne disposent pas (encore) de stratégie globale en matière de durabilité. Alors que l’obligation d’établir des rapports sur la durabilité des entreprises est sur le point d’être imposée aux moyennes et grandes entreprises, pas moins de 40% d’entre elles craignent de ne pas être prêtes à temps.
Les rapports « durabilité »
Source : groupe audit BDO
— Entreprises AVEC une stratégie globale de durabilité
— Entreprises SANS une stratégie globale de durabilité
LIBERTÉS SYNDICALES
La Confédération Syndicale Internationale publie chaque année son « indice des droits dans le monde ». Un indice qui évalue, par pays, comment les droits et libertés du monde du travail sont respectés ou bafoués. Sont analysés : le respect des droits fondamentaux, des libertés syndicales, le droit d’action des syndicats… Le résultat ? Depuis 11 ans, l’Indice enregistre un net recul des droits des travailleurs et des travailleuses et des libertés syndicales dans toutes les régions du monde. En effet, 87% des pays ne respectent pas le droit de grève, 79% des pays violent le droit à la négociation collective, des travailleurs et travailleuses ont été arrêtés et détenus dans 74 pays, des travailleurs et travailleuses ont subi des violences dans 44 pays, 22 syndicalistes ont été assassinés (Bangladesh, Colombie, Guatemala, Honduras, Philippines, Corée du Sud).
Même si l’Europe est traditionnellement la région qui connaît le moins de violations par rapport aux autres parties du monde, c’est aussi la région qui a connu le recul le plus important dans le respect des libertés syndicales. Trois quarts des pays européens ne respectent pas le droit de grève et 54% de ces pays violent le droit à la négociation collective. En ce qui concerne la Belgique, après avoir régressé en quelques années de la catégorie 1 (violations sporadiques des droits) à la catégorie 3 (violation régulière des droits), elle se maintient dans cette catégorie peu glorieuse.
Indice des droits syndicaux dans le monde
Source : CSI
5+ Aucune garantie des droits à cause de l’effondrement de l’État de droit
5 Aucune garantie des droits
4 Violations systématiques des droits
3 Violations régulières des droits
2 Violations réitérées des droits
1 Violations sporadiques des droits
REVENDICATIONS
La défense de la démocratie dans les entreprises via le dialogue social est une priorité syndicale. Pas de défense du monde du travail sans dialogue social. Il s’agit d’une composante essentielle de la concertation sociale en Belgique. C’est pourquoi la FGTB continuera à la défendre.
Le respect des libertés syndicales, sous toutes ses formes, fait également partie des points d’attention pour les années à venir.
Récits Livrés
Homosexualité, ici et là-bas
Éditeur responsable:
Maison Arc en Ciel de Verviers – Ensemble Autrement ASBL
Rue Xhavée 21 – 4800 Verviers
+32 495 13 00 26 – contact@ensembleautrement.be – www.ensembleautrement.be
Crédits:
Rédaction: Hardenne Vinciane / Gilsoul Coline / Bovy Jonathan / Baeyens Daniel
Illustrations: Dieng Madior
Graphismes et mise en page: Gany Mélissa et Brasseur Sabrina
Maison Arc en Ciel de Verviers – Ensemble Autrement ASBL
Récits Livrés
Homosexualité, ici et là-bas
5
Table des matières
Introduction ……………………………………………………………………….. p. 7
Constats ……………………………………………………………………………. p. 9
Carte ILGA « Les lois sur l’orientation sexuelle dans le monde » …………………….. p.p. 10-11
Témoignages, Cameroun………………………………………………………….. p. 13
La vie dans le centre ………………………………………………………………. p. 15
Témoignages, Cameroun………………………………………………………….. p. 17
Témoignages, Cameroun………………………………………………………….. p. 21
Témoignages, Mauritanie …………………………………………………………. p. 25
Témoignages, Congo ……………………………………………………………… p. 27
Témoignages, Somalie …………………………………………………………….. p. 29
Témoignages, Somalie …………………………………………………………….. p. 31
Témoignages, Somalie …………………………………………………………….. p. 33
Témoignages, Côte d’Ivoire ………………………………………………………. p. 37
Témoignages, Côte d’Ivoire ………………………………………………………. p. 41
Daniel, Bénévole à la macverviers ………………………………………………… p. 49
Contacts……………………………………………………………………………. p. 51
Remerciements ……………………………………………………………………. p. 53
6
7
Introduction
¹En réponse à un appel à projet de la Région Wallonne.
²Le oung c’est le fait de dénoncer l’orientaon sexuelle publiquement et sans le consentement de
la personne concernée.
Ensemble Autrement est une association active en Province de Liège depuis huit ans auprès des personnes
Lesbiennes, Gays, Bisexuel.le.s, Transgenres, Queers, Intersexes, Autres. Notre association
est également présente pour accueillir les proches du public LGBTQI+ via notre équipe
pluridisciplinaire proposant des accompagnements psycho-sociaux et des activités diverses.
En tant qu’opérateur en Initiative Locale pour l’Intégration¹ des personnes étrangères ou d’origines
étrangères, nous recevons, via l’Appel à Projet de 2019, 2020 et 2021, un public en demande
de protection internationale sous les critères de l’homophobie et/ou de la transphobie vécue au pays.
Le public migrant LGBTQI+ que nous recevons nous sollicite principalement pour une aide
et un soutien dans la procédure d’asile, mais également pour des demandes d’entretiens individuels
afin de pouvoir verbaliser leur orientation sexuelle et/ou leur identité/expression de genre dans
le but de poser des mots sur ce qu’ils/elles ont vécu dans leur pays d’origine.
Ces personnes sont, la plupart du temps, confrontées au choc et au stress post traumatique. En effet,
les récits de vie qu’ils/elles nous livrent sont bien souvent tragiques, ce sont des parcours difficiles
comportant de la violence physique et psychologique. Ajoutons à cela le déracinement, la déchirure
familiale, le choc culturel, le placement en centre, la procédure d’asile et enfin, la peur de se voir
refuser le titre de séjour.
A l’heure actuelle, il persiste encore une dizaine de pays dans le monde où l’homosexualité
et la transidentité sont punies de la peine capitale et des dizaines d’autres dans lesquels les peines
varient entre amendes, jusqu’à 17 années d’emprisonnement, humiliations, tortures…
Dans de telles conditions, ces personnes nous expliquent qu’ils/elles doivent vivre de façon
très prudente et cacher leurs relations. Cependant, malheureusement bien souvent, l’élément
déclencheur résulte du outing² d’un proche. L’exil du pays d’origine se fait de façon précipitée,
sans préparation préalable car la personne se retrouve dans l’urgence pour sauver sa vie directement
menacée. S’en suit alors le parcours migratoire, épreuve supplémentaire, durant laquelle il arrive
parfois que pour pouvoir payer les passeurs, ces personnes n’aient pas d’autres choix que de se livrer
à la prostitution ou encore à des travaux tels que déplacer des corps morts.
Si l’arrivée sur le territoire belge est perçue comme une forme d’aboutissement et de soulagement,
la personne doit encore faire face au placement et à la vie en centre où il règne au travers
de cette mixité des communautés, un fort climat homophobe/transphobe, la lourdeur et la lenteur
des procédures administratives et juridiques, les interviews durant lesquelles il faut crédibiliser
son homosexualité/sa bisexualité/sa transidentité. Durant ces interviews, on leur demande
de parler, de tout livrer, bien souvent plus que ce qu’ils/elles ne peuvent ou veulent exprimer.
Ce projet a donc pour but de leur donner la parole, de livrer leur témoignage avec ce qu’ils/elles
veulent exprimer ou dénoncer.
Dans le domaine de la psychologie, nous savons combien la parole des victimes est importante pour
pouvoir se reconstruire. Verbaliser et faire entendre sa voix, c’est avancer vers un mieux-être.
Cette parole peut être écoutée et entendue afin de permettre au grand public de se conscientiser
à ces réalités de vie, de susciter l’empathie, mais aussi de déconstruire d’éventuels préjugés
ou stéréotypes.Tels sont les buts de ce livret et nous tenons a remercier nos membres de partager leur
histoire avec nous, avec vous.
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Constats
A travers la carte sur les deux pages suivantes³, publiée par l’organisation internationale ILGA⁴,
vous pouvez constater les différentes législations quant aux droits LGBTQIA+ à l’échelle mondiale.
En quelques mots, les pays bleutés reconnaissent la protection contre la discrimination fondée
sur l’orientation sexuelle contrairement aux pays représentés dans les tons rougeâtres criminalisant
les pratiques homosexuelles.
Nous estimons important de vous informer que la majorité de nos suivis en demande de protection
internationale sont originaires du continent africain. Il n’empêche que nous avons pu rencontrer
un grand nombre d’origines issues des quatre coins du monde. Les personnes ayant accepté
de témoigner sont originaires de cinq pays du continent africain que sont la Somalie, le Cameroun,
la Côte d’Ivoire, le Congo et la Mauritanie. Il ne s’agit en aucun cas d’une forme de discrimination,
de stéréotype et/ou de préjugé.
Sur base de notre réalité de terrain, nous avons pu constater que malgré la présence d’un
cadre légal autour de l’orientation sexuelle, de nombreuses discriminations en découlent.
Au niveau de l’Amérique latine et de l’Europe de l’Est, diverses cultures existantes
se montrent violentes envers la communauté LGBTQIA+ comme certains demandeurs de
protection internationale d’origine vénézuélienne et tchétchène ont pu nous le partager.
Cette expérience sur le terrain nous a permis de prendre connaissance que la législation est
appliquée par les instances juridiques ainsi que par la population. Cela double la pénalisation
de l’orientation sexuelle.
³Les lois sur l’orientaon sexuelle dans le monde, ILGA.
hps://ilga.org/fr/cartes-lois-orientaon-sexuelle (consulté le 26 novembre 2021).
⁴Internaonal Lesbian Gay Bisexual Trans and Intersex Associaon.
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Témoignages
Mon enfance n’a pas été facile pour moi parce que je sais qu’il y a des enfants qui ont une famille unie,
avec des frères et soeurs, un père et une mère. Pour moi, c’était différent. Ma mère était la deuxième
femme de mon père, j’avais des demi-frères et soeurs. J’ai un frère consanguin. La première femme
de mon père est morte, elle a refusé de partager l’héritage avec mon père. Ma mère s’est battue pour nous
offrir une vie, une éducation à mon grand-frère, ma petite soeur et moi.
Quand je grandissais, les gens sentaient que je grandissais comme une fille, mon grand-frère me jugeais
aussi « tu fais tout avec les filles », je ne comprenais pas ce qu’ils disaient, je ne voyais pas de différence.
Au fur et à mesure des années, ça allait de pire en pire avec mon demi-frère qui, lorsque j’avais 10 ans, j’ai
ressenti cette différence en moi, quelque chose qui n’allait pas mais je ne savais pas quoi. J’étais tellement
préoccupé à chercher de l’argent, depuis l’âge de 7 ans, je devais aider ma mère. Je travaillais. J’apprenais
à faire des économies et à donner l’argent à ma mère à la fin du mois. Face à ça, je n’avais pas la tête
à l’école.
A 12 ans, j’ai arrêté l’école. Je me suis vraiment lancé dans la recherche de l’argent pour que ma famille
puisse vivre et que ma petite soeur ne ressente pas la souffrance que j’ai ressentie depuis le bas-âge.
Mon demi-frère continuait de m’insulter de « pd », de « fille ». Je ne savais pas quoi lui répondre.A 14 ans,
dans le mouvement avec les gars de mon quartier, je disais bonjour à tout le monde et inversément.
Un ami a demandé à ma mère pour que je l’accompagne dormir chez lui. Cette nuit-là, j’ai vécu ma
première relation sexuelle. Le deuxième jour, nous avons été attrapés par son grand-frère qui nous a
surpris en rentrant dans la chambre par surprise. Il a crié au scandale dans la maison. Les gens du quartier
sont sortis et on a été amenés chez le chef du quartier qui a nommé cet acte « de la sorcellerie ».
A l’époque, ma mère était malade, quand elle a appris ça, sa maladie s’est empirée. On m’a envoyé chez
un marabout pour me traiter. J’ai fait 2 mois chez ce marabout. J’ai des signes physiques sur le visage
d’après cet homme. Ma mère est morte d’un AVC l’année suivante.
Après sa mort, je ne pouvais plus vivre au village, je ne supportais plus la vie là-bas. Mes frères disaient
que j’étais responsable de la mort de ma mère, que j’étais dans la sorcellerie, que je ne pouvais pas rester
avec eux au risque de me faire tuer. Ma petite-soeur était trop petite pour comprendre. Financièrement,
je reste responsable d’elle. Je suis allé habiter ailleurs dans une grande ville. Je devais chercher quelque
chose à faire, un travail. Je n’avais rien comme compétence sauf dans le commerce.
Je sais bien cuisiner, et un ami m’a proposé de faire une formation dans le domaine de la cuisine.
Mais pour ça, il faut encore payer, j’avais déjà ma soeur à charge. Je n’avais que 20 ans. J’ai eu un peu
d’argent avec lequel j’ai payé le reste des frais de ma soeur. J’ai postulé dans un hôtel qui a accepté
de me former pendant 6 mois. Après la formation, j’ai continué là-bas. J’ai poursuivi ma vie d’homo-
Cameroun
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sexuel. J’étais toujours poursuivi par ma famille, je recevais des messages de menace, j’étais banni
de ma propre famille. J’ai continué de partir. Je suis rentré travailler dans la famille présidentielle.
Dans mon pays, il n’y a pas de contrat de travail, l’argent n’est jamais sûr. Un jour on peut te payer,
le lendemain non. J’ai commencé à préparer mon départ, je savais que les homosexuels étaient interdits.
J’ai déjà été chassé de ma famille, je n’avais plus d’amis, je ne savais pas qui était mon ennemi. J’ai décidé
de sauver ma peau et de fuir le pays.
La semaine avant ma fuite, j’avais souvent entendu des problèmes comme des attaques de la police dans
des maisons. J’étais en danger. J’avais un copain qui m’aidait, on vivait ensemble mais lui était marié.
Il a fêté son anniversaire chez moi avant de partir chez lui. Je l’ai raccompagné jusqu’à sa voiture.
Il cherchait un truc dans sa voiture, le plafonnier était allumé. Je l’embrasse pour lui dire au revoir.
Des gens ont commencé à crier « Des pd, des pd ». En 15 minutes, il y avait un regroupement d’une
centaine de personnes à l’extérieur qui criait « si tu ne sors pas, on va te bruler dans cette maison ».
Le propriétaire était mon voisin, il a appelé la police. J’ai décidé de ne pas balancer mon copain.
J’ai été bastonné et enfermé au commissariat. Mon copain est allé voir l’enquêteur. En échange d’argent,
ma fuite a été organisée dès le lendemain matin. Une personne m’a attendu en voiture,
et je suis parti me cacher dans une maison abandonnée plusieurs mois. Je devais partir n’importe où,
mais j’avais toujours l’aide de mon copain et de ses contacts. Je ne voulais pas abandonner ma petite soeur
mais je devais sauver ma tête. Il m’a obligé de penser à moi et non à ma famille. Il m’a rappelé le traitement
que l’on réserve en prison aux homosexuels.
Je suis arrivé en Belgique. Un homme m’a déposé dans un café de Bruxelles. Il est parti acheter
des vêtements. Je suis resté au bar à l’attendre jusqu’à la fermeture. J’étais perdu, je ne savais même pas
dans quel pays j’étais arrivé. Le barman m’a expliqué que je ne reverrais plus l’homme qui m’avait
accompagné, c’était un passeur. Il m’a proposé de m’accompagner à l’endroit où l’on demande l’asile.
J’ai accepté son aide. Après avoir dormi dans le café, fait mes soins d’hygiène comme je pouvais,
il m’a déposé au Petit Château à 5h du matin. Il y avait déjà une file dehors. J’ai attendu toute la journée
jusqu’à ce qu’on m’envoie dans un centre.
Dans le centre et même au Petit Château, je n’ai pas caché mon homosexualité. J’ai parlé pour la première
fois avec l’assistante sociale. Je lui ai tout raconté. A partir de là, j’ai compris ce qu’était l’asile.
Elle m’a orienté comme elle pouvait. J’ai rencontré l’avocat et il m’a accompagné vers l’obtention
du statut de réfugié.
Selon Amnesty internaonal concernant les violences fondées sur le genre , « L’OCHA a enregistré 676 cas de violences
fondées sur le genre dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest en septembre (contre 567 cas en août). Il a toutefois
indiqué que ces chiffres étaient probablement en deçà de la réalité car il avait un accès limité aux populaons concernées.
Sur l’ensemble des cas signalés, 39 % concernaient des violences sexuelles. Les vicmes de violences liées au genre étaient
en majorité des femmes (64 %). »
Code pénal de 1965/2016 – Arcle 347 bis [Relaons sexuelles avec une personne de même sexe] :
« Est puni d’un emprisonnement de 6 (six) mois à5 (cinq) ans et d’une amende de 20.000 (vingt mille) à 200.000 (deux
cent mille) francs toute personne qui a des rapports sexuels avec une personne de son sexe. »⁵
D’après plusieurs lecture, les camerounais dit ‘’an-gay’’, harcèle, menace et chasse toutes les personnes qui défendent
les droits des LGBTI.
⁵AENGUS CARROLL ET LUCAS RAMON MENDOS. (2017, juillet). HOMOPHOBIE D’ET AT.
associaon internaonale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans et intersexe.
Consulté le 16 novembre 2021.
hps://ilga.org/downloads/2017/ILGA_State_Sponsored_Homophobia_2017_French.pdf
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La vie dans le centre
Elle n’a pas été facile, je n’ai pas été accepté par
tout le monde. Mais à force d’insister, certaines
personnes ont compris que je ne changerais pas.
Je ne pouvais pas m’assoir à côté de certains
parce que je suis homosexuel. J’ai décidé
de m’imposer, je n’avais pas froid aux yeux.
A force de m’insulter, à force de répondre, j’ai
gagné le match.
La directrice du centre a compris que je ne
me laissais pas faire. Je n’étais plus en Afrique,
je n’avais plus besoin de cacher mon homosexualité.
J’ai dû changer de centre parce que
j’ai une santé fragile et le coronavirus a débarqué
dans le centre. J’avais le choix de retourner dans
le premier centre mais je préférais rester
et terminer au second centre.
J’ai entendu qu’on disait des étrangers qu’ils
venaient profiter du pays et des papiers.
Pourtant, dans le premier centre, j’étais avec
quelqu’un, qui m’a proposé un mariage pour que
j’obtienne les papiers et j’ai refusé. Je voulais
faire ma procédure d’asile. Ce sont mes frères
autrefois qui ont créé les stigmates d’aujourd’hui.
Tout le monde n’est pas comme ça.
Ce que disent les gens est comme une publicité.
Ils n’ont pas de salaire. Ils pourraient au moins
faire ça bien. J’ai affronté les critiques des autres,
je ne me suis jamais bagarré. J’ai décidé de
donner un nom à ma vie, la patience. Si je n’étais
pas patient dans ma vie, je ne pourrais pas vivre.
Comme je sais patienter, je sais garder ma
tranquillité et observer les gens. Grâce à
la patience, j’ai obtenu le statut de réfugié
en Belgique, comme si je n’avais jamais souffert
auparavant. Beaucoup de gens m’ont appelé pour
me demander ce que j’avais fait pour réussir
à avoir une positive en seulement un entretien.
Je leur ai dit que si tu es homosexuel, tu dois être
réel. Il faut être réel dans ses actes.
Pour terminer, je voudrais que les gens soient
réels, c’est-à-dire que quelqu’un qui vient
en Belgique, ou ailleurs en Europe, il faut être
homosexuel de la réalité. Nous en avons marre
des gens qui mentent sur leur orientation
sexuelle, ce qui affirme les stigmates qui existent
sur nous. Je connais l’histoire de plusieurs
africains qui demandent l’asile avec l’excuse
d’une fausse homosexualité. Ça m’a fait mal.
J’encourage mes amis à faire attention à leur
entourage. Assure-toi que la personne est réelle
parce que les homophobes sont présents.
J’ai reçu des appels qui m’ont interdit de partager
ce que je voulais sur des groupes LGBT.
Être réel, c’est la clef de la vérité. Il ne faut pas
enseigner le mensonge, la vie d’un homosexuel
aux personnes qui vont mentir sur leur procédure
d’asile. Des menteurs obtiennent l’asile
alors que mes frères homosexuels réels, parce
qu’ils ne savent pas parler, sont refusés. Laissez la
place aux vrais homosexuels, ne prenez pas
ce qui ne vous appartient pas.
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Je n’ai jamais eu l’intention de venir en Belgique, ni de quitter mon pays car je me battais pour m’en
sortir. J’avais mon magasin de chaussures pour femme donc je ne voulais pas le quitter. J’avais ma vie
intime aussi mais dans mon pays les gens disent que c’est de la sorcellerie, que c’est la maladie
des blancs, des sectes…
Le 2 juin 2020, j’étais dans un restaurant avec Jeremy, mon copain. Il y a eu un malentendu,
on s’est disputé et Jeremy m’a ramené chez moi. Le lendemain, il a essayé de m’appeler toute
la journée mais je ne voulais pas répondre. Le soir même, mon copain est venu, on s’est crié dessus,
je voulais une pause mais Jeremy ne voulait pas. Finalement, on s’est mis d’accord et on s’est
embrassé.
Mon voisin, le fils de mon propriétaire, a entendu les cris et donc il est monté, j’avais oublié de fermer
la porte, Jeremy et moi étions au salon. Mon voisin est rentré et nous a surpris. Lorsqu’il nous a vus,
il a crié « sorcellerie », il m’a frappé et les autres voisins sont arrivés et m’ont vu en serviette.
Jeremy avait eu le temps de s’habiller avant qu’ils n’arrivent.
Les voisins nous ont tirés dehors et emmenés sur la place publique. En sortant du bâtiment, Jeremy a
pu s’enfuir car il était porté par des personnes plus âgées et plus faibles. Il a escaladé le mur et a trouvé
une moto pour s’enfuir.
Ils m’ont emmené sur la place publique où il y a des grands fours. Ils m’ont frappé pendant plus
d’une heure avec des bouts de bois en feu. Ils voulaient savoir où habite Jeremy. Dans mon pays,
un homosexuel est frappé voir tué par la population. Si vous avez un peu de chance, quelqu’un va
appeler la police et vous serez emmené en prison.
Lorsque j’ai été battu, il y avait beaucoup de monde sur la place car tout le monde se poussait pour
voir. Après plus d’une heure de torture, mon bailleur a appelé la police. La police m’a emmené
au commissariat où je suis resté 3 jours.
Jeremy a des relations et a su me faire évader grâce à l’aide d’un policier. Le troisième jour au commissariat,
un policier m’a donné un numéro de téléphone, le numéro de Jeremy. J’étais toujours nu,
un détenu m’a donné un vieux short et un t-shirt déchiré.
Le policier, le contact de Jérémy, m’a dit de demander pour aller aux toilettes. Il m’y a donc emmené.
De là, il m’a fait sortir du commissariat. Je devais escalader un mur pour arriver sur le grand marché.
Avant d’escalader, le policier m’a dit que je devais quitter le pays car si j’étais retrouvé, ma peine serait
doublée. J’ai escaladé le mur puis le policier a tiré en l’air. J’ai pu me faufiler dans la ville et me cacher
Cameroun
pour passer la nuit. À 6h du matin, les gens commençaient à sortir pour aller travailler. J’ai demandé
à plusieurs personnes leur téléphone mais ils refusaient car ils avaient peur que je parte avec. J’ai réussi
à trouver un monsieur qui a composé le numéro de téléphone et m’a tendu le GSM en le tenant pour
que je ne le vole pas. J’ai pu donner ma position à Jeremy qui est venu me chercher en voiture.
Je suis resté caché chez Jeremy pendant deux jours, Jeremy a organisé ma fuite vers l’Europe. Il a
appelé un gars qui faisait de la moto, il est venu me cherche le 10 juin à 4h30 du matin. Il m’a emmené
jusqu’à Buéa car la frontière était trop loin pour lui. À Buéa, j’ai trouvé un autre homme à moto qui
m’a fait passer la frontière dans une malle cachée sous une bâche car à la frontière, il faut montrer
les papiers et je n’avais plus rien avec moi. Une fois la frontière passée, le motard m’a laissé et
une autre personne, envoyée par Jérémy, m’a conduit jusqu’en Libye, j’y suis arrivé le 20 juin.
J’ai téléphoné à Jérémy qui m’a dit que le premier motard était mort dans un accident de la route sur
le chemin du retour. Depuis ce coup de téléphone, je n’ai plus eu de nouvelle car il a dû changer
de numéro pour qu’on ne me retrouve pas. C’est Jérémy qui a financé mon voyage et qui a vendu
ma boutique. Jeremy m’a envoyé 1.000 € de la vente de la boutique lorsque j’étais en Libye.
Si j’avais eu le choix, je serai retourné au Cameroun car la Libye c’est l’enfer, c’est la guerre ! Les noirs
sont très mal vus et nous sommes moins bien traités que les animaux. Dès qu’un arabe te voit, il va te
vendre comme esclave, ils vont te torturer et ils font payer pour te libérer, l’argent passe souvent par
la Somalie et le Niger. J’y ai vu des femmes à qui ils ont demandé 5.000 dollars pour être libérées.
En Libye, tu vois la mort devant tes yeux. Je ne pouvais pas rester là car les arabes tuent les noirs.
J’ai donc voulu partir pour sauver ma peau.
Lors de la fête du mouton, j’ai pu m’échapper en voiture pour aller vers l’Italie mais le lendemain,
à 8 heures, les libyens nous ont arrêté, ils ont tiré sur tout le monde, en criant en arabe « les noirs
n’ont pas le droit d’exister ». J’ai pleuré, je voulais rentrer chez moi, mais je n’avais pas le choix.
Les policiers nous ont amenés au port, chez l’homme qui a la plus grande prison de Libye.
Les Libyens sont tous militaires, ils ont tous des armes, même les enfants. Les libyens tirent tout
le temps, sur les gens, en l’air…
J’ai passé trois semaines en prison, j’ai pu m’échapper grâce au travail : en Libye, si un chef de chantier
a besoin de main-d’oeuvre gratuite, il va la chercher en prison. Il passe chercher les détenus le matin
et vient les ramener le soir. Les détenus veulent partir travailler car sur le chantier, ils nous donnent à
manger alors qu’en prison, on ne nous donne qu’un petit morceau de pain le matin. Je suis parti sur
le chantier avec mon frère. En prison, si vous trouvez quelqu’un qui vous ressemble et avec qui vous
vous entendez bien, vous devenez comme des frères. Nous avons été négligés par le patron, il ne nous
surveillait pas, donc nous nous sommes échappés. Quelqu’un est venu me chercher grâce à un numéro
de téléphone. J’ai pu fuir grâce à cela. Cet arabe, en échange d’argent, nous a amenés à un « bateau »
pour fuir la Libye. Le « bateau » était fait avec un pneu et un bout de contreplaqué. Mais ce jour-là,
il y avait des vagues très fortes mais l’arabe ne voulait pas qu’on reste. Le bois a craqué et donc après
une heure de « voyage », l’eau est rentrée dans le radeau. Donc, on est retournés en Libye. Ils ont dû
appeler un autre arabe qui les a pris sur un autre bateau mais une vague a frappé le bateau.
L’eau a rejeté certaines personnes (40) sur la terre, ils sont morts. J’ai récupéré une chemise et
un pantalon de mon ami qui est décédé en mer.
Au bout de trois jours, il n’y avait presque plus de carburant, la mer était agitée, le monsieur
qui regardait les radars a dit qu’on était encore à 65 km de Lampedusa. On a vu la lumière au loin,
le conducteur a essayé de suivre la lumière car lumière égale terre. Quand les vagues étaient trop
fortes, le conducteur devait couper le moteur car c’était trop dangereux et il n’y avait pas de gilet
de sauvetage. La lumière était en fait un grand navire en quarantaine. Le navire a refusé que les gens
montent. Mais de l’autre côté, on a vu une petite maison, le conducteur a donc cherché une terre pour
accoster. On a trouvé une plage vers 5h30.
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Les ONG ont été appelées plus de trente fois lors du voyage mais elles ne venaient jamais. Quand nous
avons accosté, on ne savait pas qu’on était en Italie, tout le monde est sorti du bateau, on est allé
jusqu’à la maison. Des gens sont arrivés, des civils et des policiers. Ils sont descendus et ont parlé
en arabe. Quand ils ont parlé en arabe, on a tous cru qu’on était toujours chez les arabes et qu’on allait
tous retourner en prison. Des filles ivoiriennes ont commencé à courir pour échapper à la prison.
Elles voulaient retourner dans l’eau, là, les policiers ont crié « attendez, vous êtes en Italie ».
On a passé 3 jours sur l’eau, sans nourriture et sans sommeil parce que si tu dors, tu tombes dans l’eau
et comme il n’y a pas de secours, tu meurs.
Les policier nous ont tous amenés dans un bâtiment et ont séparé le groupe en plusieurs parties pour
des tests covid, ils nous ont emmenés dans un camp à Lampedusa. À Lampedusa, nous sommes restés
en quarantaine pendant 3-4 jours.
A la fin de la quarantaine, le 19 novembre 2020, ils ont départagé notre groupe, dans mon document
la croix rouge avait noté Bologne, mais ils m’ont envoyé à Fiuggiavec des sortes de papier d’identité
mais nous, on ne connaissait rien, on n’avait pas compris que c’était différent. Ils nous ont amenés
dans une grande salle pour vérifier nos papiers. Ils nous ont donné du lait chaud et ont repris tous
les documents du bateau. Il n’y avait pas de porte aux chambres, il y avait des problèmes d’eau,
pas d’eau chaude pour se laver, il y avait de l’eau chaude en bas mais c’était pour les arabes et
les afghans. Comme nous venions de la Libye, on était tous malades (corps qui gratte), ils nous disaient
qu’on devait payer les médicaments, le médecin venait 1 fois par semaine mais on devait acheter
les médicaments nous-mêmes, je n’avais plus assez d’argent pour les acheter.
Fatigue extrême et problème de langue, les personnes ne nous acceptaient pas car la traductrice
était arabe, et elle ne faisait rien pour les noirs, elle ne traduisait pas correctement,
elle nous a dit qu’on allait mourir, elle nous a dit de faire une grève, mais on n’allait pas faire
une grève alors qu’on venait d’arriver. On se plaignait du centre et la dame nous disait de crever,
elle ne nous aidait pas. On ne pouvait pas partir parce qu’on n’avait pas de copie de nos documents.
Il y avait une seule assistante sociale pour tout le centre donc elle ne pouvait pas faire grand-chose.
Ils ne voulaient pas nous montrer les documents car ils nous avaient détournés de notre centre
assigné au départ.
Une connaissance qui était partie du centre m’explique comment faire, je suis parti parce
que j’en avais marre et j’avais mal à mes blessures non soignées. Je suis parti et je suis arrivé
en France, à la porte de la chapelle à Paris, le 6 janvier. Il faisait très froid, j’avais déjà passé plusieurs
nuits dehors, un gars vient vers moi pour demander une cigarette, je lui explique mes problèmes
de santé, il me dit qu’en France pour avoir un logement et des soins de santé, il faudra attendre
au minimum trois mois. Il m’a conseillé la Belgique car ils me prendront en charge plus rapidement.
Il m’a expliqué comment y arriver. J’ai pris un taxi, 40 euros pour aller à Bruxelles en voiture.
Je suis arrivé en Belgique le 7 janvier. J’ai passé la nuit à la gare du Nord. Le chauffeur m’a montré
à qui demander des informations pour ma demande d’asile.
Le matin vers 5h, j’ai commencé à chercher mon chemin, je suis arrivé à Fédasil à 6h du matin.
Ils m’ont tout de suite demandé si j’avais des problèmes de santé et j’en suis très reconnaissant
car ils ont soigné mes problèmes de peau tout de suite.
Il y a toujours des gens qui sont contre l’homosexualité, que ça soit des noirs ou des blancs. Le souci,
c’est que c’est difficile de mélanger les gens de la communauté LGBT avec des personnes qui
ne le sont pas dans des centres parce qu’ils ne se comprennent pas. J’ai des problèmes quand je veux
discuter avec des hommes parce que quand je suis en appel, je suis obligé de mettre des écouteurs pour
entendre ce que l’on me dit mais moi, je ne parle pas pour ne pas qu’on m’écoute. Si j’étais dans
un centre pour personnes LGBT, je pourrais ne pas avoir peur et honte.Actuellement, j’ai peur qu’on
découvre que je suis gay et qu’un autre résident le découvre en fouillant dans mes affaires ou
en prenant mon téléphone lorsque je ne suis pas là parce que ça s’est déjà produit.
J’ai l’impression que certaines personnes le savent quand même depuis que l’un des résidents
est tombé sur des photos dans mon téléphone. Une personne a dit « je sais qu’il y a des PD dans
ce centre » en me regardant. Il y a des soupçons. Même quand je viens à la Maison Arc-en-ciel,
je croise des personnes du centre et je suis obligé de faire des détours pour ne pas que l’on comprenne
que je viens à l’association.
Quand je suis arrivé en Belgique depuis Bruxelles, je pensais qu’il y avait des centres pour
les personnes LGBT et l’assistante sociale de Fédasil m’a expliqué que ça n’existait pas. Je veux juste
pouvoir être tranquille et que les gens ne me détestent pas pour qui je suis.
Je suis dans mon coin, je n’ai pas d’amis, ni d’ennemis pour le moment. Je ne cherche pas
les problèmes et je ne juge la vie de personne. Parfois, je sors et je vais me balader pour voir des amis
que j’ai rencontré depuis que je suis en Belgique. Quand je suis dans des endroits qui sont LGBT
friendly, je peux me sentir à l’aise et être moi-même. Si des centres venaient à voir le jour
ici en Belgique, je me sentirais en sécurité et je pourrais être tranquille. Ça serait bien d’enfin pouvoir
vivre dans un endroit qui ne me force pas à cacher qui je suis.
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Je suis arrivée en Belgique en 2019. Au début, je suis allée au Petit Château pour la procédure « d’arrival ».
J’étais avec des rwandaises, des nigérianes, des camerounaises et ça se passait bien. A ce moment,
je ne voyais pas encore le très long tunnel sombre que j’allais bientôt traverser. J’ai parlé à mon assistant
social des raisons pour lesquelles j’ai quitté mon pays et il m’a dit qu’il m’enverrait dans un centre avec
des personnes LGBT pour que je m’y sente bien.
Je suis donc allée au centre Fédasil de Spa. J’étais dans un bungalow avec d’autres personnes. Nous étions
5, au début la vie se passait normalement. On se faisait à manger entre nous, on faisait notre vie.
Mais j’ai eu le béguin pour une femme dans le centre. J’ai cru qu’elle était comme moi, parce qu’elle
vivait avec d’autres femmes et j’ai cru comprendre qu’elle était homosexuelle. Je me suis trompée,
et c’est là que les ennuis ont commencé. Je l’ai draguée, elle m’a dit non et je n’ai pas insisté.
Mais une de ses copines l’a très mal pris et était homophobe. Elle a fait pleuvoir sur moi des insultes en
permanence, des insultes homophobes, des insultes racistes… Ça a commencé à me rendre la vie très
dure. J’ai même été convoquée par la directrice, car on lui avait dit que j’étais une harceleuse et que
je continuais de draguer alors que j’avais arrêté. Se tromper ça arrive, qu’on te dise « non », ça arrive,
mais j’avais compris, j’avais arrêté. La directrice ne m’a pas écoutée. C’est allé dans tous les sens,
elle ne me soutenait pas, elle était homophobe et défendait celles qui me harcelaient. On m’a même
interdit de faire des travaux communautaires. Mon ami Arthur m’a défendu, il s’interposait. Sans lui,
j’aurais eu plus de mal.
La veille de mon interview à l’Office des Étrangers, la fille qui me détestait m’a insultée jusque trois
heures du matin alors que je me levais tôt. J’ai passé l’entretien dans de très mauvaises conditions, j’étais
tellement pâle que la femme avec qui j’ai fait l’entretien m’a demandé ce qui n’allait pas. J’ai expliqué,
et elle m’a dit de porter plainte car l’homophobie est illégale en Belgique. Après cela, on m’a changée
de chambre mais le harcèlement a continué. C’est à ce moment que j’ai pris contact avec Ensemble
Autrement. Je pense que j’ai tenu le choc grâce à l’équipe Arc en Ciel et Margaux qui m’a mise en contact
avec une psy.
Dans ma nouvelle chambre, il y avait des abus. Il était interdit dans le centre de fumer ou d’allumer de
l’encens pour des raisons de sécurité, mais une des femmes allumait tout le temps de l’encens, même
quand j’étais là. Ça me dérangeait, je lui ai fait remarquer qu’elle devait au moins me demander si ça ne
me dérange pas ou faire ça quand je ne suis pas là. Elle n’a pas pris en compte mes demandes. A la place,
elle s’est mise à m’insulter tous les jours. Elle savait que je suis homosexuelle alors elle savait où taper
pour que ça fasse mal. Elle m’a poussée loin, je n’avais que mes larmes. J’ai pensé au suicide. Une fois
de plus la directrice ne m’a pas soutenue, même quand je n’avais rien fait, même quand j’avais raison,
on me disait de présenter mes excuses et de demander pardon.Toujours demander pardon.Toujours.
Cameroun
Heureusement que la Maison Arc en Ciel était là, quand je parlais à Margaux c’était la seule qui
m’écoutait.
En suivant les conseils de mon frère, je me suis repliée sur moi-même. Je me suis faite la plus discrète
possible pour qu’on m’oublie. Je me faisais force pour ne plus parler aux gens, j’agissais comme
un chat, caché de peur qu’on me fasse du mal. J’ai arrêté de manger avec les gens, je ne mangeais
que pendant les heures où je pouvais être seule. Quand le corona est arrivé, des gens qui n’étaient pas
de notre chambre rentraient sans masque dans la chambre, et c’était interdit par les mesures de
sécurité. Je me suis plaint aux travailleurs du centre mais on m’a dit que j’exagérais.
Un des travailleurs était homophobe et ne m’écoutait pas. Il a fini par être viré de Fédasil parce qu’il
a entretenu une relation amoureuse avec une femme du centre. Une guinéenne est arrivée
dans le centre, elle n’aimait pas les homosexuel.le.s et parlait beaucoup. Des gens ont parlé, et elle a
appris très vite que j’étais homosexuelle.
Et un jour, le centre de Spa a fermé. Une fête a été organisée pour que nous quittions les travailleurs
dans de bonnes conditions, même si la rancoeur est restée. Nous nous sommes faits des cadeaux,
on s’est dit au revoir. Après nous avons dû changer de centre et je me suis retrouvée à Herbeumont
avec la même bande de harceleuses. Les mêmes personnes. Le harcèlement a continué. J’ai pensé que
c’était un nouveau départ, je me suis fait la plus discrète possible pour qu’on me laisse tranquille.
Mais la guinéenne s’est mise à parler beaucoup et en une semaine à peine, tout le centre savait pour
moi. Cette femme s’est fait un groupe d’amies qui s’amusait à m’insulter et se moquer de moi
à chaque fois qu’elles me voyaient. Elles se moquaient de mes vêtements, de mon homosexualité,
elles se moquaient de moi pour tout, et parfois même pour rien. Il y avait 5 personnes de nouveau dans
ma chambre et ça s’est encore mal passé. J’ai beaucoup appelé ma psy, je l’appelais tout le temps
en visioconférence. Une fois de plus, je ne pouvais compter que sur Arthur pour me soutenir car
le directeur ne m’écoutait pas. Arthur me donnait des conseils pour aller mieux, il me soutenait,
il m’écoutait.
Une fois j’ai craqué, je me suis disputée, j’ai dit à ma harceleuse qu’elle ne connaissait pas ma vie
et que j’en avais marre, qu’elle n’était pas légitime pour parler de moi et de ma souffrance
puisqu’elle ne me connait pas. On a fini par me changer d’endroit et je me suis retrouvée dans
un bungalow avec des mères qui avaient des enfants. Au début ça m’a changé, c’était plus tranquille.
Mais certaines ne voulaient pas porter de masque, comme certaines ne voulaient pas respecter
la règle, le directeur a demandé à une personne de changer de centre. On m’a dit que c’était de
ma faute et l’ambiance dans la chambre a changé, c’est devenu tendu.
Moi, j’aime regarder des films, c’est mon truc. Je regarde beaucoup de films de genre avec
des personnes qui ont des relations avec des personnes du même sexe. Elles n’aimaient pas du tout,
elles n’acceptaient pas ça. Et à chaque fois que je regardais mes films, tranquille dans mon lit,
on me disait « dieu te pardonne » parce que c’est contre la religion musulmane, elles voulaient m’en
empêcher. La situation a empiré, c’est devenu de pire en pire, je pleurais les larmes de ma vie.
J’ai failli en venir aux mains, j’étais en colère. J’ai demandé à mon assistante sociale qui m’a dit qu’elle
était responsable de ma sécurité. J’ai demandé à changer de centre, j’ai pu changer deux semaines
après.
En décembre 2020, je suis arrivée au centre de Couvin, et jusque-là tout va bien. Mon assistante
sociale et ma directrice m’écoutent cette fois.
J’ai l’impression que les directeurs Fédasil ne sont pas formés, ils ne savent pas les problèmes
des personnes LGBT. Les lois punissent l’homophobie mais les lois ne servent à rien si elles ne sont
pas appliquées, s’il n’y a pas de sanction. L’homophobie doit être punie et dans les centres,
il n’y a que l’impunité. Si ça continue, il y aura des suicides. Je ne suis pas toute seule à y avoir pensé.
Il faut donner aux personnes LGBT un environnement paisible et convivial. À quoi ça sert d’être
en Belgique dans un centre si le centre n’assure pas la sécurité et favorise les homophobes ?
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Je suis homosexuelle et ça, je ne l’ai pas choisi. C’est naturel, je n’y peux rien. J’aimerais qu’on
respecte enfin ça. En centre, il faut faire une place pour les gens qui n’ont pas choisi. Créer un centre
spécial pour les personnes LGBT ne réglerait pas tous les problèmes mais permettrait plus
de sécurité, de ne plus avoir à se cacher, de ne plus avoir peur des représailles pour ce qu’on est.
La vie actuelle est impossible, il faut que ça change.
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Mauritanie
Je m’appelle Izy et je viens de Mauritanie. A l’âge de 15 ans, j’ai été violée pendant 2 ans par
un professeur qui me donnait des cours à la maison. J’ai raconté mon histoire à ma cousine,
c’est comme une meilleure amie pour moi, j’ai grandi avec elle. Nous avons eu des rapports sexuels
ensemble. Personne ne savait que nous avions des rapports parce que nous savions qu’avoir
des rapports homosexuels étaient interdits. Pendant 6 ans, nous avons eu ces rapports jusqu’à
son décès dans un accident de voiture en 2013.
Après sa disparition, j’ai commencé à travailler dans un centre de sport. Je me suis liée d’amitié
avec une fille footballeuse et je lui ai raconté tout.
Je suis sortie avec elle jusqu’à ce qu’on soit surprises alors que nous nous embrassions dans un
des bureaux. Le chef a appelé les personnes présentes dans les bureaux ainsi que la police. Nous avons
été gardées enfermées durant 7 jours. Nous devions être envoyées en prison. Nous avons choisi de fuir
avant d’y entrer. Ma tante m’a aidé à fuir en Espagne jusqu’au jour où mon père m’a retrouvée.
Si je n’étais pas en prison, il voulait me tuer. J’ai fui vers la Belgique.
Depuis que je suis arrivée en Belgique, je me sens bien, je me sens protégée et je suis libre de faire ce
que je veux.
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Congo
Je m’appelle Cédric. Pour le moment, je suis mal à l’aise à cause de la vie en centre et un peu à cause
de la procédure. J’ai le besoin de vivre ma vie. La vie en centre ne me correspond pas, je n’ai pas
d’intimité, et je ne veux pas de problème avec les autres communautés.
Je n’aime pas la vie en centre. Si un jour Dieu me donne la possibilité de quitter le centre, je le ferai.
Je suis timide là-bas, les autres regardent ma façon de marcher, de m’habiller, de parler. Je reste seul
la majorité du temps, je prends mon repas et je retourne directement dans ma chambre.
Je sors uniquement pour fumer ou pour partir travailler quand j’en ai la possibilité. Je ne cause pas
trop avec les gens, parce que quand tu causes beaucoup, les gens en savent trop.
J’avais un ami qui aujourd’hui n’est plus en centre. Il me disait « tu es sociable, tu n’as pas d’âge ».
C’est vrai, comme je ne parle pas, je ne dérange pas en soi. J’aime quand même rire de tout et de rien.
Je n’ai jamais été insulté jusqu’à maintenant, mais on m’a déjà dit que j’avais une démarche de femme,
je parle comme une femme. J’ai répondu à la personne de ne pas me regarder et de se limiter à dire
bonjour et au revoir. Je préfère rester seul pour éviter les problèmes.
J’ai quitté le Congo pour l’Angola en 2014, j’avais 32 ans, jusqu’en 2019.
Je suis ensuite passé en Grèce avant de rejoindre la Belgique.
Au Congo, j’ai rencontré Cédric junior, je l’ai aimé de tout mon coeur, aujourd’hui, il n’est plus de ce
monde. Durant mon parcours, il a été ma force de fuir. Ma famille ne savait rien de mon homosexualité.
Je sortais avec quelqu’un et personne ne le savait. La famille de cette personne ne savait pas
non plus que celui-ci était homosexuel. Au Congo, l’homosexualité de Cédric était vue comme
une malédiction, un envoutement. Mon petit copain est décédé en 2016. Je n’étais plus au Congo,
lui était resté là-bas. Aujourd’hui, bien que je fasse ma vie, l’amour que mon petit copain m’a donné
était le plus fort. Aujourd’hui, j’ai 39 ans. Cédric est toujours dans mon coeur.
Ici en Belgique, je n’ai pas d’amis, je n’aime personne réellement. J’ai des connaissances.
Par rapport à mon avenir, je suis à l’aise en Belgique. Quand je marche dans la rue, personne ne me
regarde, personne ne m’insulte. Je pourrais continuer ma vie ici, je pourrais continuer à venir dans
les associations LGBT. Je me sens comme un petit bébé, je ne connais rien et je ne fais rien.
Je sais qu’un jour, je grandirai. Je n’ai pas le temps de pleurer. Un jour, je sais que je rencontrerais cette
personne qui succèdera à Cédric, ce jour-là, je marcherai tout seul. J’ai besoin d’un compagnon,
de quelqu’un près de moi pour m’accompagner, rigoler, me câliner. Je souffre d’être seul au
quotidien. J’ai besoin de quelqu’un qui me guide, qui me conseille, je veux que quelqu’un me dise
« cette chemise n’est pas belle, mets une autre ». C’est pour ça que je dis que je suis un bébé.
Arcle 409. Homosexualité[Rapport avec une personne du même sexe]
« Quiconque a une relaon charnelle avec une personne de même sexe sera puni, lorsque l’acte ne constue
pas un crime plus grave, d’un emprisonnement de trois mois àtrois ans. Lorsque l’acte commis constue
un acte de luxure diffeŕ ent du rapport charnel, la peine imposeé sera réduite d’un ers. »
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Somalie
Je ressens une attirance pour le même genre depuis l’âge de 12 ans. En Somalie, mon pays d’origine,
j’ai été battu et abusé par des membres de ma famille, certains de leurs amis ainsi que par des habitants
de ma région.
J’ai fui la Somalie en me rendant en Iran, ensuite en Turquie et pour finir en Grèce, où j’ai introduit
une première demande d’asile. J’ai fini par fuir la Grèce pour me rendre en Belgique. Par rapport
à mon parcours d’exil, si je devais recommencer, je le ferais. C’était et ça serait pour me sauver la vie.
La vie en Belgique me donne une impression de sécurité. Mais la procédure d’asile ne garantit pas
une réponse positive. J’espère l’obtenir.
Dans le centre, je ne me sens pas à l’aise. Je n’ai presque pas de contact en centre et je n’aborde jamais
mon orientation sexuelle avec les autres résidents parce que cela engendrerait des réactions homophobes,
rien qu’avec ma propre communauté somalienne. Je préfèrerais vivre avec d’autres personnes
LGBTQI afin d’avoir une situation similaire. Ce pourquoi l’idée d’un centre spécifique LGBTQI
pourrait être une solution sécurisante.
Je rêve à l’avenir de pouvoir rester sur le territoire belge, de trouver un emploi et de rencontrer
un homme avec qui partager le reste de ma vie.
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Somalie
Je m’appelle Sulayka et voici une partie de mon histoire. Je vivais dans mon pays d’origine
qui est la Somalie. Je vivais avec ma famille et j’avais un petit ami, ma vie était très difficile. J’ai étudié
seulement une année quand j’étais à l’école parce que mes parents n’avaient pas beaucoup
les moyens.
Après ça, je suis parti au Kenya, j’avais 14 ans, parce que je ne voulais pas que ma famille découvre que
j’étais gay. Ils sont musulmans, comme moi et ce n’était pas dans leurs projets. Ils voulaient que je me
marie avec une fille.Je suis resté au Kenya un an et demi, j’y ai rencontré beaucoup de personnes gays
ainsi qu’une association qui aide la communauté LGBTQIA+.
Malheureusement, je n’avais pas de papiers et la police m’a dit de quitter le pays car je n’avais pas
le droit d’y rester. J’ai donc quitté le Kenya pour l’Ouganda où je ne connaissais personne.
J’y suis resté pendant un an où j’ai rencontré une personne homosexuelle comme moi. Il y a beaucoup
de problèmes car ce pays n’accepte pas la communauté LGBTQIA+ et vous risquez de vous faire tuer
par la police si elle découvre que vous êtes gay.
L’homme que j’ai rencontré en Ouganda était plus vieux que moi et me faisait des avances.
Il me menaçait de me dénoncer si je n’acceptais pas ses avances. Des fois, j’acceptais et des fois
je refusais. Un jour, j’ai refusé et il a appelé la police en disant qu’il connaissait une personne gay
somalienne.La police est venue et m’a arrêté. Je suis resté 3 mois en prison. Je dormais par terre
et je ne mangeais que le matin et le soir en très petite quantité.
Après 3 mois je suis sorti de prison et j’ai rencontré un autre homme gay qui m’a aidé. Il avait un bon
travail et il m’a dit que si j’acceptais ses avances, il payerait pour le « conducteur » qui me conduirait
en Lybie. Il m’a donné un peu d’argent après.
Je suis alors parti pour la Lybie où je suis resté 3 mois. Malheureusement, cela ne se passait pas bien
pour moi car je n’avais pas beaucoup d’argent. Des libyens m’ont dit que j’étais grand et mignon
et que si je faisais ce qu’ils me demandaient, ils m’aideraient.Ils m’ont menti, m’ont emmené
dans un endroit, enfermé dans une chambre. Ils menaçaient souvent de me tuer et me faisaient subir
d’autres choses. J’ai été violé quand ils m’ont amené là, par 6 personnes et cela a duré toutes les nuits
durant 3 mois. C’est comme ça que j’ai découvert la sexualité, en répondant aux avances d’autres
hommes.
Un jour, une des personnes a oublié ses clefs sur la porte. Je ne pouvais plus supporter cela, ils ne me
nourrissaient qu’avec du riz et de l’eau. J’avais attrapé des allergies sur tout le corps. J’ai ouvert la
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porte et j’ai couru jusqu’à un groupe de personnes que j’ai aperçu dans la ville. Par chance, l’un d’eux
était somalien et m’a dit qu’ils allaient partir pour l’Italie. C’était ma chance d’y aller et je l’ai suivi.
Le voyage pour arriver en Europe était très dur. J’ai voyagé par la mer dans une embarcation très
petite avec beaucoup de gens à bord. Il y avait deux embarcations avec 1200 personnes, 600 dans
chacune d’elles. Les embarcations étaient trop petites et pour survivre, j’ai beaucoup nagé à côté
du bateau. Certaines personnes étaient mortes et j’ai pris un gilet de sauvetage sur un mort pour
pouvoir continuer à nager et me reposer.
Après deux heures, le moteur du bateau a cassé, une heure après les personnes mourraient et
je pensais mourir aussi. Par chance, un bateau italien est arrivé et j’ai été emmené jusqu’en Sicile.
Je devais être envoyé dans un centre mais quand je suis arrivé, le bureau était fermé donc on m’a dit
de dormir où je me trouvais et d’attendre qu’on vienne prendre mes empreintes. Je ne voulais pas être
en Italie donc je me suis enfuis. J’ai vécu dehors 3 jours, on m’a conseillé de mendier. Quand j’ai eu
10 euros, j’ai pris le bus pour aller dans une autre ville, à Cartania.
Là-bas, j’y ai rencontré beaucoup de personnes somaliennes qui m’ont dit d’aller en Allemagne.
Ils m’ont donné un ticket pour prendre le flixbus.Arrivé en Allemagne, je suis allé dans un centre,
ils m’ont pris les empreintes, je leur ai expliqué que j’étais homosexuel, j’ai expliqué mes problèmes
et ils m’ont dit d’attendre l’interview.
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Somalie
Je m’appelle Suheeb, je viens de Somalie et je suis homosexuel. J’ai quitté ma famille en Somalie
pour des problèmes au pays liés à mon homosexualité. Cela n’est pas toléré dans mon pays et j’ai été
confronté à de multiples violences suite à mon orientation sexuelle.
J’avais un petit ami en Somalie que je fréquentais régulièrement en cachette. Mais un ami de mon frère
nous a démasqué et lui a expliqué que j’avais des relations intimes avec un garçon. Ils nous ont ensuite
agressé tous les deux, mon petit ami est décédé des coups de couteaux et moi, j’ai reçu des coups de
bâtons, notamment sur la tête. Je suis alors tombé.
Quand je me suis réveillé, j’étais à l’hôpital avec ma maman.A notre retour, mon frère et ma mère ont
eu des discussions animées. Dans ma famille, et général en Somalie, il y a toujours un membre
de la famille qui est plus respecté et qui décide pour l’ensemble du groupe. C’était le cas de mon frère.
Mon frère ne me tolérait absolument pas, il voulait que je meure suite à mon homosexualité. Ma mère
a essayé d’adoucir ses propos car elle m’aime et voulait me protéger. Quand ma maman m’a demandé
si j’étais homosexuel, à plusieurs reprises, je lui ai menti pour la protéger. Je lui assurais que non.
Elle était fragile médicalement et je ne voulais pas lui faire de mal. Dans notre entourage, tout le
monde m’accusait de cette homosexualité, je n’étais plus en sécurité. La famille de mon petit ami me
menaçait également de mort, non pas parce que mon frère l’avait tué mais parce que, moi aussi, je
méritais de mourir parce que j’étais homosexuel. Cet évènement a eu lieu fin 2016, j’avais 16 ans.
Ma maman a alors appelé ma tante, qui vit à la capitale, pour lui demander de l’aide. Elle accepté
de m’accueillir chez elle afin que je quitte ma région. Quand je suis arrivé à la capitale en 2017,
ma vie là-bas n’était pas facile, j’avais également des agressions en rue, des menaces liées à
mon homosexualité. Je devais faire vraiment attention à mon attitude, ma démarche, ma manière
de parler qui est plus féminine que les hommes en Somalie. Je gardais contact avec ma maman,
elle avait peur que mon frère me retrouve. Elle a demandé à ma tante de m’aider à quitter le pays,
ce qu’elle a accepté.
Je suis donc parti en septembre 2017 pour la Turquie. Malheureusement, ma tante est décédée
un mois après mon départ. J’ai pris l’avion pour l’Iran, avec une escale dans un autre pays d’Afrique,
peut-être le Kenya. Là-bas, après trois – quatre jours, j’ai pris la route pour rejoindre la Turquie
à pied. Nous étions un groupe 5-6 personnes. J’avais peur de la police, nous avons marché sans arrêt
durant cinq jours. C’était très dur. Il faisait froid. Je suis arrivé le 1er octobre en Turquie. Je pensais
que tous les problèmes allaient s’arrêter. Je remercie infiniment ma tante de m’avoir aidé. Sur place,
j’ai téléphoné à son amie qui devait prendre soin de moi. Elle est effectivement venue me chercher
à l’endroit prévu et j’ai pu habiter avec elle quelques temps. Mais je n’étais pas vraiment accueilli ;
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je dormais dans la cuisine, devais faire pleins de tâches ménagères, m’occuper des poubelles,
m’occuper des enfants, etc. En échange, je ne recevais pas de nourriture, il est même arrivé
qu’elle me batte. Si je m’opposais, elle me menaçait de me livrer à la police pour retourner
en Somalie, ce que je refusais par-dessus tout.
Lorsqu’au téléphone, elle a appris que ma tante est décédée, elle m’a mis dehors. Je ne connaissais
rien, juste la place où il y avait des poubelles. Je suis resté dehors, je pleurais beaucoup. Un homme
somalien, qui a étudié en Turquie, est venu près de moi. Je pensais que j’allais mourir. Je croisais que
des personnes qui avaient bu, j’avais peur de la police. Il m’a accueilli chez lui, dans une colocation
avec d’autres personnes somaliennes, il m’a donné du thé, un manteau, de la nourriture, cela faisait
24h que je n’avais plus rien mangé. Ils m’ont demandé de me calmer car je pleurais beaucoup.
Ils souhaitaient savoir les raisons de ma venue en Turquie, mais je n’osais pas expliquer ma situation,
ni mon homosexualité. J’ai expliqué que je venais d’Iran et que je voulais fuir la Somalie. Je suis resté
5 ou 6 jours sur place. Ils m’ont donné deux options ; rejoindre un groupe de personnes qui
retournaient en Somalie ou rejoindre la Grèce avec un autre groupe.
J’ai accepté la seconde option mais je n’avais pas d’argent. Ils ont accepté de se cotiser pour moi,
pour m’aider. Après, ils ont discuté avec un passeur. Le 11 novembre 2017, je suis arrivé sur l’île
de Chios par bateau. Je me disais que j’étais en Europe et que les problèmes allaient enfin s’arrêter.
Je suis arrivé dans un camp de réfugiés immense, avec des tentes, des déchets, des milliers
de personnes qui vivent dans la rue car il n’a pas de places pour tout le monde sous les tentes.
Il n’y avait pas de sécurité là-bas, ni de bonnes conditions d’accueil. Pour la nourriture, ils nous
donnaient 1L d’eau, du pain et un plat mais il n’y en avait pas systématiquement pour tout le monde
car la file d’attente était très longue. Ils ont pris mes empreintes pour enregistrer ma demande d’asile
et m’ont conduit auprès des personnes de ma communauté, des somaliens, pour négocier avec eux un
endroit pour dormir. Je ne connaissais personne. J’avais froid, il y avait des bagarres entre communauté.
Entre les somaliens et les afghans par exemple, des personnes mettaient le feu, des vols,etc.
J’ai été agressé à plusieurs reprises, soit parce que j’étais somalien, soit parce que j’étais homosexuel.
Je ne pouvais pas trouver quelqu’un pour m’aider et en parler. Je gardais espoir de pouvoir trouver
une porte de sortie à cet enfer.
En dehors du centre, les grecs étaient aussi virulents envers moi et les personnes qui demandent
l’asile, ils ne toléraient pas notre présence. Un jour, un grec a ordonné à son chien de me poursuivre
pour me mordre. Je préférais dormir à l’extérieur du centre malgré tout.
Je suis resté là-bas durant un an avant de recevoir une décision de reconnaissance du statut
de réfugié. Lorsque j’ai reçu ma carte d’identité, je suis parti à la capitale, à Athènes en espérant
une nouvelle vie plus sécurisante pour moi. J’étais sûr que l’Europe allait m’offrir une meilleure vie.
Mais à mon arrivée, je n’avais nulle part où aller. Je n’avais pas d’aide, juste ma carte d’identité.
Je dormais dans la rue, sans argent. Personne ne m’a guidé ou aidé. Je trainais près des restaurants
pour avoir de la nourriture ou je mendiais dans les arrêts de bus. Lors d’un contrôle de police,
j’ai couru et j’ai perdu ma carte d’identité. J’étais perdu et je ne savais pas comment je pouvais
me sortir de cette situation. J’ai été au poste de police pour récupérer une carte d’identité mais
ils ont refusé car je n’avais pas de documents à leur présenter pour prouver mon identité.
Un homme âgé de Somalie est venu vers moi et m’a demandé si je venais de Somalie. Il m’a demandé
ce qu’il se passait, je lui ai expliqué ma situation sans parler de mon homosexualité. Il m’a proposé
de m’aider à rejoindre l’Europe centrale avec un faux passeport. Il m’a dit que c’était mieux pour moi,
que je serai plus heureux ailleurs mais qu’il y avait des risques. J’ai accepté.
Grâce à Dieu, j’ai réussi à prendre un avion du premier coup avec le faux passeport. J’ai suivi
les instructions de la personne responsable de mon transfert. J’attendais. Je ne savais où j’allais atterrir
mais je suivais.
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Le 18 février 2019, je suis arrivé à Bruxelles durant la nuit. Le lendemain, j’ai été au Petit-Château
pour demander l’asile. A mon enregistrement, j’ai expliqué toute ma situation. J’ai ensuite été
transféré au centre Fédasil de Lommel.
Le 5 avril 2019, j’ai reçu le cachet Dublin suite à mon séjour en Grèce mais cette procédure a été
annulée le 25 avril 2019.
Le 16 septembre 2019, j’ai réalisé mon interview à l’Office des Étrangers qui a ensuite transféré
mon dossier au CGRA.
Le 30 novembre 2019 j’ai réalisé mon interview au CGRA, qui m’a rendu une réponse négative
en décembre 2019 suite au fait que j’avais reçu un statut de protection en Grèce. Mon avocat n’a pas
voulu faire de recours et le délai de recours était dépassé quand j’ai voulu changer d’avocat. J’étais très
anxieux parce que je ne voulais pas retourner en Grèce et revivre une mauvaise expérience sur place.
J’ai reçu l’ordre de quitter le territoire le 7 mai 2020 d’un délai de 30 jours. Avec l’aide de
l’association Merhaba à Bruxelles, j’ai reçu un rapport d’Emantes faisant état des discriminations
subies par les personnes LGTBQI+ refugiées en Grèce. J’ai donc, avec ce document, pu faire une
nouvelle demande d’asile le 10 septembre 2020.
Actuellement, je suis en recours contre la décision d’irrecevabilité de ma deuxième demande d’asile.
J’espère que la Belgique va comprendre ma situation et m’offrir la possibilité d’une vie sécurisante
et plus heureuse.
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Côte d’Ivoire
En Côte d’Ivoire, j’adhérais à une association LGBT, je n’étais pas un membre actif mais
je les soutenais. À Abidjan, j’étais vraiment bien, je me sentais très bien, je ne me voyais pas du tout
venir ici. J’avais un très bon boulot qui me permettait de très bien gagner ma vie parce que je travaillais
sur les plateformes pétrolières. Je n’envisageais absolument pas de venir en Europe.
Comme je l’ai déjà dit, je faisais partie d’une association pour les personnes LGBT mais je n’étais
pas un membre actif par contre je leur prêtais un espace pour qu’ils puissent se réunir et faire
leurs réunions afin qu’ils soient tranquilles. Ils venaient en petit comité et ils parlaient des sujets
qu’ils voulaient. Ils savaient ma position, je préférais rester discret car petit, on m’avait déjà frappé
pour avoir eu des comportements homosexuels. J’avais 12 ans quand on m’a surpris et c’est à partir
de là que j’ai commencé à vouloir sortir avec toutes les filles que je voyais, je sortais à gauche
et à droite pour ne pas qu’il y ait des doutes. Je ne voyais pas les filles comme des amies parce
que j’aimais la douceur, c’est d’ailleurs ce que je recherche aussi chez les hommes. Et c’est d’ailleurs
pour effacer cette vision de l’homosexualité que les gens avaient eu de moi à 12 ans que j’ai eu
mon premier enfant à 15 ans. J’ai fait trois enfants avec la même femme et aujourd’hui, je ne les vois
plus parce que ma famille est restée à Abidjan.
Le fait qu’on découvre mon homosexualité est arrivé à cause d’elle. Nous n’avons pas vécu
directement ensemble mais quand c’est arrivé, je me suis rapidement rendu compte que je n’étais pas
à l’aise et que je voulais vivre avec un homme. Je lui ai donc donné de quoi pouvoir vivre
correctement, je l’entretenais et je vivais souvent en faisant des allers-retours entre la maison
de ma femme et une autre maison que j’avais gardée où j’y voyais mon compagnon. Quand les gens
ont eu des doutes en se demandant pourquoi je ne me mariais pas, j’ai fait un deuxième enfant.
J’ai eu de la chance parce que cette femme était très compréhensive avec moi, tolérante
et très patiente. J’avais beaucoup d’affection pour elle et ce qu’elle faisait pour moi. Lorsqu’on a eu
notre deuxième enfant, j’ai décidé de prendre un grand appartement parce que j’avais les moyens.
Mon compagnon de l’époque comprenait mes choix parce que nous étions en Afrique et il savait qu’on
ne pourrait jamais vivre notre vie comme nous le voulions et se marier. On a donc gardé la petite
maison pour nous deux et pour que nous puissions nous voir puisque j’avais les moyens de pouvoir
garder les deux. J’ai aménagé la nouvelle grande maison pour qu’elle puisse être bien avec les enfants
et moi je bougeais beaucoup entre le travail et les deux maisons.
C’est le jour de la naissance de mon dernier enfant que tout a changé parce que ma compagne
ne sortait jamais sauf lorsque ma dernière fille est née car elle a voulu montrer le bébé aux personnes
que nous connaissions et qui vivaient près de la petite maison. Elle pensait que j’avais loué la maison
à des amis et c’est en voulant leur présenter le bébé qu’elle m’a surpris avec mon compagnon
dans une position délicate. Elle est donc rentrée et nous a surpris. Elle a commencé à crier
et à nous injurier. Les voisins ont été interpellés par les cris et sont venus voir ce qu’il se passait.
Elle a appelé mon oncle et mon cousin pour expliquer ce qui venait de se passer et ils m’ont menacé
en me disant que s’ils m’attrapaient, ils allaient me tuer. J’avais déjà été battu et enfermé pendant
3 jours lorsque j’avais 12 ans, ma mère avait même dû intervenir donc je savais que j’allais revivre
ça et probablement pire. Chez nous, avoir un enfant homosexuel, c’est un déshonneur pour la famille.
Ce n’est pas tellement la violence physique qui me faisait peur, c’est surtout le rejet de ma famille,
la manière dont on me traiterait, etc.
Quand cette histoire est arrivée, je suis resté deux semaines encore à Abidjan puis je suis allé travailler.
Au travail, je réfléchissais beaucoup parce que je ne me voyais plus rester en Côte d’Ivoire avec tout
ce qui s’était passé. J’avais envie de vivre ma vie, de m’exprimer comme je le voulais. Je n’étais pas
prêt à affronter le monde entier pour pouvoir vivre mon homosexualité. J’ai donc parlé à un ami
homosexuel qui travaillait avec moi afin d’avoir tous les papiers dont j’avais besoin, il m’a conseillé
d’aller en Europe.
J’ai pris l’avion puisque j’avais un passeport et des visas grâce à mon travail. Je suis arrivé en France
en me disant que je pourrais trouver du travail et m’en sortir parce que je suis quelqu’un de fort débrouillard.
Je ne connaissais pas du tout le système de protection internationale et de demande d’asile.
Il m’a donné le contact d’une connaissance en France qui pourrait m’héberger en contrepartie
d’une aide financière et ménagère.
Lorsque mon visa fut prêt, j’ai pris l’avion et je suis arrivé à Paris, j’ai appelé mon contact qui était
censé venir me chercher. Il m’a demandé si j’avais son argent mais on ne m’avait déjà parlé de ça donc
il a raccroché en me laissant là. Mon idée était d’essayer de le trouver par moi-même parce que
je savais dans quel quartier il habitait. Je suis donc allé pour tenter de trouver où il vivait mais
je n’ai pas réussi surtout qu’il avait bloqué mon numéro. J’étais seul avec mon sac à dos, dans la rue,
sans rien du tout. C’était compliqué parce que j’ai dû dormir dans la rue pendant quelques jours avant
de décider, suite au conseil d’un ami, d’aller à Bruxelles pour me rendre à Fédasil. J’ai pris
un covoiturage avec l’argent qu’il me restait pour y aller. Mon ami m’a hébergé sur Bruxelles
deux jours, je lui ai raconté ce qui m’avait conduit à venir en Europe parce qu’il était étonné
de me voir en Europe puisque j’avais une très bonne vie en Côte d’Ivoire. Ensuite, je me suis rendu
à Fédasil et ma procédure a commencé.
Aujourd’hui, cela fait un an et demi que je suis en Belgique. Je parle de temps en temps à ma femme
restée au pays pour pouvoir garder contact avec mes enfants et ma petite soeur qui est moins
homophobe que le reste de ma famille.
Ma procédure est très longue puisque j’ai eu d’abord une procédure Dublin à cause de mon passage
en France qui a d’ailleurs été cassée grâce à mon avocate. Maintenant, je suis ma formation, je bouge
beaucoup donc ça se passe bien mais je suis toujours en attente.
Je pense que nous pouvons vivre dans les centres avec les personnes qui ne font pas parties
de la communauté LGBT. Je pense que ce type de centre peut être bénéfique pour les personnes
transgenres parce qu’iels sont plus exposé.e.s. Il faut trouver un juste milieu pour vivre avec les autres.
Je n’aime pas m’afficher, pas parce que j’ai honte de qui je suis mais j’ai eu du mal à m’ouvrir. Je pars
du principe que si on n’offense personne en s’affichant, les autres ne feront rien et ne diront rien.
Ils savent au centre où je suis que je suis homosexuel mais ça va, je n’ai pas de problème. Par contre,
je trouve que le vrai problème, c’est la direction et les personnes qui travaillent dans le centre qui
peuvent parfois être homophobes. Par exemple, lorsque j’ai débarqué dans mon premier centre,
la réceptionniste qui nous accueillait a dit à voix haute en me regardant « ah voilà,elle vient d’arriver
». Je n’ai rien dit sur le coup mais ça m’a bloqué. Je suppose qu’elle a dit ça parce qu’on lui a dit
qu’une personne LGBT devait arriver. On devrait former les professionnels aux thématiques LGBT
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qui seraient capables d’intervenir de manière adéquate face aux discriminations qu’on subit parce
que si c’était le cas, je pense que les autres résidents des centres n’oseraient pas autant se montrer
homophobes. La directrice du centre dans lequel je suis maintenant intervient vite et on a plus
de soucis.
Les actes homosexuels n’y sont pas illégaux. Il n’y a pas dans le pays, une reconnaissance juridique
des couples homosexuels. Le gouvernement ne reconnaît pas le mariage homosexuel et il n’y a pas de loi
an-discriminaon protégeant les personnes LGBT. En Côte d’Ivoire la sgmasaon et le rejet des LGBT
dans les centres de santé est une réalité. Il faut signifier aussi que des journaux locaux, à travers des propos
homophobes, incitent à la haine envers les minorités sexuelles.
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Côte d’Ivoire
Je m’appelle Giles. J’ai 26 ans et je suis d’origine ivoirienne. Mon histoire débute depuis l’âge de 15
ans, précisément en 2010. C’était, en effet, à cet âge que j’avais rencontré Simon qui lui était âgé
de 4 ans de plus que moi. Il était en première année d’informatique, à mon école ITES II Plateaux.
Il venait nous aider à étudier nos cours d’électronique et informatique en tant que bénévole.
Et tout de suite, le courant est passé entre nous, nous passions de plus en plus de temps ensemble, mais
sans nous avouer notre attirance l’un envers l’autre, et ceci pendant 3 années successives
jusqu’à ce que lui soit parti de l’établissement parce qu’il avait obtenu son BTS et que moi, je sois en
classe de Terminale, nous étions en l’année scolaire 2012-2013.
C’est un jour de révision, juste avant le BAC, qu’il se décide à m’avouer ses sentiments pour moi,
ce qui était partagé et dès lors on commença, en secret, notre relation. Car Simon venait me rendre
visite chez moi à chaque fois qu’il avait l’occasion. Mais plus nous nous plaisions à ce jeu et plus
les gens du quartier et d’ailleurs était très méfiants à notre égard, souvent même nous refusant
l’entrée dans leur magasin de vêtements.
Puis vient le jour où des mots de menaces étaient laissés devant la porte de chez moi, me demandant
d’arrêter d’envoyer cet « efféminé d’homme » dans le quartier ainsi que de cesser toute relation
avec lui en plus d’un dessin d’un crâne de mort pour signature. Ces évènements agrandissent ma peur
d’abord pour ma vie, parce qu’en 2010 pendant la crise postélectorale en Côte d’Ivoire,
deux homosexuels bien connus du quartier ont tout de suite été désignés par les habitants du quartier
aux forces rebelles. Ces derniers les ont frappés publiquement devant nos yeux en guise d’exemple
puis les ont embarqués et jusqu’au jour d’aujourd’hui, nous sommes restés sans nouvelles.
C’est d’ailleurs la vue de cet événement qui nous à pousser ma famille et moi, à quitter notre maison
pour Aboudé, le village de mon père situé à plus de 100 km d’Abidjan. Alors, je savais que certains
habitants du quartier, membre du régime Ouattara, pouvaient exécuter ses menaces à mon encontre.
Ensuite, ma deuxième peur était celle de la famille qui était déjà en plein deuil par la mort
de mon père en ce mois de mars 2013. Et donc, avec cette douleur de décès à encaisser, d’abord
pour moi et ensuite pour ma famille, si en plus mon orientation sexuelle leur avait été révélée,
ça aurait été de la folie, car l’homosexualité a toujours été considérée comme tabou et sujet de bien
des divisions dans plusieurs familles. Face à tout ça, je décide de stopper momentanément ma relation
avec Simon, le temps de calmer les anonymes expéditeurs de menaces et aussi le temps de se recueillir
en famille afin de mieux organiser les obsèques de mon père.
Après environ deux ans sans s’être vus, il n’arrivait plus à tenir la distance et se rend un jour
chez moi, exactement le dimanche 11 janvier 2015, sans prévenir. Déboussolé et surpris, je décide de
sortir me promener avec lui en prenant mon sac à dos avec tout mon matériel informatique
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et électronique ainsi que des bijoux que je devrais envoyer à ma tante Cindy le lendemain, l’une
des amies de ma mère. Ceci tout en prétextant, auprès de ma famille, aller travailler sur un projet avec
Simon. Nous nous promenons dans le quartier jusqu’à la nuit, vers 18 h, nous nous sommes assis sur
le banc public à l’entrée de notre cité, dans le parking, à discuter. Pendant un moment, nous pensions
être seuls et là, on s’est rapproché puis embrassé. C’est à ce moment, qu’un homme sorti de derrière
nous, s’est jeté sur nous avec force et nous a saisis en nous accusant de tous les maux. Nous disant
même que lui et ses gars nous avaient remarqués, Simon et moi depuis bien longtemps,
mais attendaient le bon moment pour agir.
Cet homme nous a saisi à la force de ses bras et il a tellement crié au scandale que d’abord deux autres
gars sont venus, probablement ses amis parce qu’ils n’ont pas cherché à comprendre et se sont tout
de suite rangés du côté du premier homme. Ils ont pris mon sac et nous ont frappés, marché dessus
et ils ont crié que des PÉDÉS sont par ici et les gens se sont empressés de venir nous entourer.
Dans l’émotion, Simon et moi prenons la fuite dans un hôtel du quartier voisin. Nous ne rentrerons
pas chez moi ce soir, car les évènements s’étant déroulés près de chez moi, il était déjà évident
de penser que la nouvelle ait été portée vers mes parents et donc je craignais que tout ce dont je n’avais
jamais souhaité arrive maintenant. Le lendemain ,je me rends à la Police pour porter plainte. Pour
le vol de tout mon matériel informatique, estimé à un peu plus de 1 million de francs CFA et ce, sans
expliquer au policier la raison qu’était mon homosexualité révélée car j’avais peur toujours à cause du
sort que réserve la loi ivoirienne aux gays.
Juste après j’ai appelé ma mère qui n’a évidemment pas décroché son téléphone après maintes
reprises. Aussi, j’ai appelé ma soeur et c’est elle qui ma annoncé ce à quoi je m’attendais. Maman et
toute la famille a été honnie par ma faute. Ma famille ne serait plus jamais respectée et avait décider
de ne plus m’avoir à leur côté. Selon eux si mon père vivait il serait l’homme le plus déshonoré
du monde par ma faute, je restais à me morfondre ne sachant plus où aller. C’est ainsi que Simon m’a
proposé de quitter le pays pour échapper à cette homophobie. Et que lui-même avait prévu
m’en parler avant, mais ne savait pas si j’étais vraiment prêt à tout abandonner au pays pour qu’on ait
une vie libre dans un pays ou les droits des LGBT sont respectées.
Craignant les représailles qui m’attendaient je pars vivre chez son ami et ex Landry qui accepte
de me cacher un moment chez ses parents et qui habitaient le quartier ABOBO.Vivant toujours caché
craignant de me faire reconnaître par quelqu’un de mon ancien quartier ainsi que rester sans argent
était difficile. C’est Simon qui m’apportait un peu d’argent pour vivre de temps en temps et
me demandait d’être patient pour le jour du départ.
Certaines fois j’aurais voulu rentrer en force chez moi, dans ma famille, mais la nouvelle
de l’arrestation de deux homos attrapés pendant leurs ébats, faisait la une des journaux en l’an 2016,
un an ayant quitté ma maison et ayant perdu tout contact avec mon ancienne vie.
Le 4 mai 2017, Simon et moi quittons Abidjan en car et arrivons au Burkina Faso le lendemain la nuit
et restons bloqués à la frontière par les autorités Burkinabè qui en avaient après nous les ivoiriens parce
qu’ils nous croient riches. Ensuite nous continuons la route et autant avons-nous eu des contrôles de
police, nous avons été forcés de payer et arrivé à la frontière du Niger, Simon me mit au courant qu’il
ne lui restait plus rien en poche. C’est ainsi que nous sommes allés voir le chauffeur et il a accepté
de nous cacher dans la soute à bagage tout au bas du car durant les jours qui ont suivi jusqu’à ce qu’on
arrive à Niamey, nous sommes restés couchés sans air pour respirer et à ressentir tous les dégâts sur
la route et dans une chaleur des plus extrêmes.
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Le car ne s’arrêtait que pour des contrôles donc même les passagers en cabine ne pouvaient pas sortir
se reposer un moment. Je me souviens que Simon et moi urinions dans nos gourdes censées garder
notre eau et nous faisons tout ou presque pour ne pas faire de bruit, car le chauffeur nous avait prévenu
que si Simon et moi nous faisons attraper, lui niera nous connaître et nous serons laissés pour compte.
Après 3 jours de route depuis notre entrée au Burkina Faso nous arrivons à Niamey au Niger encore
dans la nuit. Pour ensuite prendre le Car pour Agadez ou pendant cette route nous avons aussi eu des
contrôles de police, mais sans problèmes jusqu’à ce que nous arrivons à un certain poste de contrôle
ou cette fois les policiers nous ont tous fait descendre (tous les passagers du car) et leur chef
nous a tous rassemblés en nous expliquant qu’il savait que nous allons à Agadez pour préparer notre
Traversée pour l’Europe et qu’il allait nous enfermés tous dans ses prisons sans nous fouillés parce
qu’il fait ce travail depuis longtemps et qu’il sait que nous avons plus d’argent sur nous.
Il mettrait un téléphone à notre disposition pour qu’on appelle nos familles afin qu’elles envoient
de l’argent pour nous libérer. Et tout de suite avec les armes en mains les policiers nous conduisent et
entassent tous dans les prisons du post de contrôles. Nous étions environs 30 personnes en plus
du chauffeur dans deux cellules de prison. C’est à ce moment que Simon et tous ceux qui avaient
quelqu’un a appelé l’ont fait et quelques heures plus tard ceux dont la famille avait réagi ont été tout
de suite libérés. Le chauffeur a lui aussi payé une certaine somme aux policier.
Dès ce moment le groupe qui avait été libéré continuer la route était d’environ de 15 personnes.
Les autres sont restés enfermés et nous continuons la route pour enfin arriver à Agadez. Le contact de
Simon nous attendait à moto et nous a conduits à une maison où étaient logés déjà depuis plusieurs
jours d’autres voyageurs. Cette maison a été notre premier camp de vie. Chaque matin le chef du
camp appelé Malien nous envoyait de la viande, du riz, mais pour tous les autres ingrédients de cuisine
c’était à chacun de nous de donner de l’argent pour la cotisation commune. Chose que Simon m’a dit
que ce n’était pas prévu. Malien nous apportait aussi de l’eau, mais nous les voyageurs étions
formellement interdit de sortir sous peine de nous faire abattre par les autorités nigériane qui étaient
au courant de la vague de migrant qui transitent par leur ville.
Nous restons dans ce camp à Agadez pendant 1 semaine et ensuite nous sommes transférés dans
une autre maison à quelques kilomètres de là, mais toujours dans la même ville Agadez.
Le lendemain matin de notre arrivée à la deuxième maison nous avons encore assisté au fil des heures
à la venue de plusieurs autres migrants. Nous devenons nombreux, il y avait vraiment beaucoup
de personnes dans cette maison encore plus que dans la première. Il n’y avait plus de place à l’intérieur
des chambres donc les femmes et bébés ont occupé les chambres et tous les hommes dormaient dans
la cour, dehors, à même le sable et sans couverture, sans nourriture ni eau pour se laver. Car en effet
Malien nous avait tous prévenu que lorsque nous quitterons cette deuxième maison nous irons
affronter le désert et que nos réserves d’eau devraient être bien conservées jusqu’à ce qu’on arrive
à la première ville libyenne.
Après 2 ou 3 jours passés dans cette deuxième maison, un matin 5 voitures pick-up (3 places à l’avant
et une grande benne à l’arrière) avec 2 chauffeurs par voiture ainsi qu’une grande barrique d’eau
par voiture, sont arrivés et là nous avons été tous embarquer d’abord nos bagages ensuite nos gourdes
remplies d’eaux puis nous montons chacun choisit sa voiture, mais il n’y avait pas de place pour tous
à l’arrière de chaque voiture vu le grand nombre de voyageur que nous étions. Alors les chauffeurs
tous armés sortaient nous menacer de tous nous entasser pour qu’on puisse prendre la route au plus
vite possible. Nous roulons ce même jour jusqu’à la nuit traversant plusieurs villages et routes avec et
sans goudron.
Tard dans la nuit nous arrivons à un endroit avec peu de broussaille et des arbres au milieu de tout
ce terrain rempli de terre dur et rocailleux. Cet endroit était à proximité d’un village parce qu’on
apercevait la lumière provenant de ce dernier. Les chauffeurs nous laissaient là et partirent. Nous nous
sommes installés puis avons bu un peu d’eau et nous nous sommes endormis. Encore plus tard dans
cette même nuit un groupe de 4 ou 5 personnes armés sont venu à moto, nous ont réveillés
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et nous mettaient par terre. Ils nous ont tous fouillés et dépouillés de tout l’argent qu’ils trouvaient
sur chacun d’entre nous. Une fille s’est faite violée par leur chef pendant que les autres nous prenaient
notre peu d’argent restant. Tous regroupés on pouvait entendre les cris de la jeune fille pleurant
et demandant pardon (SABARI) en langue malinké à son agresseur. Quand les agresseurs eurent fini,
ils partirent avec leurs motos.
J’ai été tabassé avec la crosse d’une arme à feu à mon dos et Simon a failli être tué ce jour pour avoir
essayé de me défendre. Il y a eu des blessés, mais aucun mort. Après leur départ nous sommes restés
tous éveillés jusqu’au lendemain avec toute nos gourdes vidées. Ce même lendemain les chauffeurs
sont arrivés avec les mêmes voitures et grandes barriques pleine d’eaux à bord. Et cette fois
les chauffeurs nous ont mis en un long rang et nous ont triés en 5 groupes. Simon et moi n’étions
pas ensemble dans le même groupe. J’ai essayé de le rejoindre, mais j’ai encore été frappé par un
des chauffeurs. Ce jour, là toutes familles ou personnes venues accompagnés ont été séparés.
Il y avait des cris et des pleurs parce que chauffeurs continuaient de battre tous ceux qui ne voulaient
pas rester sage dans les groupes qu’ils avaient désignés. 4 groupes étaient essentiellement des groupes
d’hommes et le dernier était celui de femmes, mais les femmes et leurs bébés étaient assez
nombreuses donc celles n’ayant pas eu de place sont venu compléter les autres voitures.
Depuis cet instant Simon et moi n’avions plus voyagé dans le même véhicule. Nous prenions le départ
en traversant encore des villages et des paysages sans vie et cela pendant des nuits et des jours.
A un moment quand nous avions atteint les sables du désert, la police nigériane était à nos trousses.
Alors les chauffeurs se sont séparés et ont commencé à vraiment accélérer. Tout en roulant à vive
allure, la nuit noire, toutes les voitures se sont rejoint et roulaient cette fois côte à côte et non en file
comme auparavant, mais avec les feux éteints et on pouvait encore apercevoir la lumière des voitures
de police derrière nous. Mais nous roulions dans la peur, car sans feux et à vive allure,
dans des positions plus ou moins assises à cause du grand nombre de personnes que nous étions
à l’arrière de la voiture. N’ayant plus de place à bord, certains sont restés debout tout le temps de
la traversée du désert. Nous conduisions encore nuits et jours sans nous arrêter, sans boire ni manger
et étions tous très fatigués au point que ceux qui étaient debout voulaient s’assoir, mais il n’y avait
aucune place.
Un soir, deux voitures de police étaient à nos trousses.Alors les chauffeurs des 5 voitures nous ont fait
tous descendre en plein milieu du désert juste au bas d’une dune de sable afin qu’on reste cachés.
Ils nous ont pris toutes nos pièces d’identité puis sont partis en nous abandonnant, seuls dans
cet endroit très froid et en pleine nuit. Mais ce n’était rien comparé à ce qui nous attendait.
Le lendemain matin dès que le soleil s’est levé et la température atteignait déjà ce dont nous avons
chez nous à Abidjan aux environs de midi, et ça c’est chaud. Mais plus les heures passaient et plus
la température grimpait encore et encore.
Il faisait tellement chaud que certaines personnes se sont subitement mises à trembler sans que
quelqu’un ne puisse faire quoi que ce soit pour les aider. Nous n’avions rien pour nous couvrir
la tête, car les chauffeurs sont parti avec nos bagages et gourdes d’eaux la veille.Tout le monde avait
extrêmement soif, je n’avais même plus de salive en bouche. Nos bouches se sont asséchées.
Mes urines étaient tout rouges, les bébés et leurs mères pleuraient. Sans rien, certaines mères
retiraient leurs vêtements pour couvrir leur bébé et certains hommes, à bout de souffle, demandaient
de l’eau, mais en vain. Simon m’a regardé en pleurs. Je me suis mis moi aussi à pleurer.
Nous avons tous pleuré et assister à la mort de deux jeunes hommes sans être capable de faire quoi que
ce soit. Nous avions l’impression que le temps s’écoulait très lentement. La peau de Simon était
devenue toute sèche. La nuit tombée, le froid s’est installé. Les cris et pleurs ont cessé, mais la soif,
la fatigue et la faim étaient toujours présentes. Je ne pouvais plus marcher sur mes pieds à cause
du vertige donc je me déplaçais à 4 pattes pour aller demander de l’eau et des médicaments
aux autres, mais en vain. Je revins auprès de Simon qui lui ne pouvait même plus bouger. Il me disait
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que si le lendemain il était mort comme les autres, que je devrais continuer. Sinon la police libyenne
allait s’abattre sur moi. Dès le lendemain, ce sont des pleurs qui nous ont réveillés à cause de la chaleur
infernale du matin et parce qu’il y avait encore un mort. Nous sommes restés sans voix parce
que nous n’avions même plus de force pour nous tenir debout et d’autres ont continué à pleurer.
Au milieu de la journée, ceux qui avaient encore des forces se sont mis à marcher pour trouver
un village ou avoir de l’eau. Mais plus tard, deux chauffeurs sont venus et ont embarqué les passagers
qui étaient présents. Mon chauffeur était venu et pas celui de Simon. Je refusais de partir et de laisser
Simon derrière moi, mais avec son arme le chauffeur nous a séparés et m’a embarqué avec le reste
du groupe, sauf deux qui étaient morts la veille et un autre qui avait suivi le groupe chercher de l’eau.
Le chauffeur n’en avait rien à faire. Nous avons continué la route en file de deux voitures.
Nous roulions et roulions encore jusqu’à nous arrêter une nuit pour nous reposer. Là, une autre
voiture nous a rejoint mais ce n’était pas celle de Simon. Nous nous reposions à cet endroit jusqu’au
lendemain et embarquions pour continuer la route. Nous roulions toujours, mais on avait tellement
soif que personne ne pouvait parler. Je me demandais toujours où était Simon et les chauffeurs
ne pouvait m’aider parce qu’ils ne parlaient pas français, mais arabe. C’est ainsi que notre traversée
continua avec les 3 voitures de jour comme de nuit. Plusieurs fois les pneus des voitures restaient
enfoncés dans le sable alors toutes les autres voitures s’arrêtaient. On était forcés et battus pour aller
soulever, pousser cette voiture.
On fait escale dans plusieurs villes puis on arrive à Bani Walid en Libye. Dans une première maison,
nous avions été tous enfermés dans une chambre d’à peine quelques mètres carrés toute la nuit.
On entendait des tirs à l’arme lourde ce jour-là. Le lendemain matin un libyen est passé,
il nous a triés et nous a embarqué dans sa voiture. Nous étions six personnes visiblement choisies
à cause de notre corpulence. Cet homme portait une arme automatique. Il nous a envoyé
sur un chantier de construction et nous a forcés à ramasser les briques, les poutres de bois massif ainsi
qu’à assembler le sable et laver ses moutons.Tout ceci sous la contrainte de l’arme à feu et pendant
toute la journée. La nuit nous avons tous été conduits dans une seconde maison ou nous sommes restés
un peu plus d’un mois.
Ensuite, nous avons quitté Bani Walid dans un camion de livraison de sable pour une autre ville.
D’abord nous passons une semaine dans une première maison. Ensuite, dans une deuxième maison,
cette fois juste au bord de l’eau, où nous passons encore une semaine avant d’embarquer
dans un bateau gonflable. Ce jour-là, quatre bateaux gonflables ont été lancés à la mer vers une heure
du matin. A bord de notre bateau, nous étions environ cent soixante personnes à bord assises les unes
sur les autres, sans gilet de sauvetage. Nous ne bougions pas parce que le bateau n’était pas stable
et se dandinait à la moindre occasion. Juste après quelques minutes à bord du bateau, on s’est rendu
compte que l’eau s’infiltrait. Nous avons voulu nous retourner vers les côtes pour le dire aux libyens
mais dès qu’ils nous ont vus, ils ont commencé à nous tirer dessus. Nous nous sommes retournés.
Dans la panique un homme assit sur le bord du bateau est tombé à l’eau. Ne sachant pas nager,
il se noya. Celui qui pilotait le bateau ne voulait pas s’arrêter car les Libyens continuaient de nous tirer
dessus. Nous avons été recueillis entre 12 h et 13 h par le bateau de sauvetage « AQUARIUS ».
Ce bateau mit 3 jours en mer avant qu’on arrive en Italie. Nous sommes au mois de juillet 2017.
Arrivé en Belgique en octobre 2018, j’ai d’abord résidé environ 4 mois chez Frédérique, un ami
à Simon qu’il avait rencontré quelques années auparavant au Maroc. Un homme bien qui m’avait
accueilli avec bonté. Il continue même d’accueillir plusieurs migrants dormant dans les rues
de Bruxelles. La vie chez lui se passait bien jusqu’au jour où il commença à me faire des avances.
Ne voulant pas le frustrer je lui ai gentiment fait comprendre que j’attendais Simon et que ma vie
ne serait rien s’il n’avait pas été là pour moi.
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Frédérique se montrant de plus en plus insistant j’ai donc demandé à aller vivre dans un centre pour
demandeurs d’asile. Et c’est ainsi que j’arrive au centre Bovigny situé dans les Ardennes en février
2019. J’étais loin de me douter de la vie qui m’attendait. Nous dormions à 6 personnes
dans une chambre dans un état déplorable. Les murs, les sols, carrelages étaient sales. Et le pire,
ce sont les toilettes qui, bien qu’elles étaient nettoyées chaque matin, se refaisaient salir car il n’y avait
aucune surveillance de la part des responsables. En effet certains résidents parfois malades y allaient
vomir et faire leur besoins sans même nettoyer par la suite.
Aussi il y’avait un manque total de liberté de mouvement, principalement dus à la localisation
géographique du centre, situé en plein milieu de nul part et dont les deux villes les plus proches,
Gouvy etVielsalm se trouvaient à plusiuers kilomètres. Il nous était presque impossible de sortir.
Nous ne disposions que de quelques navettes par jour pour un très grand nombre de personnes.
Du coup ceux qui n’obtenaient pas de place dans la navette faisaient le chemin à pied jusqu’à la gare
de Gouvy, située à plus de 8 km, ou celle de Vielsalm. Je l’ai fait plusieurs fois, tant à l’aller
qu’au retour, le même jour. Cela faisait plus de 4 heures de marche ! Vivant avec plusieurs autres
demandeurs d’asiles venant de pays et cultures différentes, les amitiés étaient rares. J’ai assisté
à ces mêmes regards moqueurs, accusateurs et homophobes dont j’avais été la cible dans mon pays car
dans ce centre, il y’avait un groupe de personnes originaires d’ethnies arabes qui ne cachaient pas
du tout leur homophobie.
Face à cela, j’étais méfiant envers tout le monde, il m’était difficile de tisser des amitiés.
Pour les résidents LGBT, il est difficile de ne pas nous remarquer car même lorsqu’il fallait se rendre
à des réunions dans des associations, le centre désignait une navette pour nous conduire à la gare.
Sauf que cela faisait de nous une des cibles : les autres résidents homophobes étaient aussi au courant
des heures et dates des navettes et parfois venaient s’arrêter juste autour pour regarder les visages
de chacun.
Il m’était difficile d’être en intimité lors de mes appels avec Frédérique, car il n’y avait qu’une seule
sale wifi et donc tout le monde pouvait nous entendre. Cela n’a pas changé en allant dans un autre
centre. Toujours aucune intimité, car toujours une seule salle wifi commune. Et aucune sécurité
car certaines personnes mal intentionnées profitent des résidents du centre.
Un jour, rentrant de ma formation, j’ai été abordé par un monsieur qui m’a proposé de me reconduire
au centre. Sauf qu’il m’a tout de suite montré des vidéos porno gay alors que je ne lui avait pas
demandé, et a commencé aussi à me toucher le genoux. Chose que je n’ai pas apprécié. J’ai été donc
porter plainte à la Police et j’ai tout de suite avertit le centre. Le problème est que ce monsieur était
très bien connu de tous, la police y compris. Les policiers disaient avoir eu plusieurs plaintes
le concernant pour des faits similaires. Mais il n’y’a jamais eu d’arrestation par manque de preuves.
Donc nous devions vivre au centre sachant qu’il y avait dehors, tout près de nous, des personnes
perverses avec des idées malsaines.
Jusqu’à présent, il n’y a qu’au sein des associations comme la Maison Arc en Ciel de Verviers où nous,
les demandeurs d’asile LGBT, pouvions librement nous affirmer.Tout mon souhait est que cet esprit
arrive dans les centres d’accueils car beaucoup de résidents et même parfois le personnel administratif
doivent être sensibilisés.
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En guise de préambule à mon texte et suite à la lecture des témoignages évoqués par les demandeurs
de Protection Internationale bénéficiaires auprès de la MAC Verviers, je ne peux que faire preuve
d’humilité et de respect devant ces récits de vie tout imprégnés de souffrances certes mais aussi
et surtout de dignité et de résilience par rapport à ces réalités rencontrées au cours d’une vie.
J’ai envie de dire, ces réalités marquées dans la chair mais aussi et de façon plus profonde et plus
durable dans la mémoire.
Pour ma part, c’est mon expérience professionnelle de 22 ans dans un Centre d’Accueil pour
demandeurs d’asile (expression utilisée lors de mon engagement) qui m’offre cette légitimité qui est
celle d’un humain en ayant rencontré bien d’autres, des moments de vie partagés avec ceux cherchant
une vie si non meilleure, du moins empreinte de davantage de liberté et de sécurité.
S’il est incontestable que le droit d’asile est globalement un droit accepté ultra-majoritairement
et que notre pays a mis en place un système d’accueil des demandeurs de Protection Internationale
dont la qualité apparaît largement d’un bon niveau, mon propos porte surtout sur une partie de ceuxci,
m’interrogeant volontairement sur l’accueil des personnes membres de la communauté LGBT
au sein des centres où résident ces personnes durant le traitement de leur demande par l’Office
des Etrangers, le CGRA et éventuellement le Conseil du Contentieux des Etrangers.
Il m’est apparu que si pour certaines de ces personnes l’intégration dans les structures d’accueil
s’effectue la plupart du temps sans difficultés majeures, pour d’autres peut-être rendues plus fragiles
par les multiples expériences traumatisantes rencontrées dans leur parcours, tant dans le pays
d’origine que sur le trajet de l’exil (vexations, insultes, humiliations, abus, mise au ban de la société,
violences verbales ou physiques voire menaces de mort ou d’incarcération à vie…) l’intégration
est plus compliquée voire source de stress et de peurs.
Il m’est d’avis que pour les DPI arrivant dans notre pays reconnu comme « friendly », le soulagement
n’a d’égal que la déception d’arriver en centre d’accueil, le désenchantement est en effet énorme.
La promiscuité vécue dans ces structures souvent occupées à 100% de leur capacité impose
des conditions de vie où l’espace personnel privé , intime se voit réduit au minimum voire inexistant.
Le séjour dans ces centres et j’en témoigne n’est souvent malheureusement que la continuation
des confrontations à des comportements de rejet imposant alors de continuer à faire semblant,
à taire ses motivations à quitter le pays d’origine, à surtout ne pas SE DIRE, SE RACONTER,
Belgique
Daniel, Bénévole à la macverviers
après 22 ans de travail au sein d’un centre ADA.
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ne rien laisser paraître qui pourrait mettre en péril sa sécurité. Il en est ainsi dans la chambre partagée
avec d’autres personnes, dans la communauté formée par les personnes accueillies parfois membres
de la même communauté d’origine, de la même religion… Ceci provoque souvent un sentiment
d’insécurité dû au groupe et à la pression exercée par un majorité peu encline à reconnaître comme
possible la liberté d’aimer autrement que celle imposée par telle société, telle culture, telle religion,
telle famille.
Quant au rapport avec l’équipe sociale, j’ai pu constater également beaucoup de réserve à se livrer
tant la méfiance à l’égard des travailleurs sociaux est bien présente, par crainte d’un malencontreux
et involontaire outing forcé mais aussi par le doute qui s’est installé à l’égard de personnes qui peu ou
prou sont vécues comme représentantes de l’autorité, celle la même qui a parfois conduit à l’exil.
Personnellement je puis attester de plusieurs personnes ayant tu leur appartenance à la communauté
LGBT durant de nombreux mois, le temps nécessaire à l’installation d’un sentiment de confiance
et d’assurance du respect intégral de la confidence. Je dois aussi reconnaître que tout être humain
possède ses propres convictions, valeurs et croyances. C’est là qu’intervient la nécessité de la mise
en place d’informations voire de formations des équipes socio-éducatives à grande échelle permettant
une attention et une bienveillance absolument indispensables à tout travailleur social.
Je pense qu’il est en effet plus que nécessaire de mettre en place ces types de rencontres afin aussi
d’informer du travail réalisé au sein des MAC et ce pour éviter de laisser penser que nous ne sommes
qu’un lieu de « délassement », un espace récréatif… Depuis mon engagement volontaire à la MAC
Verviers j’ai pu rencontrer une équipe dynamique, disponible et entièrement tournée vers le bien-être
des bénéficiaires mais surtout une équipe professionnelle maîtrisant la procédure d’asile et délivrant
des informations pertinentes à la préparation du DPI à l’interview au CGRA entre autres.
Je constate aussi et je le déplore même si c’est une chose que je n’ignorais pas le malaise de l’équipe
sociale des Centres d’accueil à faire circuler les infos concernant les droits en terme d’asile
des personnes de la communauté LGBT, j’ai moi-même été confronté à certaines résistances
des résidents ou des interprètes alors qu’il s’agissait d’aborder cette partie bien précise
de la Convention de Genève évoquant le point particulier de la question de la répression des minorités
LGBT.
Loin de jeter l’anathème, je dois constater que les travailleurs sociaux des centres d’accueil ont bien
peu de temps à consacrer à chaque résident et que dans ce contexte entraînant une gestion
de beaucoup de « dossiers » il est malaisé d’accorder des entretiens de longue durée, ce qui est loin
d’être le cas dans ma nouvelle vie de travailleur social. Quelle joie de pouvoir partager ces moments
de vie que j’évoquais au début de mon propos dans un cadre sécurisé et propice à pouvoir se raconter
librement .
A l’instant où j’écris ces lignes j’apprends qu’un centre d’accueil spécifique aux DPI membres
de la communauté LGBT ouvre ses portes dans la région bruxelloise et je ne peux que m’en réjouir
et être fier de l’action menée et du résultat obtenu. Je suis cependant convaincu qu’il s’agit là
d’une première étape qui mènera je l’espère à terme à l’ouverture des places ILA aux personnes issues
de pays dans lesquels la peine de mort est requise contre cette communauté souvent mise
au ban de la société.
Merci à la MAC Verviers – Ensemble Autrement de m’avoir laissé cet espace de parole dans ce livret
tellement riche en intensités qu’elles soient écrites ou illustrées.
Daniel
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Contacts
Arc-en-cielWallonie / BALIR
Rue Pierreuse, 25 – 4000 Liège
04 222 17 33
Maison arc-en-ciel deVerviers
Rue Xhavée, 21 – 4800Verviers
0495 13 00 26
https://ensembleautrement.be/ – contact@ensembleautrement.be
Maison Arc-en-ciel de liège
Rue hors-château, 7 – 4000 Liège
04 223 65 89
http://macliege.be/ – courrier@macliege.be
Maison Arc-en-ciel de Namur
Rue Eugène Hambursin, 13 – 5000 Namur
0471 52 44 21
http://www.cgln.be/ – info@macnamur.be
Maison Arc-en-ciel de Luxemburg
Avenue Bouvier, 87 – 6762Virton
063 22 35 55
http://www.lgbt-lux.be/ – courrier@lgbt-lux.be
Maison Arc-en-ciel de Charleroi
Rue de Marcinelle, 50 – 6000 Charleroi
071 63 49 41
http://maccharleroi.be/ – info@maccharleroi.be
Maison Arc-en-ciel de Mons
Boulevard Président Kennedy, 7 – 7000 Mons
065 78 31 52
http://www.mac-mons.be/ – info@mac-mons.be
Maison Arc-en-ciel du BrabantWallon
Rue des Deux Ponts, 15 – 1340 Ottignies – LLN
010 42 06 43
http://macbw.be/- info@macbw.be
CRVI asbl
Rue de Rome, 17 – 4800Verviers
087 35 35 20
https://crvi.be/ – perso@crvi.be
Espace 28
Rue de la Colline, 18 – 4800Verviers
087 34 10 53
http://espace28.be/ – info@espace28.be
CIEP
Rue Saint-Gilles, 29 – 4000 Liège
04 232 61 61
https://mocliege.be/activites/ciep-verviers/ – info@mocliege.org
Rainbow House
Rue du Marché au Charbon Kolenmarkt, 42 – 1000 Bruxelles
02 503 59 90
http://rainbowhouse.be/fr/
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Remerciements
Nous tenons à remercier nos membres qui ont acceptés de partager une partie de leur histoire de vie,
tout en sachant que la réminiscence des histoires du passé relève d’un don de soi complexe et riche
en émotions.
Merci à l’équipe de la Maison Arc-en-ciel pour leur investissement dans la réalisation de ce livret.
Merci à Madior pour le don de ses oeuvres qui ont permis d’illustrer ce livret.
Merci à Melissa et à Sabrina pour la mise en forme de ce projet de livre.
Merci au Département action sociale de la Province de Liège qui soutien l’édition de ce livret.
Merci à chaque personne qui prendra le temps de lire le fruit de ce travail et qui le partagera
autour d’iel.le.s.
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MAC Verviers – Ensemble Autrement asbl
Rue Xhavée 21 – 4800 Verviers
(entrée via le parking de la piscine communale)
+32 499 63 85 73
dpi@ensembleautrement.be
www.ensembleautrement.be
Si vous souhaitez de plus amples informations, n’hésitez pas à prendre contact avec notre équipe :
Ce livret réalisé au cours de toute l’année 2021, vous présente plusieurs récits de vie de
Demandeur.euse.s de protection internationale qui introduise leur demande sur base des critères
de protections liés à la persécution homophobe, biphobe, queerphobe, transphobe, interphobe
véçues au pays.
Sur base du travail social que notre équipe mène avec ces personnes au quotidien, nous et iel.le.s
ont estimé.e.s que les parcours de vie des personnes LGBTQIA+ migrantes est encore fort peu
connu du grand public.
Nous espérons que ces quelques témoignages vous permettrons de prendre conscience des réalités
pour toutes ces personnes.
Bonne lecture.__
L’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique SOCIÉTÉ ET CITOYENNETÉ REGARDS STATISTIQUES Le Baromètre social de N° 11 la Wallonie 2023 2024 COLOPHON Auteur : Thierry Bornand (IWEPS) Édition : Évelyne Istace (IWEPS) Éditeur responsable : Sébastien Brunet (Administrateur général, IWEPS) Dépôt légal : D/2024/10158/2 Création graphique : Deligraph http://deligraph.com Reproduction autorisée, sauf à des fins commerciales, moyennant mention de la source. IWEPS Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique Route deLouvain-La-Neuve,2 5001 BELGRADE – NAMUR Tel : 081 46 84 11 http://www.iweps.be info@iweps.be Regards statistiques n°11 3 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Remerciements Le Baromètre social de la Wallonie a une histoire de vingt ans, et ma participation à cette histoire a débuté à mi-parcours. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude envers Rébécca Cardelli, avec qui j’ai collaboré depuis les éditions 2012 et 2013, et avec qui j’ai également travaillé à la réalisation de l’enquête 2018. Je la remercie sincèrement pour sa relecture attentive de la première ébauche de ce rapport et pour ses conseils éclairés sur la présentation des résultats et les traitements à effectuer. L’édition 2023 de l’enquête n’aurait pas été possible sans le soutien précieux de l’équipe méthodologique de notre institut (Stéphanie La Rocca, Dominique Fasbender et Baptiste Feraud), qui ont réalisé le tirage de l’échantillon, qui m’ont aidé lors de la phase de collecte des données et au posttraitement des données. Je tiens également à exprimer ma gratitude envers Aurélie Hendricks pour son assistance précieuse dans la réalisation de la version papier du questionnaire. Un grand merci à mes collègues qui m’ont apporté leur aide dans la conceptualisation et la réalisation des questions du module sur la transition écologique : Isabelle Reginster, Christine Ruyters, Julien Charlier et Frédéric Claisse. Mes remerciements vont également à Aurélie Hendricks et Laurent Verly pour la réalisation du podcast, ainsi qu’à Aurélie pour son travail pour la communication et la diffusion de ce rapport ; un spécial remerciement à Evelyne Istace pour le travail d’édition de celui-ci. Ce travail a été réalisé sous la direction de Sébastien Brunet, Administrateur général de l’IWEPS, et Frédéric Vesentini, directeur scientifique de la direction « Données et Indicateurs » à l’IWEPS. Je tiens à les remercier chaleureusement pour leur soutien constant et leurs relectures avisées. 4 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Table des matières Résumé …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… 5 1. Le baromètre social de la wallonie : l’attitude des citoyens et citoyennes wallons depuis 20 ans …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………. 7 2. Méthodologie de l’enquête 2023 ………………………………………………………………………………………………………………………….. 9 3. Le sentiment d’appartenance ………………………………………………………………………………………………………………………………. 10 3.1. Sentiments d’appartenance et fierté…………………………………………………………………………………………………………………….11 3.2. Sentiments d’appartenance et fierté par profils …………………………………………………………………………………………… 14 3.3. Évolution des sentiments d’appartenance et de fierté……………………………………………………………………………..18 4. La confiance dans les institutions ………………………………………………………………………………………………………………………… 21 4.1. État des lieux de la confiance institutionnelle et dans les relations sociales en 2023 ……………22 4.2. Évolution de la confiance institutionnelle et dans les relations sociales………………………………………..27 5. Attitudes envers le système politique………………………………………………………………………………………………………………..31 5.1. Évaluation du système démocratique et de son fonctionnement…………………………………………………….32 5.2. Intérêt, efficacité politique perçue et intention de vote……………………………………………………………………………35 5.3. Changements pour une meilleure prise de décision politique (gouvernance) ………………………… 38 6. Attitudes envers la transition écologique ……………………………………………………………………………………………………….. 43 6.1. Enjeux perçus de la transition écologique ……………………………………………………………………………………………………….43 6.2. Enjeux perçus par profils …………………………………………………………………………………………………………………………………………….44 6.3. Conséquences de la transition écologique……………………………………………………………………………………………………..52 6.4. Conséquences de la transition par profils…………………………………………………………………………………………………………54 7. Perception du contexte socio-économique ………………………………………………………………………………………………….. 62 7.1. Perception du contexte socio-économique belge et wallon………………………………………………………………63 7.2. Perception des inégalités socio-économiques et positionnement personnel ………………………….64 7.3. Impact des crises sur la situation socio-économique personnelle…………………………………………………..69 7.4. Satisfaction de vie……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………74 8. Les relations sociales ………………………………………………………………………………………………………………………………………………. 76 8.1. État des lieux des relations sociales en 2023………………………………………………………………………………………………….77 8.2. Les relations sociales par profils de la population………………………………………………………………………………………80 8.3. Évolution des relations sociales depuis 2007………………………………………………………………………………………………..88 9. Conclusion …………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………….. 91 Bibliographie ……………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………… 94 Annexe A : Déroulement de l’enquête de terrain et post-traitement ………………………………………………………………95 A.1. Déroulement de l’enquête de terrain …………………………………………………………………………………………………………………96 A.2. Post-traitement ………………………………………………………………………………………………………………………………………………………………..97 Annexe B : Profils utilisés pour la comparaison au sein de la population ………………………………………………….. 102 Annexe C : Questionnaire de l’enquête ………………………………………………………………………………………………………………………. 104 Regards statistiques n°11 5 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Résumé Le Baromètre social de la Wallonie (BSW) est une enquête réalisée par l’IWEPS auprès d’un échantillon représentatif de la population wallonne de 18 ans et plus. Cette enquête est réalisée depuis 2003 à intervalle régulier, soit tous les quatre ou cinq ans environ. Elle interroge les citoyens et citoyennes sur de nombreuses thématiques telles que le sentiment d’appartenance (à la Wallonie, à la Belgique, à l’Europe…), la confiance dans les institutions, l’attitude vis-à-vis du système politique, l’attitude vis-à-vis de la transition écologique, la perception du contexte socio-économique ou encore les relations sociales. Les résultats de l’enquête 2023, basée sur un échantillon de 1 867 personnes vivant en Wallonie et représentatif de la population de 18 ans et plus sont présentés dans ce rapport. Les personnes ont été interrogées entre le 2 mars et le 2 juin 2023. En plus d’établir le constat pour l’année 2023, le rapport met en lumière l’évolution des attitudes depuis 2003 dans les différentes thématiques lorsque les données sont disponibles. Les analyses effectuées permettent de dresser les constats suivants. Au niveau du sentiment d’appartenance, on observe que l’identité belge est toujours le premier sentiment d’appartenance en Wallonie avec 88,7 % de la population qui se sent belge. Le sentiment d’appartenance wallonne existe quant à lui bel et bien (avec 73,7 % de la population qui se sent wallonne), mais il est généralement ressenti en complément au sentiment belge. Plus les personnes se sentent belges et plus elles ont tendance à se sentir wallonnes, et vice versa. On peut caractériser l’identité wallonne comme une identité civique, où l’appartenance est définie par l’adhésion à une communauté politique ou à un territoire, plutôt que comme une identité ethnique basée sur l’appartenance à une communauté linguistique ou culturelle. Les sentiments d’appartenance belge, wallonne, européenne ou encore locale sont assez stables au cours des vingt dernières années que mesure le baromètre. En ce qui concerne la confiance dans les institutions, son évolution temporelle montre un véritable contraste selon le type d’institutions auxquelles on s’intéresse. Pour les institutions de l’État social (sécurité sociale, système de santé et éducation) et celles des fonctions régaliennes (justice, police), on observe une confiance relativement élevée (de l’ordre de 65 à 80 % de la population qui est confiante selon les institutions) et qui est stable au fil des dernières années. En revanche, concernant les institutions politiques (État belge, Parlement fédéral, Gouvernement wallon, Commission européenne…), on observe une confiance qui est historiquement faible en 2023 (de l’ordre de 30 à 40 % de la population qui est confiante selon les institutions) et qui a baissé de l’ordre de 30 points de pourcentage par rapport à 2018. En ce qui concerne les attitudes vis-à-vis du système politique, en corollaire à la baisse de confiance politique, on observe une baisse de satisfaction envers le fonctionnement de la démocratie belge ou wallonne de 2018 à 2023. Mais cette baisse de satisfaction ne s’accompagne pas d’une remise en question de la démocratie puisque neuf personnes sur dix pensent toujours que la démocratie est préférable à toute autre forme de système politique. Cette baisse de satisfaction ne s’accompagne pas non plus d’une baisse de l’agentivité des citoyens et citoyennes en matière de politique, c’està-dire de leur capacité à se mobiliser et à se sentir compétent en politique. Concernant la transition écologique, on observe une préoccupation importante de la population visà-vis de ces questions. Sur neuf enjeux sur lesquels les participants et participantes devaient se prononcer, tous apparaissent comme importants : les plus importants étant « Davantage informer la population sur les enjeux en cours », « Moins dépendre des pays extérieurs pour subvenir à nos besoins » et « Faire en sorte que l’économie belge ne soit pas plus impactée que celle de ses voisins européens. » En termes d’impacts, la transition écologique est davantage vue comme facteur 6 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 d’amélioration pour la qualité de vie ou pour la création de nouveaux emplois. En revanche, elle est perçue comme facteur de détérioration pour l’économie wallonne et pour le pouvoir d’achat. Concernant la perception du contexte socio-économique, une grande majorité de la population (sept à huit personnes sur dix) se dit insatisfaite de l’état de l’économie en Belgique ou en Wallonie. De plus, près de neuf personnes sur dix jugent que les inégalités sociales sont élevées ou que cellesci ont augmenté au cours des dix dernières années. En revanche, paradoxalement, quand il s’agit de leur situation personnelle, les participants et participantes ont plutôt tendance à se percevoir comme avantagés par rapport aux autres. Au niveau des relations sociales, peu de changements significatifs sont observés sur les quinze dernières années. Environ moins d’une personne sur dix déclare ne pas avoir d’amis et amies ni rendre visite à ceux-ci et celles-ci, avec une stabilité dans ces chiffres. Les facteurs réduisant cet isolement sont principalement liés au niveau socio-économique des individus. Chez les personnes ayant une vie sociale active, plus de deux personnes sur cinq rendent ou reçoivent des visites d’amis et amies au moins une fois par semaine. Les relations familiales montrent également un dynamisme important, agissant comme un soutien réel, notamment chez les parents isolés avec une fréquence de contact plus élevée. Cependant, une possible polarisation des relations sociales en 2023 est suggérée, avec une partie de la population bénéficiant d’une vie sociale plus dynamique et une autre connaissant une dynamique moindre. Regards statistiques n°11 7 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 1. Le Baromètre social de la Wallonie : l’attitude des citoyens et citoyennes wallons depuis 20 ans Le Baromètre social de la Wallonie (BSW) est une enquête réalisée par l’IWEPS auprès de la population wallonne et qui interroge ses citoyens et citoyennes sur leurs habitudes et attitudes en termes de relations sociales, de sentiment d’appartenance, de confiance dans les institutions, de perception des inégalités ou encore, question plus récente, sur la transition écologique. Cette enquête a évolué progressivement pour devenir un outil permettant des comparaisons temporelles sur des thèmes centraux, tout en offrant la flexibilité nécessaire pour adapter son contenu à l’actualité du moment. Parallèlement, elle est menée selon des critères de qualité élevés, notamment en ce qui concerne le type d’échantillonnage utilisé (échantillon probabiliste plutôt que par quotas) et le suivi rigoureux de la collecte des données par notre Institut afin de s’assurer de la qualité des résultats obtenus. Cette enquête s’inscrit dans une histoire qui remonte maintenant à 20 ans, marquée par plusieurs jalons significatifs. En 2003, bénéficiant du soutien du Gouvernement wallon et en partenariat avec le Centre d’Étude de l’Opinion de l’Université de Liège (CLEO), un précurseur dans les enquêtes sur l’identité et le sentiment d’appartenance, l’IWEPS lance la première édition de ce qui était alors appelé « Identités et capital social en Wallonie ». Cette étude a interrogé plus de 2 500 citoyens et citoyennes âgés de 18 ans par téléphone, explorant des thématiques liées à leur participation à la vie sociale, culturelle et politique de la région, ainsi que leur niveau de confiance envers les institutions, leurs valeurs et leur sentiment d’appartenance à la région. Les résultats de cette première enquête ont été publiés dans un ouvrage collectif intitulé « Capital social et dynamique régionale » (2006). Quatre ans après l’expérience de 2003, l’IWEPS et les chercheurs du CLEO de l’Université de Liège ont lancé une nouvelle enquête sur les identités et le capital social très similaire à la précédente, de manière à pouvoir évaluer l’évolution des différents indicateurs. Cette enquête est alors réalisée en face-à-face à partir d’un échantillon probabiliste de 1 236 citoyens et citoyennes wallons âgés de 18 ans et plus. En 2011, le Gouvernement wallon exprime son intérêt de se doter d’un instrument de mesure sur le long terme, qui permette d’observer les changements au sein de la population wallonne. L’IWEPS est aussi chargé d’évaluer le Plan Marshall 2.0 dans lequel figurent des objectifs en lien avec l’identité wallonne. Il est alors décidé d’utiliser les questions sur le sentiment d’appartenance de l’enquête pour évaluer les mesures du Plan Marshall 2.0. L’enquête est transformée en véritable baromètre dont l’objectif est de mesurer les attitudes de la population wallonne à intervalle régulier et deux collectes de données sont réalisées en 2012 et 2013 auprès d’un échantillon probabiliste d’environ 1 200 citoyens et citoyennes. Les enquêtes ont de nouveau lieu en face-à-face et les résultats de l’enquête sont à la fois communiqués lors de la conférence annuelle de l’IWEPS et dans un second ouvrage collectif (Cardelli et al., 2014). En 2016, une nouvelle enquête est réalisée avec toujours un certain nombre de modules répétés, mais l’objectif est cette fois-ci d’évaluer les discriminations liées au genre et à l’origine ethnique en Wallonie, en lien avec la déclaration de politique régionale du Gouvernement wallon d’alors et du décret visant à lutter contre certaines formes de discrimination. Cette vague fera l’objet de communiqués de presse et de publications sur le site de l’IWEPS. En 2018, une nouvelle enquête BSW est 8 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 réalisée en mettant cette fois un focus spécial sur la perception de la démocratie et des institutions wallonnes. Cette enquête est toujours réalisée en face-à-face auprès d’un échantillon probabiliste de plus de 1 200 citoyens et citoyennes wallons. Les résultats disponibles sur le site de l’IWEPS ont aussi fait l’objet de diffusion à la presse. En 2023, en raison de contraintes budgétaires, la réalisation en face-à-face de l’enquête auprès des citoyens et citoyennes n’est plus envisageable. Pour relever ce défi, l’IWEPS décide d’entreprendre une nouvelle collecte de données, capitalisant sur son expérience des enquêtes antérieures. Cette fois-ci, l’approche adoptée consiste en une auto administration de l’enquête, à savoir l’utilisation d’un questionnaire en ligne et d’un questionnaire papier envoyé au domicile des personnes interrogées. Le tirage de l’échantillon se fait toujours de manière probabiliste et l’IWEPS internalise toute la procédure de collecte et de traitement de données de manière à en réduire les coûts1 . L’objectif principal de cette enquête est de suivre l’évolution des principaux indicateurs et d’en tirer des enseignements sur l’évolution de la société wallonne sur près de vingt ans. Cette analyse est présentée dans le rapport actuel, qui intègre également l’analyse d’un nouveau module portant sur la transition écologique. Le rapport débute par l’exposé des aspects méthodologiques de la collecte de données pour l’enquête de 2023. Ensuite, il se consacre à présenter les principales thématiques du Baromètre social de la Wallonie, en examinant l’évolution des réponses aux mêmes questions au fil du temps et en interprétant les tendances observées. La structure du rapport suit autant de chapitres qu’il y a de thématiques abordées dans l’enquête, à savoir les relations sociales, le sentiment d’appartenance, la confiance dans les institutions, les attitudes envers le système politique, les attitudes envers la transition écologique et la perception du contexte socio-économique. 1 Il n’est fait alors appel à un prestataire externe plus que pour imprimer et envoyer les courriers de contact et le questionnaire papier. Regards statistiques n°11 9 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 2. Méthodologie de l’enquête 2023 Cette partie présente succinctement le mode de collecte des données pour l’enquête 2023. Le détail de la méthodologie peut être consulté dans l’annexe sur le déroulement de l’enquête et le posttraitement. L’enquête 2023 est une enquête auto-administrée, c’est-à-dire qu’elle a été complétée directement par les participants et participantes et sans l’intervention d’un enquêteur ou enquêtrice. Il s’agit d’une enquête réalisée sur la base d’un échantillon probabiliste de 8 000 adresses tirées à partir du Registre national de la population belge. L’ensemble du territoire wallon a été sélectionné pour le tirage de l’échantillon à l’exception des neuf communes de la Communauté germanophone. La population de référence du tirage de l’échantillon était les personnes de 18 ans et plus domiciliées en Wallonie (hormis les neuf communes germanophones). L’enquête a été complétée entre le 2 mars et le 2 juin 2023 via un questionnaire en ligne ou via un questionnaire papier. Au final, ce sont 1 867 personnes qui ont rempli un questionnaire valide2 , ce qui représente un taux de réponse net de 23,3 % (1 867/8 000). Ce taux de réponse est considéré comme satisfaisant pour ce mode de collecte de données. L’échantillon a ensuite été redressé, c’est-à-dire qu’un poids différent a été attribué à chaque individu afin de tenir compte du taux de réponse variable en fonction des caractéristiques de chaque individu. Les caractéristiques prises en compte étaient : le sexe, l’âge, la province, le degré d’urbanisation, le niveau d’éducation, le revenu et le type de ménage. À la suite de cette procédure, décrite plus longuement dans l’annexe méthodologique, les poids finaux des individus de l’échantillon étaient compris entre 0,5 et 2, ce qui indique une faible correction, et donc une bonne représentativité de l’échantillon par rapport à la population de référence. Les résultats de cette enquête sont systématiquement présentés avec des intervalles de confiance dans les graphiques et les tableaux de ce rapport. Ces intervalles de confiance sont essentiels pour comparer les résultats entre les différentes vagues de l’enquête, compte tenu de la variation de la taille de l’échantillon. Ils doivent être interprétés comme des plages dans lesquelles on est certain à 95 % que la proportion indiquée correspond à la valeur pour la population cible. Dans les graphiques, les intervalles de confiance sont représentés par un segment de couleur noire. En dehors de tests statistiques plus appropriés, une différence entre deux proportions peut être considérée comme significative si elle dépasse l’intervalle de confiance. Cet intervalle varie en fonction de la taille de la population de référence (qui varie à chaque vague de l’enquête et selon le sousensemble de la population considéré, par exemple, les 18-24 ans) et selon la proportion de réponses (atteignant son maximum lorsque la réponse est de 50 %). À titre illustratif, pour l’enquête de 2023 (n=1 867), la marge d’erreur maximale à un niveau de confiance de 95 % est de 2,27 %. Cette marge d’erreur maximale est atteinte lorsque la proportion de réponses à une question est de 50 % (p.ex. si 50 % des personnes se disent confiantes la marge d’erreur est alors de +/- 2,27 %). Cette marge d’erreur diminue lorsque la proportion se rapproche de 0 % ou de 100 %. 2 Les questionnaires complétés de manière trop partielle ou ne remplissant pas des critères de qualité (temps de réponse trop court) ont été supprimés. Voir l’annexe méthodologique pour les détails. 10 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 3. Le sentiment d’appartenance Le thème du sentiment d’appartenance constitue l’une des principales préoccupations du BSW depuis les premières vagues d’enquête. Cette thématique a déjà fait l’objet de nombreuses publications sur les données antérieures de l’enquête3. La question centrale, dans le cadre de cette enquête, porte sur le sentiment d’appartenance wallonne et son articulation avec d’autres sentiments d’appartenance tels que le sentiment d’appartenance belge, européenne ou encore locale (comme celui envers la commune de résidence). L’approche adoptée pour étudier le sentiment d’appartenance s’inscrit dans la perspective de la théorie de l’identité sociale de Tajfel (1978) et Tajfel & Turner (1979). Selon cette théorie, les identités sont des constructions sociales qui ne sont pas nécessairement mutuellement exclusives : un individu peut se sentir à la fois wallon et belge, par exemple, ou seulement l’un des deux, voire aucun. Cependant, ces éventuelles oppositions ou complémentarités sont socialement construites et dépendent du contexte social. L’analyse du sentiment d’appartenance s’effectue ici à travers deux perspectives distinctes. La première concerne la fréquence du sentiment d’appartenance, c’est-à-dire dans quelle mesure une identité occupe une place importante dans la vie des citoyens et citoyennes. Est-elle centrale dans leur façon de se définir, ou au contraire secondaire ? La deuxième perspective concerne la valence émotionnelle de l’identité, à savoir si l’identité wallonne ou belge est perçue comme positive (source de fierté) ou négative (source de moindre fierté). Ainsi, chaque identité est examinée à travers deux questions clés : • À quelle fréquence vous arrive-t-il de vous sentir [wallon ou wallonne, belge…] ? • Lorsque vous vous sentez [wallon ou wallonne, belge…] en êtes-vous fiers ? Les analyses réalisées dans ce chapitre permettent d’évaluer la fréquence et la valence de chacune des identités en fonction de différents profils de la population, ainsi que leur évolution au fil des années. 3 Le lecteur peut se référer à quelques-unes des références citées dans la bibliographie, notamment celles de M Jacquemain et P. Italiano. Regards statistiques n°11 11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 3.1. SENTIMENTS D’APPARTENANCE ET FIERTÉ Graphique 3.1 : Sentiment d’appartenance (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes répondaient à la question suivante : « Vous arrive-t-il de vous sentir… » • européen ou européenne ; • belge ; • wallon ou wallonne ; • attaché à votre commune. Les résultats montrent que le premier sentiment d’appartenance est celui de la Belgique avec 42,3 % de la population qui se sent « tout le temps » belge et 88,4 % qui se sent belge au moins de temps en temps (cumule de « tout le temps », « souvent » et « de temps en temps »). Le deuxième sentiment d’appartenance est celui de la Wallonie avec 28,6 % de la population qui se sent « tout le 12 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 temps » wallonne et 73,7 % qui se sent wallonne au moins de temps en temps. Le troisième sentiment d’appartenance est celui du niveau local au même niveau que le sentiment européen si l’on prend la proportion des personnes se sentant « tout le temps » appartenir à ces identités (respectivement 18,8 % et 19,1 %). On notera cependant une différence entre ces deux identités lorsque l’on tient compte des modalités de fréquence plus faibles. Le sentiment d’appartenance au niveau local est plus important que pour le niveau européen lorsque l’on tient compte des modalités « souvent » et « de temps en temps ». Il faut noter aussi que le sentiment d’appartenance à la Wallonie ne s’exprime pas en opposition avec le sentiment d’appartenance à la Belgique. Italiano et Jacquemain (2014) ont montré en effet que dans le contexte de la Wallonie, ces identités sont complémentaires et se renforcent : plus on est fier d’être wallon, plus on est fier d’être belge. On constate donc que pour la Wallonie, et c’est probablement sa spécificité par rapport à d’autres régions (Billiet et al., 2021), le sentiment wallon n’est pas exclusif d’autres niveaux d’appartenance. Graphique 3.2 : Parmi les unités géographiques suivantes, à laquelle avez-vous le sentiment d’appartenir avant tout ? (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Le graphique ci-dessus montre la répartition des réponses lorsque les participants et participantes répondent à la question : « Parmi les unités géographiques suivantes, à laquelle avez-vous le sentiment d’appartenir avant tout ? ». Bien que cette formulation soit en contradiction avec ce qui a été dit concernant la non-exclusivité des identités, elle permet de révéler ce que les participants et participantes répondent lorsqu’ils ou elles sont dans un choix forcé. On retiendra alors que l’identification belge est la première retenue, sans grande surprise au vu des résultats présentés plus haut. Plus surprenant, par contre, c’est l’apparition en deuxième position de l’identité locale (la ville, la localité, le quartier où vous habitez…). Enfin, l’identification au « monde » (se sentir « citoyen et citoyenne du monde ») apparaît en troisième position devant l’identification à la Wallonie (10 %) et à l’Europe (8 %). Regards statistiques n°11 13 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Il est intéressant de voir qu’il n’y a pas de revendication forte vis-à-vis de l’identité wallonne comparativement à l’identité belge, locale ou mondiale. Cela va dans le sens de ce qui a été dit au préalable, à savoir que l’identité wallonne ne se construit pas en opposition à d’autres. Comme l’ont montré Jacquemain et Italiano (2014) dans leur analyse sur le contenu de l’identité wallonne, les personnes qui se sentent attachées à la Wallonie expriment en première position leur attachement à la qualité de vie (« une région où il y fait bon vivre », en deuxième position, leur attachement aux gens et en troisième position, leur attachement à la nature). Le fait que l’identité wallonne ne s’exprime pas en opposition avec une autre identité fait que les participants et participantes ne choisissent pas forcément celle-là dans une situation de choix forcé. Plus étonnant, par contre, c’est le pourcentage élevé de la population qui choisit « la ville, la localité, le quartier […] » comme référence identitaire. On peut y voir un attachement au lieu de vie indépendamment de son existence juridico-administrative. Graphique 3.3 : Fierté du sentiment d’appartenance (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS 14 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Les participants et participantes répondaient à la question suivante : Lorsque vous vous sentez […], en êtes-vous… ? • européen ou européenne ; • belge ; • wallon ou wallonne ; • attaché à votre commune. Cette fois-ci, la réponse à cette question révèle la valence associée à chaque identité plutôt que la fréquence du sentiment d’appartenance. Bien que ces deux aspects soient généralement corrélés – en règle générale, on ressent un sentiment d’appartenance dont on est fier – il est important de noter qu’ils ne sont pas nécessairement liés. Il est tout à fait possible d’avoir un sentiment d’appartenance dont on n’est pas fier. Par conséquent, il est judicieux d’analyser ces deux dimensions de manière indépendante. Ici, le premier constat est que les différentes identités sont généralement valorisées. On observe, en effet, qu’en cumulant « plutôt fier » et « très fier », 80,6 % de la population se sent fière d’être belge, 73,9 % se sentent fiers de leur commune, 68,6 % se sentent fiers de la Wallonie et 68,5 % se sentent fiers de l’Europe. En termes d’image, la Belgique occupe bien la première place des identités positives, parmi celles citées. En termes de valorisation, la Wallonie semble tenir une image moins bonne que le niveau local. En effet, la proportion des personnes se disant « très fières » est la même pour les deux (la différence est comprise dans l’intervalle de confiance), mais la proportion de personnes se disant « plutôt fières » est plus élevée pour le niveau local que pour la Wallonie. Enfin, la valorisation est la plus faible pour l’Europe, mais reste tout de même relativement importante, avec 10,7 % qui se sentent « très fiers » et 57,8 % qui se sentent « plutôt fiers ». En conclusion, le sentiment d’appartenance à la Wallonie peut être qualifié de relativement important, mais il va de pair avec le sentiment d’être belge : plus on se sent belge et plus on se sent wallon comme signe d’attachement à son lieu d’habitation. Mais l’identité wallonne ne comprend pas, ou auprès de peu de personnes, une dimension spécifique qui la ferait se distinguer d’autres identités. C’est ce que révélait l’analyse qualitative réalisée sur le contenu de l’identité wallonne qui montrait que les dimensions de « bien-vivre », « convivialité », « nature » figuraient parmi les premières citées (Jacquemain & Italiano, 2014). Cela se confirme aussi par le fait que lorsque l’on demande aux personnes de choisir entre une seule identité, l’identité wallonne ne figure que comme quatrième choix, derrière l’identité belge, locale et mondiale (citoyen ou citoyenne du monde). 3.2. SENTIMENTS D’APPARTENANCE ET FIERTÉ PAR PROFILS Dans cette section, le croisement du sentiment d’appartenance et de la fierté a été effectué au sein de divers profils de la population afin de mettre en évidence d’éventuelles différences au sein de ces groupes. Les croisements ont été faits en tenant compte des critères suivants : • le sexe ; • l’âge ; • le revenu disponible équivalent (quintile) ; • le diplôme. Les graphiques ci-dessous ne reprennent que les croisements pour lesquels des différences sont observées. Regards statistiques n°11 15 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 3.4 : Indice du sentiment d’appartenance à l’identité locale (commune) par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne du sentiment d’appartenance. Il peut varier de 0 « Jamais » à 4 « Tout le temps ». Graphique 3.5 : Indice du sentiment d’appartenance européenne par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne du sentiment d’appartenance. Il peut varier de 0 « Jamais » à 4 « Tout le temps ». 16 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Les variations constatées dans les sentiments d’appartenance selon les profils sont généralement assez modérées. Cela signifie que, au sein de la population, le sentiment d’appartenance varie peu en fonction du sexe, de l’âge, du revenu ou du niveau de diplôme. Ces différences, en tous les cas pour le sentiment d’appartenance belge et wallonne, ne sont pas significatives et ne sont donc pas présentées ici. Concernant les sentiments d’appartenance locale et européenne, on observe là quelques différences significatives selon le profil des individus bien que l’amplitude de ces différences reste mesurée. L’indice représenté ici correspond à la valeur moyenne du sentiment d’appartenance qui peut varier de 0 « jamais » à 4 « tout le temps ». Le premier graphique montre que concernant le sentiment d’appartenance locale les personnes entre 65-79 ans semblent plus attachées que les personnes d’autres catégories d’âge. Le deuxième graphique montre lui que le sentiment d’appartenance européenne est plus important chez les personnes appartenant au cinquième quintile de revenu par rapport aux autres quintiles de revenu. De plus, les personnes qui ont un diplôme universitaire se sentent légèrement plus européennes que les personnes qui ont un diplôme supérieur non universitaire, qui se sentent ellesmêmes légèrement plus européennes que les personnes sans diplôme du supérieur. On peut donc dire que le sentiment d’appartenance européenne est plus fort chez les personnes qui ont un diplôme du supérieur. Graphique 3.6 : Fierté du sentiment d’appartenance à la Wallonie par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la fierté d’appartenance. Il peut varier de -2 « Pas fier du tout » à +2 « Très fier ». Regards statistiques n°11 17 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 3.7 : Fierté du sentiment d’appartenance à l’Europe par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la fierté d’appartenance. Il peut varier de -2 « Pas fier du tout » à +2 « Très fier ». Concernant la fierté d’appartenance (l’indice allant de -2 « pas fier du tout » à +2 « très fier »), on observe cette fois pas de différence en fonction du profil pour la fierté d’être belge et la fierté locale. En revanche, on observe quelques différences pour le sentiment de fierté wallonne et le sentiment de fierté européenne. Dans le premier cas, on observe une baisse de fierté avec la progression du revenu disponible. Ainsi, les personnes se trouvant dans le cinquième quintile du revenu disponible équivalent sont moins fières d’être wallonnes que les personnes se trouvant dans le premier ou le deuxième quintile. Avec le diplôme, on observe aussi une baisse de fierté plus le niveau de diplôme est élevé. Dans le cas européen, on observe un effet inverse, mais moins prononcé. Ce sont les personnes avec un diplôme supérieur qui se sentent plus fières d’être européennes par rapport aux personnes sans diplôme supérieur. 18 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 3.3. ÉVOLUTION DES SENTIMENTS D’APPARTENANCE ET DE FIERTÉ Graphique 3.8 : Évolution des sentiments d’appartenance (2003-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS L’évolution du sentiment d’appartenance dans le temps est évaluée en créant un indice qui somme le pourcentage de personnes qui répondent « tout le temps », « souvent » ou « de temps en temps » à la question : vous arrive-t-il de vous sentir… ? À partir de cet indice, on peut faire les constats suivants concernant l’évolution des sentiments d’appartenance : • Structurellement, la hiérarchie entre les différentes identités n’a pas changé au cours des vingt dernières années. L’identité belge est toujours la plus importante en termes de fréquence du sentiment d’appartenance, l’identité wallonne vient en deuxième position et l’identité européenne vient en dernière position sur les trois. • Le sentiment d’appartenance à la Belgique reste relativement stable au cours des vingt dernières années. En 2003, 87,7 % de la population se sent belge ; en 2016, où le pourcentage est Regards statistiques n°11 19 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 le plus élevé, c’est 92,0 % de la population qui se sent belge et en 2023 c’est 88,3 % de la population qui se sent belge. Concernant le sentiment d’appartenance à la Wallonie, on observe une légère progression de ce sentiment de 2003 (75,7 % de la population) à 2016 (81,4 % de la population), puis une légère baisse jusqu’en 2023 (73,7 % de la population). Enfin, le sentiment d’appartenance à l’Europe apparaît comme plus indépendant que les deux premiers et varie aussi plus au cours des vingt dernières années. En 2003, c’est 62,7 % de la population qui se sent européenne. Cette proportion reste stable jusqu’en 2012, puis progresse jusqu’en 2016, pour atteindre 71,8 % de la population. Enfin, cette proportion baisse à nouveau pour atteindre 65,3 % de la population en 2023. Graphique 3.9 : Évolution de la fierté du sentiment d’appartenance (2003-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Cet indice est obtenu en agrégeant le pourcentage de personnes ayant répondu « très fier » ou « plutôt fier ». L’évolution de cet indice donne une lecture moins optimiste de la situation. En effet, on observe une baisse du sentiment de fierté de 2018 à 2023 pour les quatre identités mentionnées. Ces variations sont statistiquement significatives, dépassant à chaque fois l’intervalle de confiance. Pour la Belgique, le pourcentage passe ainsi de 90,9 % en 2018 à 80,6 % en 2023 ; pour la Wallonie 20 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 de 87,7 % à 68,5 %y ; pour le local de 84,7 % à 73,9 %, et pour l’Europe de 78,2 % à 68,5 %. Notamment, il est à souligner que la diminution du sentiment de fierté est plus marquée pour la Wallonie que pour les trois autres identités. On mettra alors peut-être cela en lien avec les révélations sur les affaires qui ont ébranlé le Parlement de Wallonie. Celles-ci ont été évoquées dans la presse fin 2022 et en avril 2023, alors que l’enquête a été réalisée du 2 mars au 2 juin 2023. Regards statistiques n°11 21 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 4. La confiance dans les institutions Une autre thématique fondamentale au sein du BSW depuis ses débuts concerne la confiance dans les relations interpersonnelles et les institutions. Au fur et à mesure des vagues, cette thématique s’est d’ailleurs étoffée pour prendre en compte une variété de relations interpersonnelles et d’institutions toujours plus importantes. La répétition des mêmes questions au fil de ces vagues permet ainsi d’avoir une évolution sur vingt ans. Les résultats sont présentés en cinq parties, regroupant à chaque fois les relations interpersonnelles ou les institutions dont la confiance est fortement corrélée. Une analyse factorielle a permis, en effet, de regrouper ces institutions et relations interpersonnelles en cinq groupes cohérents au sein desquels la confiance est évaluée de la même manière par les participants et participantes à l’enquête. Ces cinq groupes sont utilisés pour présenter les résultats. Il s’agit de : • la confiance dans les proches et les relations sociales ; • la confiance dans l’État social et les fonctions régaliennes ; • la confiance dans les institutions politiques • la confiance dans la politique locale et ses institutions ; • la confiance dans les médias et les syndicats. Cette partie présente, de la même manière que les précédentes, un état des lieux de la confiance en 2023 au sein de ces cinq groupes, puis une analyse de l’évolution de la confiance au fil du temps. 22 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 4.1. ÉTAT DES LIEUX DE LA CONFIANCE INSTITUTIONNELLE ET DANS LES RELATIONS SOCIALES EN 2023 Graphique 4.1 : Confiance dans les proches et les relations sociales (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente la confiance dans les proches et les relations sociales. Ces quatre groupes de personnes présentent une forte corrélation, indiquant que lorsqu’un participant ou participante à l’enquête attribue un score élevé à l’un des groupes, il ou elle attribuera également un score élevé aux autres groupes, et vice versa. Sans grande surprise, le niveau de confiance le plus élevé est accordé à la famille, avec 94,5 % de la population se déclarant confiante (cumulant les catégories « confiance totale », « grande confiance » et « confiance moyenne »). La confiance dans les amis et amies se positionne en deuxième place, avec 93,1 % de confiance (cumulant toujours les mêmes modalités). Enfin, la confiance dans les enseignants et enseignantes se classe en troisième position, avec 78,7 % de confiance, tandis que la confiance dans les voisins et voisines occupe la quatrième position, avec 71,3 % de confiance. Regards statistiques n°11 23 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 4.2 : Confiance dans l’État social et les fonctions régaliennes (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente la confiance dans l’État social et les fonctions régaliennes. Ce groupe d’institutions remporte globalement assez de confiance de la population. Le système de santé est l’institution qui remporte le plus de confiance avec 87,1 % de la population qui exprime sa confiance (« confiance totale », « grande confiance » et « confiance moyenne » cumulées). La Sécurité sociale remporte 83,1 % de confiance, la police 80,9 %, l’éducation 78,5 % et la justice remporte 65,7 % de confiance auprès de la population. 24 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 4.3 : Confiance dans les institutions politiques (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente la confiance dans les institutions ou groupes de personnes liées au système politique. C’est ce groupe qui définit ce que l’on appelle la « confiance politique ». Il se caractérise, ici, par une très faible confiance au sein de la population. En effet, aucun de ces institutions ou groupes de personnes ne dépasse les 50 % de confiance. Parmi celles obtenant malgré tout le moins mauvais score, il y a l’administration wallonne qui obtient 41,2 % de confiance (mais 26 % de la population se dit tout de même « pas du tout confiant »). Les hommes politiques sont quant à eux le groupe obtenant le plus mauvais score avec seulement 18,8 % de confiance (et 46,4 % de la population se disant « pas du tout confiant »). On peut faire le constat général suivant sur les institutions politiques. L’administration (wallonne) est l’institution qui obtient le moins mauvais score (41,2 % de confiance), ce qui la détache un peu des autres institutions politiques. Un deuxième sous-groupe est constitué de tous les organes de pouvoir tels que les gouvernements et parlements des différents niveaux de pouvoir. Il est intéressant de constater qu’il n’y a pas de différence de confiance ni entre les niveaux de pouvoirs ni entre organe Regards statistiques n°11 25 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 exécutif (gouvernement) et législatif (parlement) (toutes les différences sont comprises dans l’intervalle de confiance). Un troisième sous-groupe comprend les personnes qui exercent la politique (hommes et femmes politiques) ainsi que les partis politiques eux-mêmes. On observe que ce sousgroupe se détache encore un peu plus du précédent, avec un niveau de confiance plus faible. Graphique 4.4 : Confiance dans la politique locale et ses institutions (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente la confiance dans l’administration communale et les institutions politiques locales (Conseil communal et Bourgmestre). Ce groupe se caractérise par une confiance plus élevée que les institutions politiques des autres niveaux de pouvoir (cf. graphique 4.3). On observe en effet que l’administration communale obtient un niveau de confiance de 68,7 % (« confiance moyenne » à « totale » cumulée) contre 41,2 % pour l’administration wallonne, par exemple. Les élus et élues politiques locaux obtiennent eux aussi un score de confiance plutôt élevé comparativement aux élus et élues politiques à d’autres niveaux de pouvoir. Le conseil communal obtient ainsi un score de confiance cumulé de 59,2 % et les bourgmestres obtiennent un score de 57,7 %. La proximité de ces institutions et de ces élus et élues avec la population joue donc clairement en faveur d’une plus grande confiance accordée à ceux-ci et celles-ci. 26 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 4.5 : Confiance dans les médias et les syndicats (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique illustre le niveau de confiance accordé aux médias, aux réseaux sociaux et aux syndicats. Ce groupe se révèle relativement diversifié, ces trois items étant regroupés par l’analyse factorielle probablement davantage en raison de leur différence avec les entités précédentes qu’en raison d’une réelle cohérence intrinsèque entre eux. La confiance accordée aux syndicats et aux médias traditionnels est moyenne, mais supérieure à celle accordée aux institutions politiques. Pour les syndicats, la confiance cumulée (« moyenne » à « totale ») est de 57,9 % et pour les médias traditionnels elle est de 51,5 %. Dans les deux cas, elle est donc supérieure à la limite symbolique des 50 %. Finalement, le dernier item concerne les réseaux sociaux. Ici, sans grande surprise, la confiance n’est que de 13,8 % ! Regards statistiques n°11 27 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 4.2. ÉVOLUTION DE LA CONFIANCE INSTITUTIONNELLE ET DANS LES RELATIONS SOCIALES Dans cette section, l’évolution de la confiance est appréhendée en observant l’évolution du pourcentage cumulé de « confiance moyenne », « grande confiance » et « confiance totale » pour chaque item. Le cumul de ces trois modalités de réponse permet ainsi d’obtenir un indice de confiance qui peut être suivi au fil du temps Graphique 4.6 : Évolution de confiance dans les proches et les relations sociales (2003-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique met en évidence la stabilité générale de la confiance envers la famille et les amis et amies au fil du temps, avec un indice de confiance très élevé dépassant les 90 %. En revanche, la confiance envers les enseignants et enseignantes a connu une diminution depuis 2018, passant d’un indice de 89,5 % à l’actuel 78,7 %. Les raisons de cette baisse sont difficiles à expliquer à ce stade. Il peut s’agir de suites de la crise de la Covid-19 sur la perception du corps enseignant ou de l’effet de réformes en cours au sein de l’enseignement sur la perception de celui-ci. Cette difficulté est 28 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 accentuée par le fait que cette question n’existait pas dans les vagues précédentes, rendant délicat de déterminer s’il s’agit d’une baisse liée au contexte ou à la variation de l’indice. En ce qui concerne la confiance envers le voisinage, on observe également une baisse depuis 2018, passant de 78,5 % à l’actuel 71,3 %. Cependant, cette diminution est moins prononcée et, surtout, le niveau de confiance redevient comparable à celui de 2013 (75,3 %) et 2012 (71,6 %). Graphique 4.7 : Évolution de confiance dans l’état social et les fonctions régaliennes, 2003-2023 Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique sur la confiance dans l’État social et les fonctions régaliennes montre deux tendances selon le type de service que l’on observe. D’une part, l’évolution de la confiance dans la police et la justice montre une progression importante jusqu’en 2018, puis une légère baisse en 2023. Ce phénomène est lié à un niveau de confiance historiquement bas dans les années 2000, en particulier en raison de l’affaire Dutroux (dont le procès s’est déroulé en 2004). De plus, une tendance similaire de regain d’attachement aux institutions régaliennes (armée, police, justice, etc.) a aussi été observée à travers l’Europe au cours de la dernière décennie, expliquant également la hausse de l’indice de confiance envers ces institutions. Regards statistiques n°11 29 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 D’autre part, la deuxième tendance concerne l’évolution de l’État social (éducation, système de santé, sécurité sociale). On observe là des évolutions plus stables. Concernant le système de santé tout d’abord, l’évolution est relativement stable avec un niveau de confiance plutôt élevé (87,0 % en 2023). Concernant l’éducation, l’indice a baissé de 2013 à 2018, mais est resté stable depuis (la différence entre 2018 et 2023 reste comprise dans l’intervalle de confiance). Remarquons, à ce propos, qu’on observe une baisse de la confiance dans le corps enseignant de 2018 à 2023 (cf. graphique 4.6), mais que cette baisse ne s’observe pas dans le système d’éducation. Enfin, concernant la Sécurité sociale, on observe là aussi une légère baisse de confiance de 2018 (88,2 %) à 2023 (83,2 %), bien que la question n’ait pas été posée dans les années antérieures. Graphique 4.8 : Évolution de confiance dans les institutions politiques (2003-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente l’évolution de la confiance politique au fil du temps à travers toutes les institutions politiques mesurées dans le cadre du BSW. La baisse de confiance entre 2018 et 2023 est frappante par son ampleur. On observe en effet une baisse de près de 30 points de pourcentage pour certaines des institutions politiques. L’administration wallonne passe ainsi de 73,6 % de confiance en 2018 à 41,2 % en 2023, l’État belge passe de 70,5 % à 39,0 %, la Région wallonne de 68,9 % 30 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 à 35,2 %, le Parlement de Wallonie de 62,9 % à 33,7 %, la Commission européenne de 57,4 % à 37,0 %, les hommes et les femmes politiques de 35,6 % à 18,8 % et les partis politiques de 31,5 % à 21,9 %. On assiste donc à une baisse très importante de la confiance envers les institutions politiques qui passent toutes en dessous du seuil symbolique de 50 % de confiance. Graphique 4.9 : Évolution de confiance dans les médias et syndicats (2003-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Ce graphique présente l’évolution de la confiance envers les médias traditionnels et les syndicats. La question sur la confiance envers les réseaux sociaux n’est pas incluse, car elle n’a été posée qu’en 2023. L’analyse de ce graphique révèle que la confiance envers les syndicats a connu une augmentation significative de 2003 (47,8 %) à 2018 (63,8 %) pour ensuite diminuer en 2023 (57,9 %). La baisse entre 2018 à 2023 est significative, et le niveau atteint en 2023 est comparable à celui de 2012 (56,4 %) et 2013 (57,1 %). Il reste cependant supérieur à celui de 2003. Quant à la confiance dans les médias traditionnels, on observe une légère augmentation entre 2003 (45,1 %) et 2023 (51,5 %). Au cours de cette période, la confiance avait augmenté de 2003 à 2007 (52,9 %), puis avait diminué en 2012 (44,5 %) pour à nouveau augmenter de 2018 (45,2 %) à 2023 (51,5 %). On peut donc conclure que l’évolution de 2003 à 2023 s’inscrit dans les fluctuations observées au cours de cette période. Regards statistiques n°11 31 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 5. Attitudes envers le système politique L’engagement politique et la vie politique jouent un rôle important pour le développement de la Wallonie. Tout comme les relations sociales sont fondamentales pour le bon fonctionnement de la société, la participation active des citoyens et citoyennes à la vie politique constitue un pilier essentiel de l’évolution et de la prospérité d’une région. Or, l’engagement des citoyens et citoyennes dans la société civile et dans la vie politique est en partie lié à la perception qu’ils et elles ont du fonctionnement des institutions politiques. Pour cette raison, il est crucial de comprendre leur perception de la politique, que ce soit en ce qui concerne ses fondements et ses principes, dans son mode de fonctionnement, ou dans leur perception des individus qui la mettent en pratique au quotidien. Le chapitre précédent a déjà abordé le rapport des citoyens et citoyennes avec la politique et ceux qui l’exercent à travers la notion de confiance, ce chapitre aborde le rapport des citoyens et citoyennes wallons avec la politique de manière complémentaire à travers trois sous-chapitres qui tentent chacun de répondre à une question différente : 1) Comment les citoyens et citoyennes évaluent-ils ou elles la démocratie belge et wallonne et leur fonctionnement ? 2) Les citoyens et citoyennes se sentent-ils ou elles impliqués dans la vie politique wallonne ? 3) Que préconisent-ils ou elles pour améliorer le fonctionnement de la démocratie en Wallonie ? 32 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 5.1. ÉVALUATION DU SYSTÈME DÉMOCRATIQUE ET DE SON FONCTIONNEMENT Graphique 5.1 : Évaluation de la démocratie belge et de son fonctionnement (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes se positionnaient par rapport aux quatre questions/affirmations suivantes : • La démocratie peut poser problème, mais c’est quand même mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement (Perception de la démocratie) ; • Dans l’ensemble, dans quelle mesure êtes-vous satisfait de la manière dont la démocratie fonctionne en Belgique ? (Satisfaction démo BE) ; • Dans l’ensemble, dans quelle mesure êtes-vous satisfait de la manière dont la démocratie fonctionne en Wallonie ? (Satisfaction démo Wal) ; • La plupart des décisions politiques servent le bien-être de toutes et tous (Bien-être de toutes et tous) ; Regards statistiques n°11 33 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 • Le processus de décision démocratique est trop complexe, trop obscur et trop lent (Démocratie complexe) ; • Les hommes et les femmes politiques parlent trop et n’agissent pas assez (Les politiques parlent trop). Dans ce premier graphique, on observe que l’adhésion au principe démocratique est toujours très importante en Wallonie. À la première question sur la comparaison de la démocratie avec d’autres formes de gouvernement, on observe que 76,0 % sont d’accord, 17,4 % sont indécis et seulement 6,6 % ne sont pas d’accord. En additionnant les personnes d’accord et indécises, on obtient ainsi 93,4 % qui adhèrent aux principes démocratiques. Le graphique suivant (graphique 5.2) montre même que cette adhésion est en légère augmentation par rapport à 2018. Le deuxième constat est que, en revanche, les citoyens et citoyennes sont extrêmement sévères quant au fonctionnement de celle-ci, que ce soit au niveau belge ou au niveau wallon. En effet, pour la démocratie en Belgique, seulement 25,7 % sont satisfaits contre 39,4 % d’insatisfaits et 34,9 % d’indécis. Pour la démocratie en Wallonie, le niveau de (in)satisfaction est comparable car les différences avec la Belgique se trouvent dans les intervalles de confiance. Les satisfaits sont ainsi seulement 23,0 %, contre 42,6 % d’insatisfaits et 34,4 % d’indécis. Il y a donc près de deux fois plus d’insatisfaits que de satisfaits. Par ailleurs, le niveau d’(in)satisfaction est comparable pour la démocratie en Wallonie et en Belgique. D’autres questions, en lien avec le fonctionnement de la démocratie, étaient aussi posées et permettent d’éclairer quelques-unes des raisons de cette insatisfaction. D’abord, on observe que seulement une minorité (18,8 %) pense que « la plupart des décisions politiques servent le bien-être de toutes et tous » contre (49,9 %) qui pensent le contraire et (31,3 %) d’indécis. Ce résultat peut être assez interpellant si on le met en regard de certaines politiques qui ont pour objectif d’être au profit de toutes et tous. Mais deux autres questions permettent aussi d’éclairer cette insatisfaction vis-àvis de la démocratie. En effet, la majorité des personnes (69,5 %) pensent que « le processus de décision démocratique est trop complexe, trop obscur et trop lent » contre seulement 10,6 % qui pensent le contraire et 19,9 % d’indécis. Enfin, dans le même ordre d’idée, la majorité des personnes (77,9 %) pensent que « les hommes et les femmes politiques parlent trop et n’agissent pas assez », contre 6,0 % qui pensent le contraire et 16,1 % d’indécis. 34 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 5.2 : Évolution de l’évaluation de la démocratie belge et de son fonctionnement (2018- 2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Dans ce deuxième graphique qui présente l’évolution des indices dont les questions sont disponibles en 2018 et 2023, on observe un attachement toujours aussi important, voire un peu plus, au fonctionnement démocratique. En revanche, on observe une évaluation plus négative du fonctionnement de la démocratie, de sa capacité à servir le bien-être de toutes et tous et d’être inutilement complexe. Regards statistiques n°11 35 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 5.2. INTÉRÊT, EFFICACITÉ POLITIQUE PERÇUE ET INTENTION DE VOTE Un facteur crucial pour le dynamisme de la vie politique réside dans la perception que les citoyens et citoyennes ont de leurs compétences dans ce domaine. C’est à travers ces compétences et la confiance qui les accompagne que les citoyens et citoyennes peuvent potentiellement jouer un rôle actif dans la vie politique, comme le souligne la littérature sur l’empowerment ou encore l’agentivité. L’évaluation de cette agentivité politique se fait à travers les différentes questions analysées ici : • L’intérêt politique des citoyens et citoyennes et son évolution entre 2018 et 2023 ; • L’évaluation que ces derniers font de leurs compétences politiques et l’évolution de cellesci sur la même période ; • L’intention de voter, en l’absence d’une obligation de vote ; ce point reflétant potentiellement la perception de l’utilité associée à l’acte de voter. Graphique 5.3 : Dans quelle mesure vous intéressez-vous à la politique ? (2018-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS 36 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 5.4 : Auto-évaluation des compétences politiques (2018-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes se positionnaient par rapport aux questions/affirmations suivantes : • Je m’estime compétent pour participer à la vie politique. (item 1) ; • Je pense que je ferais de l’aussi bon travail que la plupart des politiciens et politiciennes que nous avons élus (item 2) ; • Je pense que je suis mieux informé sur la vie politique que la plupart des autres personnes. (item 3) ; • J’estime que je comprends assez bien les problèmes importants auxquels est confrontée notre société. (item 4). Regards statistiques n°11 37 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 5.5 : Intention de voter si le vote n’était plus obligatoire (2018-2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes se positionnaient par rapport à la question suivante : Si le vote n’était plus obligatoire en Belgique, iriez-vous encore voter […] • aux élections communales ? (Com) ; • aux élections législatives (fédérales) ? (Bel) ; • aux élections régionales ? (Reg) ; • aux élections européennes ? (EU). Les résultats sur l’intérêt politique en 2023 montrent qu’une majorité de citoyens et citoyennes (65,3 %) ne s’intéresse pas à la politique. Par rapport à 2018, la situation s’est aggravée puisqu’à l’époque on comptait 56,3 % de la population qui déclarait se désintéresser de la politique. Cette différence est significative puisqu’elle est supérieure aux intervalles de confiance. 38 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 En ce qui concerne l’auto-évaluation des compétences politiques, un phénomène inverse se manifeste, avec une augmentation des compétences perçues sur les quatre questions posées. La compétence à participer à la vie politique passe de 23,7 % en 2018 à 36,7 % en 2023, la capacité à réaliser le même travail que les hommes et les femmes politiques augmente de 29,3 % à 50,3 %, la capacité à être informé en politique passe de 21,1 % à 32,9 % et l’évaluation de la compréhension des problèmes de société progresse de 66,3 % à 79,6 %. On constate ainsi une augmentation des compétences politiques perçues par les citoyens et citoyennes, même en présence d’une diminution de l’intérêt pour la politique. Bien que cela puisse sembler paradoxal, cela témoigne surtout du fait que la baisse d’intérêt n’est pas nécessairement liée à une compréhension moindre de la politique. Elle pourrait plutôt résulter du constat que la vie politique ne parvient pas à fournir une orientation claire sur les questions de société qui préoccupent les citoyens et citoyennes. Les résultats concernant l’intention de voter en l’absence d’une obligation confirment un désengagement envers les formes conventionnelles d’engagement politique. En effet, quel que soit le niveau de pouvoir considéré, on observe systématiquement une diminution de l’intention de voter entre 2018 et 2023. En 2023, le niveau communal demeure celui où les citoyens et citoyennes estiment que leur voix compte le plus, avec 47,1 % des personnes interrogées déclarant qu’elles iraient toujours voter. Les niveaux belge (43,6 %) et régional (41,9 %) occupent une position intermédiaire, tandis que le niveau européen ne recueille que 36,7 % de réponses positives, probablement en raison de l’impression que, à ce niveau, leur voix a moins d’impact. 5.3. CHANGEMENTS POUR UNE MEILLEURE PRISE DE DÉCISION POLITIQUE (GOUVERNANCE) Après l’évaluation du système démocratique et l’efficacité politique perçue, la question suivante porte sur les changements à apporter au système politique pour améliorer celui-ci. Les participants et participantes devaient se prononcer, de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord », sur une liste de propositions, à la suite de l’énoncé suivant : « Parmi les propositions suivantes, quelles sont celles qui selon vous permettraient d’améliorer la prise de décision politique ? ». Une analyse factorielle4 sur ces propositions révèle qu’elles peuvent être regroupées en trois groupes : 1) les changements sur le fonctionnement du système politique (quatre premiers items) ; 2) les changements sur la participation aux prises de décision et la parité (trois items suivants) ; 3) les changements en matière de fonctionnement autoritaire (deux derniers items). Les résultats sont donc présentés en tenant compte de ces regroupements. 4 L’analyse factorielle est une méthode statistique visant à révéler la structure sous-jacente d’un ensemble d’items en regroupant ceux qui présentent des similitudes, basées sur les réponses recueillies. Regards statistiques n°11 39 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 5.6 : Changement en matière de fonctionnement (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les quatre propositions qui ont été regroupées dans un premier groupe par l’analyse factorielle sont les suivantes : • Davantage de transparence et de mécanisme de contrôle sur le travail des parlementaires et des mandataires politiques actuels (Cntr travail) ; • Davantage contrôler les conflits d’intérêts entre certaines fonctions et certains mandats politiques (Cntr intérêt) ; • Réduire le nombre d’élus et élues politiques au profit d’une gestion par des experts et expertes (panels d’experts et expertes (+Experts) ; • Davantage faire intervenir des experts et expertes dans le choix de politiques à mener pour des questions complexes (Experts cplx). Ces résultats indiquent une demande significative de transparence et de gestion des conflits d’intérêts parmi les élus et élues et mandataires politiques. En effet, les deux premiers items obtiennent respectivement des taux d’approbation de 88,0 % et 87,7 % auprès de la population. En ce qui concerne l’implication d’experts dans les décisions politiques, une adhésion importante est également 40 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 observée (72,7 % et 76,7 % respectivement), bien que l’on note un pourcentage relativement élevé d’indécis dans ces deux cas (18,1 % et 15,6 %). Dans tous les cas, il est évident que les citoyens et citoyennes expriment le besoin de réformes visant à renforcer le contrôle et la transparence du système politique et, dans une certaine mesure, à accroître l’intervention d’experts, quitte à réduire le nombre d’élus et élues. L’adhésion significative à ces changements semble refléter un mécontentement ressenti par une partie de la population à l’égard du système politique et des hommes et femmes politiques, comme en témoigne la baisse importante de la confiance dans les institutions politiques. Graphique 5.7 : Changement en matière de participation et de parité (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les trois propositions qui ont été regroupées dans un second groupe par l’analyse factorielle sont les suivantes : • Davantage de consultation des citoyens et citoyennes sur les décisions du gouvernement (référendum…) (Référ) ; • Davantage intégrer les citoyens et citoyennes dans le processus délibératif d’élaboration de politiques (assemblée citoyenne, budget participatif, initiative citoyenne…) (Délibé) ; • Davantage de parité hommes-femmes dans les organes de décisions politiques. (Parité ho-fe). Regards statistiques n°11 41 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Ces résultats indiquent un positionnement favorable des citoyens et citoyennes pour être davantage impliqués et consultés dans la vie politique que ce soit par le biais de référendums (77,2 % d’avis favorables) ou par le biais de processus délibératifs ou participatifs (74,0 % d’avis favorables). La majorité des personnes interrogées (63,4 %) pensent également qu’une plus grande parité des hommes et des femmes dans les organes de décision permettrait d’améliorer la prise de décision politique. Graphique 5.8 : Changement pour un fonctionnement autoritaire (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les deux propositions qui ont été regroupées dans le dernier groupe par l’analyse factorielle sont les suivantes : • Concentrer le pouvoir dans les mains d’un ou une seule leader forte afin d’imposer des choix de société (Leader forte) ; • Un système politique plus autoritaire et moins démocratique (Autoritaire). Ces résultats mettent en évidence que la majorité des individus (65,1 % d’opinions défavorables et 18,8 % d’indécis et indécises) ne considèrent pas qu’une concentration du pouvoir entre les mains 42 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 d’un ou une leader forte améliorerait la prise de décision politique. De manière similaire, lorsqu’il est explicitement question d’un système autoritaire, le pourcentage d’opinions défavorables reste comparable (64,6 %). Il est important de noter que, dans les deux cas, le pourcentage d’opinions quant à lui favorables tourne autour de 16 %. Bien entendu, on peut estimer que ce pourcentage demeure trop élevé. Cependant, il faut rappeler qu’à la question « La démocratie peut poser problème, mais c’est quand même mieux que n’importe quelle autre forme de gouvernement. » 93,4 % étaient d’accord et seulement 6,6 % contre. Il faut donc probablement interpréter les 16 % de réponse pour un système plus autoritaire comme l’expression d’une critique forte plutôt que comme une réelle volonté de changer le fonctionnement du système. Regards statistiques n°11 43 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 6. Attitudes envers la transition écologique La transition écologique constitue assurément l’un des défis majeurs pour nos sociétés. Dans ce contexte, il est crucial de comprendre l’opinion des citoyens et citoyennes concernant les enjeux sociaux et politiques associés à cette transition. Bien que la transition écologique soit reconnue comme un défi majeur de manière unanime, les moyens pour y parvenir ne sont pas nécessairement appréciés de la même manière par l’ensemble de la population. C’est dans cette perspective que de nouvelles questions ont été incluses dans cette édition de l’enquête. Cette section aborde donc la question de la transition écologique à travers deux questions : 1) Pour les citoyens et citoyennes, quelle est l’importance de différents enjeux dans le cadre de la transition écologique ? 2) Dans quelle mesure les conséquences de la transition écologique sontelles perçues comme positives ou négatives pour la société dans différents domaines (qualité de vie, solidarité, économie, pouvoir d’achat…) ? Les résultats à ces deux questions sont d’abord présentés pour l’ensemble de la population. Ensuite, une analyse différenciée est effectuée en fonction des profils de la population (sexe, âge, revenu, diplôme), ainsi qu’en fonction de ce que les personnes ont voté aux élections de 2019 (profil électoral). 6.1. ENJEUX PERÇUS DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE Graphique 6.1 : Perception des enjeux de la transition écologique (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS 44 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Les participants et participantes se positionnaient par rapport aux énoncés suivants : Quelle est, selon vous, l’importance des aspects suivants dans la protection de l’environnement, la transition écologique et la lutte contre les changements climatiques ? • Davantage informer la population sur les enjeux en cours (Info citoy) ; • Dépendre moins des pays extérieurs pour subvenir à nos besoins (Dépend) ; • Faire en sorte que l’économie belge ne soit pas plus impactée que celle de ses voisins européens (Eco Bel) ; • Investir davantage de moyens publics pour la protection de l’environnement, la transition écologique et le changement climatique (+Moyens) ; • Faire en sorte que les mesures prises n’accroissent pas les inégalités sociales (Ineg) ; • Faire en sorte que les taxes pour lutter contre les changements climatiques et protéger l’environnement soient dépendantes du niveau de pollution associé à des produits ou activités (principe du pollueur-payeur) (Tax polu) ; • Évaluer l’effet des mesures sur le bien-être des citoyens et citoyennes plutôt que sur la performance économique (Bien-être) ; • Faire en sorte que les catégories plus aisées de la population contribuent plus au système de redistribution que les catégories moins aisées (Aisés) ; • Veiller à ce que les citoyens et citoyennes et groupes socioéconomiquement défavorisés puissent faire entendre leur voix dans les débats médiatiques, politiques ou au niveau juridique (Voix défa). Le premier constat concernant les enjeux de la transition écologique est qu’il y a un certain consensus à dire que tous les enjeux sont importants. Il est en effet frappant de constater que l’ensemble des enjeux sont évalués comme importants par la majorité de la population (le degré d’accord variant selon les mesures de 89,2 % à 74,5 %). Par ailleurs, une analyse factorielle sur l’ensemble de ces questions ne fait ressortir qu’une seule dimension, ce qui signifie que ces enjeux ne peuvent être regroupés par sous-dimensions. En d’autres termes, le niveau de réponse d’une personne pour un enjeu particulier est fortement lié à son niveau de réponse pour les autres enjeux. Parmi l’ordre de priorité, en se basant sur les réponses « très important », on notera le fait de « davantage informer la population sur les enjeux en cours » figure parmi les enjeux prioritaires avec le fait de « moins dépendre des pays extérieurs pour subvenir à ses besoins ». Avec ce premier item, c’est bien l’importance de la communication sur ce qui est fait qui est mis en avant. Les analyses suivantes visent à identifier quels sont les profils socio-économiques ou en matière de comportements électoraux qui font éventuellement ressortir des différences en termes de perception de ces différents enjeux. Seuls les enjeux pour lesquels des différences significatives par profil apparaissent sont alors reportés ici. 6.2. ENJEUX PERÇUS PAR PROFILS Remarquons d’emblée que la comparaison des réponses par profils socio-économiques ou électoraux ne montre pas de variations très importantes sur les enjeux de la transition écologique. Les graphiques ci-après montrent en effet que les réponses varient peu par rapport à l’étendue complète de l’échelle (celle-ci pouvant aller de -2 « pas du tout important » à +2 « très important »). Comme ceci a déjà été souligné, ces enjeux font globalement l’objet d’un certain consensus, signifiant par là qu’ils sont tous importants. Nous ne commenterons donc ici que les enjeux pour lesquels il existe des différences significatives par profils. Regards statistiques n°11 45 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.2 : Perception des enjeux « Que l’économie belge ne soit pas impactée…», par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Le premier enjeu qui fait l’objet de différence par profils est celui de faire en sorte que l’économie belge ne soit pas plus impactée que celle de ses voisins européens. On notera qu’au niveau des profils socio-économiques, les différences s’observent principalement en fonction de l’âge. Ainsi, les jeunes adultes semblent moins préoccupés de cet aspect (même s’ils le jugent globalement aussi important) que les adultes plus âgés. En revanche, on n’observe pas ou moins de différences sur les autres profils socio-économiques (sexe, revenu, diplôme). Concernant l’électorat, on observe ici que ce sont les personnes qui ont voté pour Ecolo qui pensent (comme les jeunes) que cet enjeu est moins important comparativement à la population totale. À l’opposé, les personnes ayant voté pour le PTB pensent que cet enjeu est plus important que la population totale. 46 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.3 : Perception des enjeux « Investir davantage de moyens…», par profils socio-économiques et par électorat (en 2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Concernant les moyens publics à investir dans la transition écologique, on observe des différences en fonction des profils socio-économiques principalement en fonction du niveau de diplômes. Les personnes plus diplômées répondent qu’il faut davantage investir de moyens publics que les personnes moins diplômées pour la transition écologique. Les autres profils montrent peu ou pas de différence (on observe en effet une légère différence en faveur des femmes pour davantage de moyens par rapport aux hommes, mais il n’y a sinon pas de différence en fonction de l’âge ou du revenu). Par électorat, on observe aussi des différences. Les personnes ayant voté pour le PS et le CdH/Les Engagés donnent des réponses similaires à la population totale. Les personnes ayant voté pour le MR ou le PTB ont tendance à répondre qu’il faut moins de moyens publics (mais les intervalles de confiance se recoupent partiellement). Par contre, l’électorat d’Ecolo se distingue de la population totale en voulant davantage investir de moyens publics pour la transition écologique. Regards statistiques n°11 47 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.4 : Perception des enjeux «Ne pas accroître les inégalités sociales…», par profils socioéconomiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Concernant l’importance de ne pas accroître les inégalités sociales, on observe une différence en fonction du sexe et du diplôme. Les femmes sont en effet plus sensibles à cet aspect que les hommes (elles y répondent plus par l’affirmative). Concernant le diplôme, ce sont les personnes qui ont un niveau de diplôme du supérieur qui y sont le plus sensibilisées. À propos de l’électorat, on observe une différence essentiellement entre trois partis sur cette question. Les personnes ayant voté pour le MR apparaissent comme moins sensibles à cette question que les personnes ayant voté pour Ecolo ou le PTB. 48 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.5 : Perception des enjeux « Les taxes pour la protection et la lutte contre les changements climatiques soient dépendantes de la pollution [occasionnée]…», par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Concernant le lien entre niveau de pollution et niveau des taxes (principe du pollueur-payeur), on observe tendanciellement des différences par catégorie d’âge et par niveau de diplôme (les intervalles de confiance se recoupent en partie). Concernant l’âge, il est intéressant de noter que ce sont les personnes plus âgées qui adhèrent le plus au principe du pollueur-payeur et les jeunes qui y adhèrent le moins. Cela va dans le sens d’une plus grande préoccupation environnementale chez les ainés, alors que la littérature rapporte un lien qui peut aller dans un sens comme dans l’autre entre les attitudes environnementales et l’âge (Hines et al., 1987 ; Roberts, 1996). Quant au diplôme, on observe une adhésion plus importante à ce principe chez les personnes qui ont un diplôme plus élevé. Au niveau de l’électorat, ce principe est plus d’application chez les personnes ayant voté pour Ecolo, il l’est moins chez les personnes ayant voté pour le MR. Le vote pour les autres formations politiques ne révèle pas de différence sur cette question. Regards statistiques n°11 49 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.6 : Perception des enjeux «Évaluer l’effet des mesures sur le bien-être des citoyens et citoyennes plutôt que sur la performance économique…», par type d’électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Sur la question de l’évaluation des mesures sur le bien-être plutôt que sur la performance économique, on n’observe pas de différence au niveau des profils socio-économiques. On observe en revanche des différences en fonction de l’électorat. Les personnes ayant voté pour Ecolo ou le PTB pensent davantage que cela est important que les personnes ayant voté pour le MR. 50 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.7 : Perception des enjeux « Les plus aisés contribuent davantage…», par profils socioéconomiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Concernant l’idée que les plus aisés doivent davantage contribuer au système de redistribution, on observe de nouveau ici une différence où les femmes pensent que c’est un enjeu plus important que les hommes ; on observe également un effet de l’âge où les catégories d’âge plus élevé pensent que c’est un enjeu plus important ; au niveau du revenu, la différence s’observe surtout entre le cinquième quintile (moins favorable) et le deuxième quintile (plus favorable) ; en revanche, on n’observe pas de différence selon le diplôme sur cet enjeu. Au niveau de l’électorat, on observe classiquement une opposition gauche-droite sur cette question. Les personnes ayant voté pour le PS, Ecolo ou le PTB pensent davantage que c’est un enjeu important, les personnes ayant voté pour le MR le pensent moins, et les personnes ayant voté pour le CdH/Les Engagés se positionnent entre les deux. Regards statistiques n°11 51 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.8 : Perception des enjeux «Veiller à ce que les groupes défavorisés puissent faire entendre leur voix…», par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de perception de l’enjeu. Il peut varier de -2 « Pas du tout important » à +2 « Très important ». Sur le fait de veiller à ce que les groupes défavorisés puissent faire entendre leur voix, on observe aussi des différences par profils socio-économiques. On note ici aussi que les femmes pensent plus que c’est un enjeu important que les hommes ; on observe également un effet de l’âge où plus la catégorie d’âge est élevée plus cela est perçu comme un enjeu important. Au niveau des revenus, seul le deuxième quintile (pour qui c’est un enjeu important) se distingue des quintiles supérieurs. Quant au diplôme, ce sont les personnes ayant un diplôme supérieur universitaire qui se distinguent en pensant que c’est un enjeu moins important. Au niveau de l’électorat, on observe principalement une opposition entre les personnes ayant voté pour le MR (pour qui l’enjeu est moins important) et les personnes ayant voté pour le PTB (pour qui l’enjeu est plus important). 52 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 6.3. CONSÉQUENCES DE LA TRANSITION ÉCOLOGIQUE Graphique 6.9 : Perception des conséquences de la transition écologique (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes se positionnaient par rapport aux énoncés suivants : Les mesures prises par les pouvoirs publics pour la transition écologique, la protection de l’environnement et la lutte contre les changements climatiques sont susceptibles d’avoir des conséquences dans de nombreux domaines. Quel impact pensez-vous que ces mesures auront sur : • La qualité de vie (Qual. vie) ; • La création d’emploi (Nv. emploi) ; • La participation citoyenne dans la prise de décisions (Parti. citoy) ; • La cohésion sociale et la solidarité entre les citoyens et citoyennes (Solida) ; • La qualité des emplois (leur rémunération, mais aussi le type de contrat et les conditions de travail) (Qual. emploi) ; Regards statistiques n°11 53 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 • La gouvernance (capacité à prendre des décisions, mise en œuvre et contrôle des mesures…) (Govnance) ; • L’économie wallonne (Eco wal) ; • Le pouvoir d’achat (P. achat). Concernant les conséquences de la transition écologique sur la société, on observe au niveau des résultats que les réponses dans de nombreux domaines ne sont pas consensuelles. En effet, on observe un relatif partage entre les avis qui pensent à une détérioration et ceux qui pensent à une amélioration. Si l’on passe en revue les différents domaines, voici ce que l’on peut en dire. À propos de la qualité de vie, les avis sont assez partagés, il y a un peu plus de la moitié des personnes qui pensent qu’elle va être améliorée (48,1 %) et l’autre moitié qui pense qu’elle va être détériorée (41,8 %) Les avis sont aussi partagés concernant la création d’emploi (46,2 % d’amélioration contre 32,3 % de détérioration) et la participation citoyenne (36,0 % d’amélioration contre 27,6 % de détérioration). Pour les trois domaines suivants, les avis penchent globalement plus vers une détérioration, que ce soit la cohésion et la solidarité sociale (32,9 % d’amélioration contre 37,9 % de détérioration), la qualité des emplois (33,6 % d’amélioration contre 35,6 % de détérioration) ou la gouvernance (23,6 % d’amélioration contre 36,6 % de détérioration). Enfin, concernant les deux derniers, les avis penchent globalement plus clairement vers une détérioration. Il s’agit des conséquences sur l’économie wallonne (25,9 % d’amélioration contre 57,7 % de détérioration) et des conséquences sur le pouvoir d’achat (16,3 % d’amélioration contre 67,0 % de détérioration). On peut donc dire que ce sont ces deux domaines pour lesquels les conséquences de la transition écologique inquiètent plus particulièrement la population wallonne. Les analyses suivantes présentent l’évaluation de ces conséquences en fonction des profils socioéconomiques de la population et en fonction des comportements de vote lors des élections de 2019 ; l’objectif étant de voir quels sont les caractéristiques socio-économiques ou les comportements de vote qui font ressortir des avis divergents dans chacun des domaines. 54 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 6.4. CONSÉQUENCES DE LA TRANSITION PAR PROFILS Graphique 6.10 : Conséquences de la transition écologique sur la « Qualité de vie », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant la qualité de vie, on n’observe pas d’avis divergent selon le sexe ou l’âge de la population. En revanche, on observe une différence selon le revenu ou selon le diplôme. Les personnes avec un revenu plus élevé ont tendance à anticiper une amélioration en termes de qualité de vie alors que les personnes avec un revenu plus faible ont tendance à anticiper une détérioration en termes de qualité de vie. Le résultat est alors à peu près similaire entre les personnes diplômées du supérieur (amélioration) et les non-diplômées du supérieur (détérioration). Il s’agit bien sûr d’anticipation perçue sur les conséquences de la transition écologique. On peut cependant y déceler là un risque d’accroissement des inégalités entre une population au revenu et au niveau d’éducation supérieurs qui percevrait et bénéficierait d’une amélioration de la qualité de vie et une population au revenu et au niveau d’éducation inférieurs qui percevrait et bénéficierait du contraire. Au niveau de l’électorat, on observe aussi un avis divergent entre les personnes ayant voté Ecolo (amélioration) et les personnes ayant voté PTB (détérioration). Regards statistiques n°11 55 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.11 : Conséquences de la transition écologique sur la «Création d’emplois », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant la création d’emploi, on observe approximativement le même schéma que concernant la qualité de vie pour le revenu et le diplôme, à savoir que plus ceux-ci sont élevés, plus les personnes perçoivent potentiellement une amélioration pour ce domaine. Au niveau de l’électorat, ce sont les personnes qui ont voté pour Ecolo qui perçoivent le plus d’amélioration possible pour la création d’emploi par rapport aux personnes ayant voté pour les autres partis. 56 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.12 : Conséquences de la transition écologique sur la « Participation citoyenne », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Au niveau des conséquences potentielles concernant la participation citoyenne, on observe un effet tendanciel de l’âge, à savoir que les 18-24 ans y perçoivent potentiellement plus d’amélioration et les 80 ans et plus potentiellement moins. Le revenu ne semble pas un élément discriminant dans les réponses cette fois-ci, alors que le niveau de diplôme reste lui discriminant. Concernant le profil des électeurs, on observe de nouveau que les personnes ayant voté pour Ecolo se distinguent des personnes ayant voté pour les autres partis. Regards statistiques n°11 57 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.13 : Conséquences de la transition écologique sur la «Cohésion sociale et la solidarité », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant la cohésion sociale et la solidarité, l’avis général est cette fois plutôt d’une détérioration de la cohésion sociale et de la solidarité comme conséquence de la transition écologique. Les 18-24 ans sont les seuls à ne pas partager cet avis pessimiste, de même que les personnes ayant un diplôme du supérieur ou encore les personnes ayant voté pour Ecolo. 58 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.14 : Conséquences de la transition écologique sur la « Qualité des emplois », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant la qualité des emplois, l’avis général est plutôt neutre à négatif. Les seuls profils qui se détachent et qui ont une perception plus optimiste de la transition écologique dans ce domaine sont les personnes ayant un diplôme du supérieur et les personnes ayant voté pour Ecolo. Regards statistiques n°11 59 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.15 : Conséquences de la transition écologique sur la « Gouvernance », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant la gouvernance (capacité à prendre des décisions, mise en œuvre et contrôle des mesures…), il y a un certain consensus sur le fait que la transition écologique risque de réduire la gouvernance plutôt que de l’améliorer (l’indice est soit négatif pour presque tous les profils soit égal à zéro). Le détail par profil montre qu’il n’y a pas de différence significative pour la plupart des caractéristiques sociodémographiques, à part pour le niveau de diplôme ou encore pour les comportements électoraux. De plus, on n’observe pas de différence significative en fonction des caractéristiques sociodémographiques, à part pour le niveau de diplôme et pour le comportement de vote. Pour le niveau de diplôme, on observe que les personnes n’ayant pas un diplôme du supérieur pensent que la transition écologique va détériorer la gouvernance, alors que les personnes ayant un diplôme supérieur pensent que la transition écologique ne va rien changer à la gouvernance. Concernant les comportements de vote, on observe que les électeurs de tous les partis, hormis ceux d’Ecolo, pensent qu’elle va réduire la gouvernance, alors que pour ces derniers elle ne va rien changer. 60 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.16 : Conséquences de la transition écologique sur l’«Économie wallonne », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant les conséquences sur l’économie wallonne, on a là aussi un avis général de détérioration par la transition écologique. La comparaison entre profil montre que cela est encore plus vrai pour les personnes ayant un faible niveau de diplôme. En termes d’électorat, on observe de nouveau un avis neutre sur la question de l’électorat Ecolo contrairement à l’électorat des autres partis. Regards statistiques n°11 61 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 6.17 : Conséquences de la transition écologique sur le « Pouvoir d’achat », par profils socio-économiques et par électorat (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la conséquence perçue. Il peut varier de -2 « Une détérioration importante » à +2 « Une amélioration importante ». Concernant a conséquence sur le pouvoir d’achat, il s’agit là du domaine où l’on observe une unanimité quel que soit le profil de la population. Tout le monde pense en effet que la transition écologique va avoir pour effet de détériorer le pouvoir d’achat. On observe en effet des variations d’intensité de la réponse, mais tous perçoivent une détérioration de celui-ci (y compris pour les personnes ayant voté pour Ecolo). 62 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 7. Perception du contexte socio-économique Les récents événements comme la pandémie de Covid-19, les inondations, les épisodes de sècheresse, la guerre en Ukraine, l’inflation, la crise énergétique, l’augmentation des inégalités sociales mettent sous tension nos sociétés et interrogent sur notre capacité à faire face à des enjeux systémiques de plus en plus importants et urgents. Dans cette perspective, il devient crucial de comprendre comment les citoyens et citoyennes perçoivent la situation socio-économique en Belgique, et plus particulièrement en Wallonie. Dans quelle mesure perçoivent-ils ou elles que la cohésion sociale est mise en péril ? Quelles conséquences ces crises successives ont-elles sur leur vie quotidienne ? Dans ce chapitre, nous débuterons par explorer la perception du contexte économique en Belgique et en Wallonie. Ensuite, nous nous pencherons sur la manière dont les citoyens et citoyennes perçoivent les inégalités sociales. Nous analyserons également la façon dont les individus évaluent leur propre situation économique par rapport à autrui. Par la suite, nous étudierons l’impact des crises successives sur le quotidien des citoyens et citoyennes. Enfin, nous évaluerons le niveau global de satisfaction de vie. Regards statistiques n°11 63 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 7.1. PERCEPTION DU CONTEXTE SOCIO-ÉCONOMIQUE BELGE ET WALLON Graphique 7.1 : Évaluation de l’état de l’économie (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes devaient se positionner par rapport à ces deux questions : • De façon générale, comment évaluez-vous l’état de l’économie en Belgique ? (par rapport aux pays limitrophes) (Économie en Belgique) ; • De façon générale, comment évaluez-vous l’état de l’économie en Wallonie ? (par rapport à la Belgique) (Économie en Wallonie). On observe que les citoyens et citoyennes se montrent très majoritairement insatisfaits (66,8 %) de l’état de l’économie en Belgique, pour deux tiers de la population, contre seulement un tiers (33,2 %) de satisfaits. En ce qui concerne l’état de l’économie de la Wallonie, le constat est encore plus sévère avec 81,5 % d’insatisfaits et seulement 19,5 % de satisfaits. 64 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 7.2. PERCEPTION DES INÉGALITÉS SOCIO-ÉCONOMIQUES ET POSITIONNEMENT PERSONNEL Graphique 7.2 : Perception des inégalités socio-économiques (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes devaient se positionner par rapport à ces deux questions : • Selon vous, en Belgique, l’écart de revenu entre les personnes les plus pauvres et les personnes les plus riches est … ? (Perception des inégalités 1) ; • Selon vous, l’écart de revenu entre les personnes les plus pauvres et les plus riches a-t-il diminué ou augmenté, en Belgique, au cours des dix dernières années ? (Perception des inégalités 2). Le constat précédent, qui était sévère sur l’état de l’économie belge et wallonne, est visiblement accompagné de la perception d’un niveau important des inégalités au sein de la société. En effet, 92,1 % de la population juge l’écart de revenus entre les personnes les plus pauvres et les plus riches comme plutôt élevé à très élevé ; seuls 4,9 % de la population le juge « ni faible, ni élevé » et 3,0 % le jugent comme faible. À la question si cet écart a diminué ou augmenté au cours des dix dernières années en Belgique, de nouveau la réponse est sans appel : 88,8 % de la population juge qu’il a augmenté (de « fortement » à « légèrement »), 4,9 % pensent qu’il est identique et 6,3 % pensent qu’il a diminué. Regards statistiques n°11 65 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.3 : Perception présente des inégalités socio-économiques, par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la perception de l’écart de revenu entre les personnes les plus pauvres et les plus riches. Il peut varier de -3 « Très faible » à +3 « Très élevé ». Graphique 7.4 : Perception de l’évolution des inégalités socio-économiques, par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de la perception de l’évolution de l’écart de revenu entre les personnes les plus pauvres et les plus riches. Il peut varier de -3 « Fortement diminué » à +3 « Fortement augmenté ». 66 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Les graphiques 7.3 et 7.4 présentent la perception des inégalités, en reprenant la réponse moyenne à chacun des items précédents (la réponse pouvant varier de -3 « très faible/fortement diminué » à +3 « très élevé/fortement augmenté »). Les analyses révèlent que l’écart entre les pauvres et les riches est largement considéré comme élevé en Belgique, avec une réponse moyenne d’environ 2, ce qui correspond à une perception « élevée ». De plus, cette perception semble être assez consensuelle au sein de la population, comme le montre le graphique 7.3, où elle varie très peu parmi les différents profils. Deux exceptions sont observées : les personnes entre 18 et 24 ans, qui perçoivent légèrement moins d’inégalités, et celles ayant un diplôme du primaire, qui perçoivent également moins d’inégalités. En ce qui concerne l’évolution des inégalités au cours des dix dernières années, les réponses varient davantage selon le profil de la population, mais l’idée d’une augmentation des inégalités reste consensuelle. Comme pour la question précédente, il apparaît que les personnes de 18 à 24 ans et celles ayant un niveau de diplôme « primaire » pensent un peu moins que la population générale que les inégalités ont augmenté. Par ailleurs, un léger effet du revenu est observé, les personnes avec un revenu élevé ayant tendance à percevoir une augmentation des inégalités plus marquée que celles avec un revenu moins élevé. La question qui se pose est donc de quelle manière les personnes réagissent face à ce constat d’inégalités importantes au sein de la société. Éprouvent-elles un certain ressentiment envers celles qui sont plus riches qu’elles ? Ou, au contraire, demeurent-elles malgré tout satisfaites de ce qu’elles possèdent ? Et surtout, dans quelle mesure cette réaction est susceptible de varier selon le profil des individus ? C’est ce qui est exploré dans la suite des résultats. Regards statistiques n°11 67 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.5 : Comparaison de la situation économique personnelle (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes devaient se positionner par rapport à ces deux questions : • De façon générale, quand je pense à ce que d’autres ont par rapport à moi, je me sens « désavantagé » (Situation éco personnelle 1) ; • Quand je compare ce que j’ai avec d’autres, je réalise que je suis plutôt bien (Situation éco personnelle 2). Le constat suivant peut-être fait à partir de ces deux questions sur la comparaison de la situation économique personnelle. Premièrement, contrairement à la perception des inégalités dans la société, la comparaison de sa situation économique personnelle n’est pas aussi négative. En effet, à la question de savoir si les personnes se sentent désavantagées par rapport à ce que d’autres ont, 22,1 % répondent « d’accord », 36,1 % sont « ni d’accord, ni pas d’accord » et 41,7 % ne sont pas d’accord. Le constat est alors assez similaire avec la question : lorsque vous comparez ce que vous avez, par rapport à d’autres, pensez-vous que vous êtes plutôt bien ? Parmi la population ; 16,8 % répondent « pas d’accord », 29,7 % répondent « ni d’accord, ni pas d’accord » et 53,5 % répondent 68 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 « d’accord ». Il y a donc la majorité de la population (41,7 %) qui se sent plus plutôt avantagée ou qui, lorsqu’elle se compare, se sent plutôt bien (53,5 %). Ces résultats mettent en lumière que si les inégalités sociales sont perçues comme très élevées en Wallonie, lorsque les individus évaluent leur propre situation économique par rapport aux autres, ils ne sont pas aussi pessimistes. Il reste qu’environ 20 % de la population pense que sa situation économique personnelle par rapport à d’autres est soit désavantagée soit « pas bien ». La perception favorable de sa situation économique personnelle par rapport aux autres est susceptible de varier selon les caractéristiques socio-économiques des individus montrant par-là que ce « biais » est plus accentué chez certaines catégories de la population par rapport à d’autres. L’analyse qui suit présente donc la réponse à cette question en fonction des caractéristiques socio-économiques des individus. Graphique 7.6 : Comparaison de la situation économique personnelle « désavantagé vs avantagé », par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne des réponses à la question : « De façon générale, quand je pense à ce que d’autres ont par rapport à moi, je me sens désavantagé ». Il peut varier de -2 « Pas du tout d’accord » à +2 « Tout à fait d’accord ». Les résultats de l’indice à partir de la question « par rapport à d’autres je me sens désavantagé » (-2 « tout à fait d’accord », +2 « pas du tout d’accord ») montrent une influence certaine de certains profils de la population. Tout d’abord, précisons qu’il n’y a pas de différence selon le sexe ou la catégorie d’âge. En revanche, on observe un lien fort avec le niveau de revenu (ce qui n’est pas particulièrement surprenant) où plus le revenu est élevé plus les personnes ont tendance à se sentir avantagées. On observe alors aussi un effet du diplôme qui va dans le même sens que celui du revenu. Selon le type de ménage, ce sont les couples avec enfants qui se sentent légèrement plus avantagés que les parents isolés. Au niveau de la zone d’habitation, on observe aussi une différence entre les personnes vivant en zone péri-urbaine ou rurale et celles vivant en zone urbaine qui se sentent moins avantagée. Regards statistiques n°11 69 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.7 : Comparaison de la situation économique personnelle « je réalise que je suis plutôt bien », par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne des réponses à la question : « Quand je compare ce que j’ai avec d’autres, je réalise que je suis plutôt bien. ». Il peut varier de -2 « Pas du tout d’accord » à +2 « Tout à fait d’accord ». Avec l’indice sur la question « se sentir bien » (-2 « pas du tout d’accord », +2 « tout à fait d’accord »), on observe de nouveau un effet du revenu et du diplôme. Concernant les types de ménages, les couples avec ou sans enfants se distinguent en ayant un score supérieur par rapport aux personnes seules ou aux parents isolés. Au niveau de la zone d’habitation, on observe de nouveau une différence en défaveur des personnes vivant en milieu urbain. 7.3. IMPACT DES CRISES SUR LA SITUATION SOCIO-ÉCONOMIQUE PERSONNELLE La section suivante examine les répercussions de la crise énergétique et de l’inflation, la crise la plus aiguë au moment de la réalisation de l’enquête, sur la vie quotidienne de la population. Quels sont les impacts de cette crise sur la vie quotidienne, tenant compte que d’autres crises, telles que la pandémie de Covid-19 ou les inondations, avaient probablement déjà perturbé le quotidien de la population dans d’autres domaines ? 70 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.8 : Impact de la crise énergétique et de l’inflation sur le quotidien (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Les participants et participantes devaient se positionner par rapport à la question suivante : Comment évalueriez-vous l’impact que la crise énergétique et l’inflation ont (eu) sur vous, dans les domaines suivants : • Votre manière de chauffer votre habitation (Chauf) ; • Vos vacances (Vac) ; • Votre moral (humeur, anxiété) (Moral) ; • Vos achats de biens (meubles, appareils et ustensiles ménagers, électronique…) (Meubles) ; • Vos achats vestimentaires (Habits) ; • Vos sorties, vos loisirs culturels et sportifs (Loisirs) ; • Vos habitudes alimentaires (Alim) ; • Vos déplacements contraints (se rendre au travail, faire les courses, amener les enfants à l’école…) (Dépla) ; • Votre état de santé (effet direct ou report de soins) (Santé). Il ressort de ces résultats que le domaine que la crise énergétique et l’inflation ont impacté le plus était la manière de chauffer son habitation, pour 81,0 % de la population avec un impact au moins « moyen », et les vacances (69 %). Le moral des personnes est aussi affecté à un niveau comparable (70 %). L’acquisition de biens, l’achat d’habits, les loisirs ou encore l’alimentation sont tous aussi relativement impactés par cette crise. Finalement, l’état de santé est le domaine qui proportionnellement semble un peu moins affecté, mais pour lequel tout de même 55 % de la population évalue l’impact de cette crise comme au moins « moyen ». Face à ce constat d’impact massif dans tous les domaines, la question est donc de savoir dans quelle mesure les différents profils de la population ont été diversement affectés par cette crise. Regards statistiques n°11 71 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.9 : Impact de la crise énergétique et de l’inflation, par profil (2023) (partie 1) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de l’évaluation de l’impact de la crise énergétique et de l’inflation. Il peut varier de 0 « Aucun » à 5 « Très élevé ». 72 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.10 : Impact de la crise énergétique et de l’inflation, par profil (2023) (partie 2) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de l’évaluation de l’impact de la crise énergétique et de l’inflation. Il peut varier de 0 « Aucun » à 5 « Très élevé ». Regards statistiques n°11 73 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 7.11 : Impact de la crise énergétique et de l’inflation, par profil (2023) (partie 3) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de l’évaluation de l’impact de la crise énergétique et de l’inflation. Il peut varier de 0 « Aucun » à 5 « Très élevé ». 74 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 L’analyse par profil a été à nouveau faite en comparant les valeurs moyennes pour chaque profil (l’étendue de l’échelle de l’impact pouvant aller de 0 (« aucun ») à 5 (« très élevé »)). Tout d’abord, il est notable que les réponses par profils ne présentent pas de distinctions significatives en ce qui concerne la manière de chauffer son habitation, indiquant ainsi que l’ensemble de la population a été touché dans ce domaine par cette crise. La première disparité par profil apparaît concernant les vacances, où les personnes ayant le revenu le plus élevé (cinquième quintile) déclarent avoir été moins affectées que les autres personnes (bien qu’il n’y ait pas de différence entre les autres niveaux de revenus). Par ailleurs, on observe que le moral des personnes est graduellement affecté plus le revenu est faible. Dans d’autres domaines, la différenciation selon le revenu des individus est la caractéristique prédominante pour déterminer si une personne se dit impactée ou non. De plus, il est remarquable que le domaine de la santé, initialement perçu comme ayant l’impact le moins important, est en réalité celui où la disparité en fonction du revenu est la plus marquée, suggérant que c’est dans ce domaine que la variation en fonction du revenu est la plus notable. 7.4. SATISFACTION DE VIE Enfin, dans ce contexte perçu comme difficile, la question de la satisfaction globale de vie a été posée. Il s’agit là d’une question standard posée dans de nombreuses enquêtes d’opinion qui aborde la satisfaction de vie. Outre les résultats concernant les réponses de la population globale, nous présentons également comment la satisfaction de vie est influencée par le profil de la population. Graphique 7.12 : Satisfaction de vie (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Regards statistiques n°11 75 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Les participants et participantes devaient se positionner, sur une échelle de 0 à 10, par rapport à la question suivante : • Dans l’ensemble, dans quelle mesure êtes-vous satisfait de votre vie actuelle ? Il s’agit d’une question standard posée dans de nombreuses enquêtes portant sur la satisfaction de vie. Les résultats de ces enquêtes montrent généralement que la modalité de réponse la plus fréquente est de 7 ou 8 sur l’échelle de 0 à 10. Par convention, on regroupe alors les personnes répondant de 0 à 5 comme insatisfaites, soit ici 30,5 % de la population, celles répondant 6 ou 7 comme neutres, soit 43,7 %, et celles répondant de 8 à 10 comme satisfaites, soit 25,8 %. Cependant, il s’agit davantage d’une convention, et il est donc plus intéressant d’analyser l’évolution de cet indicateur dans le temps ou de comparer les réponses par profil. Malheureusement, cette question n’a été posée que lors de la dernière vague de l’enquête, ce qui rend impossible l’évaluation de son évolution dans le temps. En revanche, une analyse par profil est possible, et c’est ce qui est réalisé dans la suite. Graphique 7.13 : Indice de satisfaction de vie par profil (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Note : L’indice correspond à la valeur moyenne de satisfaction de vie sur une échelle de 0 à 10. L’analyse par profil de cette question montre que, parmi les facteurs pris en compte ici, il y en a deux qui ont plus d’influence que les autres sur la satisfaction de vie : le niveau de revenu et le niveau de diplôme. Parmi les facteurs liés au type de ménage, on observe que les personnes en couple (avec ou sans enfant) se disent plus satisfaites que les personnes seules ou les parents isolés. On observe enfin aussi un effet lié au lieu d’habitation, à savoir que les personnes vivant en milieu rural ou intermédiaire se disent plus satisfaites que les personnes vivant en milieu urbain. 76 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 8. Les relations sociales Les relations sociales sont essentielles au bon fonctionnement de la société. Elles sont à la base des interactions entre personnes et, à ce titre, figurent comme un des socles du développement des sociétés humaines (Putnam, 2000 ; Putnam et al., 1993). L’importance de celles-ci s’est d’ailleurs fait ressentir de manière aiguë lors de la récente crise de la Covid-19. Dans sa théorisation du capital social, Robert D. Putnam met en avant l’importance des relations sociales pour le développement de valeurs de coopération et de confiance au sein de la société. On peut alors distinguer deux formes d’interactions au sein des relations sociales : les interactions formelles et les interactions informelles. C’est de cette deuxième catégorie qu’il s’agit ici, la première faisant référence aux interactions dans un contexte plus formalisé, par exemple, au sein des associations ou dans le contexte professionnel. Cette partie aborde les interactions informelles au sein des relations sociales à travers trois indicateurs : • la taille du réseau d’amis et amies proches ; • la fréquence des visites rendues (et reçues) aux amis et amies ; • la fréquence des visites rendues (et reçues) à la famille. Dans un premier temps, l’analyse réalisée dans cette partie fait un état de la situation en 2023. Celleci permet de répondre à la question : « Comment la population wallonne se répartit-elle au niveau de la taille du réseau d’amis et amies ou au niveau de la fréquence des visites faites aux amis et amies et à la famille » ? Dans un deuxième temps, l’analyse compare les relations sociales au sein de différents profils de la population (sexe, âge, diplôme, revenu…). Elle vise à répondre à la question : « Quelles sont les catégories de la population pour lesquelles les relations sociales sont moindres/importantes au sein de la population wallonne » ? Enfin, l’analyse compare les relations sociales au cours du temps. Elle vise à répondre à la question : « Comment les relations sociales ontelles évolué au cours du temps ? ». Regards statistiques n°11 77 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 8.1. ÉTAT DES LIEUX DES RELATIONS SOCIALES EN 2023 Graphique 8.1 : En dehors des membres de votre ménage, combien avez-vous d’amis et amies proches, sur qui vous pouvez compter ou à qui vous pouvez vous confier ? (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Au niveau de la taille du réseau d’amis et amies proches, on observe que la part la plus importante de la population (33,2 %), soit une personne sur trois, a entre un et deux amis et amies proches, 27,0 % ont entre deux et quatre amis et amies et 21,6 % ont entre cinq et neuf amis et amies. Seulement 8,6 % de la population a plus de dix amis et amies proches. Et enfin, 9,6 % de la population n’a pas du tout d’ami ou amie. 78 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 8.2 : Concernant vos relations avec vos amis et amies, pouvez-vous dire à quelle fréquence vous passez du temps avec elles ou eux, que ce soit en les invitant chez vous, en allant chez elles ou eux ou à l’extérieur (balade, restaurant, cinéma…) ? (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Concernant les visites aux amis et amies, la fréquence la plus courante au sein de la population est « d’une à plusieurs fois par mois » pour 28,5 % de celle-ci. Cependant, en cumulant les fréquences plus élevées, on observe que 42,3 % de la population rend ou reçoit des visites d’amis et amies à raison d’au moins une fois par semaine. Concernant les fréquences moins élevées, 22,7 % rendent ou reçoivent de visite seulement une à plusieurs fois par an. Et finalement, 6,5 % de la population ne rend ou reçoit jamais de visite. Regards statistiques n°11 79 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 Graphique 8.3 : Concernant vos relations avec votre famille, pouvez-vous dire à quelle fréquence vous passez du temps avec des membres de votre famille qui n’habitent pas dans le même domicile que vous, que ce soit en les invitant chez vous, en allant chez eux ou à l’extérieur (balade, restaurant, cinéma…) ? (2023) Source et calculs : Enquête BSW 2023 IWEPS Au niveau des visites à la famille, la fréquence la plus courante est de l’ordre d’une fois par semaine pour 26,3 % de la population. Si l’on cumule les trois fréquences les plus élevées, on obtient que 52,8 % de la population, soit une personne sur deux, rend ou reçoit des visites à sa famille au moins une fois par semaine. Comme on pouvait s’y attendre, la fréquence des visites à la famille est plus élevée que pour les amis et amies, qui était de 42,3 % pour les visites à raison d’au moins une fois par semaine. Parmi les visites moins fréquentes, 25,1 % rendent ou reçoivent des visites une à plusieurs fois par mois et 16,9 % une ou plusieurs fois par an. Et enfin, 5,2 % de la population ne rend ou reçoit jamais de visite à sa famille (ou qu’elle n’a pas ou plus de famille). 80 Regards statistiques n°11 Le Baromètre social de la Wallonie 2023 8.2. LES RELATIONS SOCIALES PAR PROFILS DE LA POPULATION Dans la partie qui suit, les trois indicateurs (taille du réseau, visite aux amis et amies, visite à la famille) ont été croisés avec les profils de la population suivants : • le sexe ; • l’âge (cinq classes) ; • le diplôme ; • le revenu disponible équivalent – RDE (par quintile) ; • le type de ménage ; • la zone d’habitation. Les résultats ci-dessous ne reprennent que les croisements pour lesquels des différences significatives sont observées. Par exemple, le croisement des relations sociales avec le sexe n’est pas présenté car aucune différence significative n’a été observée entre les femmes et les hommes. Un croisement est jugé significatif lorsque la « p-value » du tableau est inférieure à 0.05. Cela signifie qu’il y a au moins 95 % de chance que la distribution avec croisement ne soit pas identique à celle sans croisement (Total). 8.2.1. L’âge Tableau 8.1 : Nombre d’amis et amies proches par catégorie d’âge (2023) Nombre d’amis et amies Classes d’âges 18 à 24 ans 25 à 44 ans 45 à 64 ans 65 à 79 ans 80 ans et plus Total 0 6,7 % 7,4 % 11,8 % 9,9 % 14,6 % 9,6 % 1 à 2 24,0 % 29,0 % 36,1 % 35,7 % 55,0 % 33,2 % 3 à 4 30,7 % 30,6 % 24,4 % 25,6 % 16,8 % 27,0 % 5 et plus 38,7 % 33,0 % 27,7 % 28,7 % 13,6 % 30,3 % Nombre de répondants 232 584 630 332 89 1 867 Non-réponse 1 5 13 9 3 31 Note : Test du khi carré : p-value
L’ÉMANCIPATION UN MENSUEL SOCIAL L’Émancipation est un journal distribué dans le cadre du festival Rêve Général et de l’exposition En Lutte, Histoires d’émancipation. Cette exposition est accessible tous les jours à La Cité Miroir. Au travers de ce journal, il ne s’agit pas seulement de faire revivre le passé mais bien d’inscrire les combats pour les conquis sociaux dans le temps, selon un mode d’articulation passé, présent et futur. Dans le cadre des élections 2024, nous publions cet exemplaire complémentaire sur les enjeux que constituent la sécurité sociale. LA SÉCURITÉ SOCIALE UN PATRIMOINE SOCIAL À RENFORCER ! « Ne parlez pas d’acquis sociaux, parlez de conquis sociaux, parce que le patronat ne désarme jamais » Ambroise Croizat1 Grâce à la sécurité sociale, nous bénéficions, face aux risques de la vie, d’un réel système de protection. Ce système social n’est pas tombé du ciel, il faut le rappeler, mais résulte de luttes historiques. Issu d’une construction sociale, il n’est pas immuable et peut donc tout à fait faire l’objet d’une déconstruction ou d’une amélioration. Souvent réduite à son aspect technique, la sécurité sociale est mal connue et parfois dévalorisée. Elle correspond pourtant à un projet de société ambitieux qui intègre « le care 2 » au cœur de notre système organisationnel. Une société du « prendre soin » qui part du constat suivant : notre commune vulnérabilité humaine nécessite une prise en charge structurelle à l’échelle de la société. Tout au long de notre vie, nous avons en effet, toutes et tous besoin de soins divers et variés. Ces soins peuvent être considérés comme « vitaux » pour permettre de mener une vie digne. La sécurité sociale énumère à ce titre, un certain nombre de risques et charges contre lesquels elle entend 1 Ministre du Travail de novembre 1945 à mai 1947 dans le Gouvernement Charles de Gaulle, il mit en place le régime général de la sécurité sociale en France. 2 Le care est une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, qui soutient à la vie. protéger les personnes (maladie, vieillesse, parentalité, maladie professionnelle, accident du travail, perte de revenu professionnel). Ces risques, parce qu’ils sont considérés comme une affaire commune et concernent l’ensemble de la société, doivent dans cette perspective faire l’objet d’une prise en charge collective. Il s’agit, via ce système, de sortir ces risques de la sphère marchande pour permettre à chacun de vivre une vie conforme à la dignité humaine. La sécurité sociale, est à ce titre un patrimoine social, véritable outil de solidarité, qu’il convient non seulement de défendre et pourquoi pas d’étendre à d’autres prestations. Un système à renforcer plutôt qu’à affaiblir. La sécurité sociale alimentaire pourrait à cet égard, constituer une nouvelle branche de la sécurité sociale. Le projet de base prévoit que chaque mois, chaque individu reçoive au moins 150 euros de budget alimentaire. Il s’agirait bien d’un droit pour tous respectant un principe d’universalité. Le système serait financé grâce aux cotisations de chaque citoyen·ne. L’idée étant que tout le monde verrait une partie de ses revenus (salaire, chiffre d’affaires, retraite ou chômage, etc.) transformés en cotisations. Le mode de financement est un enjeu crucial puisqu’il déterminera la capacité du dispositif à redistribuer la richesse et à réduire les inégalités sociales. Évidemment, cet aspect, comme les autres, est toujours en réflexion. Les cotisations seraient ensuite versées à des caisses de sécurité sociale gérées démocratiquement à l’échelle locale. Une utopie qui peut devenir concrète… À suivre ! LA SÉCURITÉ SOCIALE : un enjeu électoral en 2024 En juin prochain, nous serons appelé·s à voter pour choisir nos représentant·es à différents niveaux de pouvoir (fédéral-régional-européen). Ces élections revêtent des enjeux cruciaux pour notre sécurité sociale. Un front politique s’organise pour s’attaquer aux piliers de notre système de solidarité. La limitation des allocations de chômage à deux ans sera probablement sur la table des négociations du futur gouvernement fédéral. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, la campagne électorale est lancée et les discours dans ce sens vont bon train. Le président de la N-VA, Bart De Wever a déclaré souhaiter, à l’issue des élections, une réforme de l’État qui permette à la Flandre « de retrouver sa prospérité ». Entendons au travers cette déclaration, sa volonté d’acheminer la Belgique vers le confédéralisme et régionaliser la sécurité sociale (ce qui est déjà en marche). Le financement de la sécurité sociale sera sans aucun doute au cœur du futur accord du gouvernement et certains partis ne cachent pas leur volonté de tailler dans les dépenses sociales. Ce journal a pour objectif de rappeler que la sécurité sociale est issue d’une histoire collective, un système de protection qu’il faut réellement préserver au niveau fédéral. Il vise à rappeler que l’État social n’est pas le problème, il est la solution. La sécurité sociale est un système efficace qui fait ses preuves depuis des décennies dans tous les pays où elle existe. Comme suggéré dans ce journal, proposer de l’étendre à l’alimentation ou encore au logement permettrait de sortir d’une posture défensive à son sujet. spécial élections 2024 Notre système de sécurité sociale est le résultat de nombreuses luttes sociales. En réalité, ce système est né pour répondre à l’insécurité matérielle à laquelle était soumise la classe ouvrière au XIXe siècle. À cette époque, en cas de perte de revenus suite à la maladie, l’accident, le chômage ou la vieillesse, aucun revenu de remplacement n’est réellement prévu. Sous l’impulsion du mouvement ouvrier qui s’organise et se structure dès la fin du XIXe siècle, on assite dans l’entre-deux-guerres, à la mise en place d’assurances sociales basées sur la contribution des salariés et de l’État. Ces assurances libres subventionnées sont basées sur le principe de la prévoyance. Elles vont constituer les prémisses de notre sécurité sociale et permettre en cas « d’accident de la vie » de procurer un revenu de remplacement. Ces assurances conquises par des travailleuses et des travailleurs engagés ne sont alors pas encore véritablement structurées dans un ensemble institutionnel cohérent, elles permettent néanmoins de conjurer une certaine forme de vulnérabilité, d’insécurité en cas d’adversité. Au sortir de la guerre, le rapport de force existant permet enfin l’établissement d’un véritable Pacte social. Signé en décembre 1944 par les représentants des syndicats et du patronat réunis clandestinement pendant la guerre, ce pacte revêt la volonté d’un engagement mutuel afin d’améliorer les conditions d’existence de la population et d’offrir de meilleures conditions de vie. Il va permettre d’intégrer institutionnellement la question sociale. Le regard sur le paupérisme change enfin : il n’est plus perçu comme la conséquence d’un comportement individuel désinvolte ou immoral, mais comme un choix politique ainsi qu’une organisation sociale spécifique. Véritable dispositif de justice social, ce pacte va instituer le système d’assurance existant. Toutes les assurances sociales d’avant-guerre deviennent obligatoires en 1944 (pension, chômage, maladie-invalidité, accidents de travail, maladies professionnelles, vacances annuelles). Ce pacte va jeter les bases du développement de ce que l’on nommera plus tard « L’État social ». La sécurité sociale, à côté des services publics et du droit du travail, deviendra l’un des trois piliers sur lesquels va se fonder cet État social. Ce système va permettre une redistribution indirecte des richesses dans le cadre d’une économie de marché en pleine croissance. Tous les mots ont leur importance, La sécurité est dite « sociale », d’une part car les risques qu’elle couvre sont des risques collectifs mais aussi parce qu’elle est à la fois financée par les travailleuses et les travailleurs, le patronat et l’État via les cotisations sociales. L’ensemble des cotisations sont récoltées via L’ONSS qui est chargée de la répartition entre les différentes branches de la sécurité sociale. La sécurité sociale est dès sa création, basée sur le principe de solidarité : chacune et chacun cotise en fonction de ses moyens et reçoit les prestations en fonction de ses besoins. Le budget de la sécurité sociale fait donc l’objet d’une gestion paritaire puisque son financement vient à la fois des travailleurs et du patronat. Le Pacte social de 1944 scelle à cet effet, la reconnaissance d’un acteur social représentatif, le syndicat et d’une méthode de concertation sociale, la négociation collective3 . Les trente glorieuses qui suivent la Seconde Guerre mondiale signent l’âge d’or du développement de la sécurité sociale. La croissance économique exceptionnelle (dans le cadre d’un pays en pleine reconstruction) crée le plein emploi et bénéficie aux travailleurs via les mécanismes de redistribution des richesses mis en place par ce que l’on nomme désormais « l’État Providence ». La sécurité sociale étend petit à petit la couverture des risques et offre ainsi une protection sociale accrue. À partir des années 1980, l’offensive néolibérale va s’attaquer à l’idée même de l’État social. Ce dernier va de plus en plus faire l’objet de critiques et être considéré comme inefficace : les individus tout comme l’État ne seraient pas assez actifs, et il faudrait davantage les activer. Cette idéologie va doucement imprégner la manière d’envisager les politiques sociales. L’État social va se muer en État social actif : « Il résulte que la gouvernance de cette société devrait davantage consister dans le renforcement de l’individu, dans l’accroissement de ses capacités pour qu’il soit apte à affronter la dure loi du nouveau régime du capitalisme dominé par la concurrence, et le faire à partir de la maximisation de son propre potentiel, ou capital humain. Sur ces bases s’opère une recomposition des politiques sociales et des interventions de l’État social, “l’État social actif”, dans le sens de l’activation de l’individu4 . » Concrètement on assistera à partir des années 1990 à une offensive de vaste ampleur contre les protections sociales jugées excessives. Le néolibéralisme va ainsi s’attaquer méthodiquement aux trois piliers de l’État social : en commençant par la privatisation de certains services publics, en dérégulant le droit du travail et en réduisant la couverture et les conditions d’éligibilité à la sécurité sociale : pensions, allocation de chômage et soin de santé. Parallèlement le néolibéralisme opérera une réforme fiscale favorable au capital (baisse des cotisations sociales, baisse de la fiscalité sur les hauts revenus, baisse de la fiscalité sur les bénéfices des sociétés…) une manière de s’attaquer au moyens de financement des politiques sociales. Cette mise en œuvre politique va donc affaiblir notre système social, elle s’accompagnera d’un arsenal idéologique visant à légitimer son détricotage. Les discours visant à décrédibiliser le système affluent dans les médias : « Le système ne serait plus soutenable financièrement, il favoriserait l’assistanat, l’inactivité dans laquelle la social-démocratie, l’État-Providence les a poussés… » Ce type de discours est systématiquement convoqué en période de campagne électorale. 3 « Économie belge de 1945 à 2005, Histoire non écrite », URL : http:// www.econospheres.be/IMG/pdf/Histoire_inedite_de_l_economie_en_Belgique-_De_1945_a_nos_jours-.pdf, Mis en ligne le 20/10/2009, Consulté le 1er juillet 2023, p.2. 4 Castel Robert, préface à La gestion des risques, Éditions de Minuit, 2011, p12. Un système de solidarité issu de luttes sociales État verse Subventions TVA Précompte mobilier Travailleurs cotisent Employeurs cotisent ONSS Of¬ ce national de Sécurité sociale distribue INAMI Institut national d’Assurance Maladie-Invalidité répartit Unions nationales de mutualités CAAMI Syndicat ou CAPAC Caisses de paiement Caisses de paiement Mutualités Béné¬ ciaires ONEM Of¬ ce national de l’emploi répartit ONVA Of¬ ce national des vacances annuelles répartit ONP Of¬ ce national des pensions répartit FMP Fonds des maladies professionnelles répartit FAT Fonds des accidents du travail répartit Bruxelles, 1930, IEV Aujourd’hui 75 % de la population mondiale ne dispose toujours pas d’une protection sociale de base. Lorsque ce système de solidarité n’existe pas, il contraint les personnes à s’assurer individuellement contre des risques via des assurances privées, ce que beaucoup n’ont pas les moyens de faire. Ce système permet de préserver nos droits sociaux et constitue une invention sociale qui va à l’encontre du capitalisme « un outil d’émancipation du salariat géré par les travailleur·euses5 . » La sécurité sociale est la résultante de l’histoire d’un rapport de force, elle est toujours à ce titre au cœur d’enjeux politiques, financiers et sociaux importants aujourd’hui. L’esprit du pacte social : offrir une véritable assurance sociale contre les risques liés au fonctionnement de notre système semble compromis par les tenants du capitalisme pour qui privatiser (soins de santé, système de pension…) constitue potentiellement une source de profit important. Arracher à la logique marchande une série de matière sociale relève pourtant de la raison, la période COVID nous a en effet démontré l’importance d’un système de soin de qualité. Aujourd’hui ce sont bel et bien tous les piliers de la sécurité sociale qui sont attaqués par une logique de marchandisation. 5 Bernard Friot et Christine Jakse, « Une autre histoire de la Sécurité sociale », Le Monde diplomatique, décembre 2015. D’autre part l’idée de régionaliser en partie la sécurité sociale est régulièrement mise à l’agenda des réformes notamment sous la pression du Voka6 . Notons que la sécurité sociale est déjà partiellement régionalisée. Depuis la dernière réforme de l’Etat, les allocations familiales sont ainsi gérées par les régions. Mais d’autres pans de la sécurité sociale sont menacés de régionalisation : le chômage et les soins de santé. Par ailleurs, les réductions des cotisations sociales (tax shift) mais aussi les politiques d’austérité menées par l’État, mettent en péril la viabilité du système. Dans cette logique, les dépenses sont systématiquement adaptées aux recettes. Ces tensions budgétaires se traduisent sur le terrain du soin notamment. Les blouses blanches sortent régulièrement dans la rue pour témoigner des terribles conditions de travail auxquelles elles doivent faire face et des conséquences désastreuses pour les patientes et les patients que ce définancement génère. Se débarrasser des dispositifs de solidarité, faut-il le rappeler, est dangereux pour notre démocratie. Les déclarations politiques qui vont dans ce sens sont inquiétantes et risquent de provoquer une explosion de notre système tout entier en favorisant le repli identitaire et la logique du chacun pour soi. 6 Le VOKA est l’organisation patronale flamande. « La sécurité sociale est devenue infinançable en Belgique ! » La sécurité sociale est financée par 3 biais : • Les cotisations sociales • Le financement alternatif (dont la TVA ou des accises sur les produits nocifs, telles que les cigarettes) • Subvention de l’État Poser la question du financement, c’est surtout s’interroger sur le manque de justice fiscale qui plombe les finances publiques. Une politique de lutte efficace contre l’optimisation fiscale pourrait être mise en œuvre à cet égard. Ces pratiques génèrent une perte de plusieurs milliards d’euros par an qui ne rentrent pas dans les caisses de l’État. Ces mécanismes fiscaux utilisés par les multinationales qui refusent de payer leur part contributive, créent des inégalités sociales importantes. Depuis plusieurs années on assiste à une baisse des cotisations sociales dans la part du financement de la sécuriFinancement alternatif (TVA) 15,7 M€ Cotisations sociales 63 M€ Subventions État 22,2 M€ LE PACTE SOCIAL EXISTE-T-IL ENCORE AUJOURD’HUI ? té sociale. Modifier le financement de la sécurité sociale en diminuant les cotisations prélevées sur les salaires et en compensant cette perte de recette via la TVA est une fausse bonne idée. En effet, financer davantage la sécurité sociale par le biais de la TVA est problématique, cette dernière est une taxe qu’on peut considérer comme injuste. Taxant la consommation, elle concerne d’abord celles et ceux qui consacrent, en proportion, la plus grande part de leurs revenus à ces dépenses plutôt qu’à l’épargne, c’est-à-dire les plus modestes… « Les charges patronales sont trop importantes, cela constitue un coût du travail trop important et un frein à l’embauche ! » Les cotisations sociales ont fait l’objet de réductions ces dernières années. Les cotisations des employeuses et des employeurs, avant le tax shift s’élevaient à 32,5 % du salaire brut. Après le tax shift (2018) 25 % du salaire brut. Ensuite, il n’est pas neutre que soient présentés comme des charges, des versements qui sont en réalité des cotisations versées par les employeurs (mais aussi par les personnes salariées) aux organismes de protection sociale. Or ces cotisations sociales constituent bel et bien une partie de notre salaire. C’est ce que l’on appelle un salaire différé qui est perçu lors des différents remboursements que nous octroie la sécurité sociale. Lorsque l’on baisse les cotisations patronales, on baisse donc en réalité notre salaire. L’idée selon laquelle les cotisations sociales sont la cause principale du chômage de masse, et que la lutte contre celui-ci passe nécessairement par leur baisse est très relative. L’abaissement des cotisations serait ainsi un moyen magique de réduire le coût du travail sans diminuer le revenu disponible des salariés. Pourtant « lorsque le gouvernement accorde des baisses de cotisations sociales ou d’impôt aux entreprises, rien ne prouve que ces dernières vont engager des travailleuses et des travailleurs en retour. Tout dépendra si leur carnet de commandes l’exige ou pas. Ce qui est par contre certain, c’est que ces réductions fiscales ou de cotisations vont mettre à mal le budget de l’État et celui de la sécurité sociale et donc le financement de l’emploi public. Nous ne sommes donc pas ici devant la création d’emplois, mais plutôt face à un phénomène de substitution de l’emploi privé à l’emploi public7 . » 7 Cédric Leterme, « Déconstruire les théories du chômage et les politiques de l’emploi en Belgique » avril 2019, texte disponible à l’adresse : http://www.gresea.be/Deconstruire-les-theories-du-chomage-et-les-politiques-de-l-emploi-en-Belgique. QUELQUES IDÉES REÇUES SUR LA SÉCURITÉ SOCIALE Tous ces éléments attestent bien de l’idée selon laquelle l’État et une partie du patronat ont rompu avec l’esprit du Pacte social tel qu’il avait été plébiscité en 1944. Il ne s’agit évidemment pas ici de défendre l’idée de conserver le Pacte social de 1944 tel quel mais d’en retrouver l’esprit initial tout en tenant compte des défis que requiert son actualisation : la protection sociale dans la soutenabilité écologique et l’intégration des limites structurelles liées aux dimensions de genre et de race (particulièrement dans le secteur du care où les femmes et personnes racisées accomplissent un travail souvent mal rémunéré). Les élections approchent et la sécurité sociale sera au cœur des débats de société. Soulignons néanmoins qu’aucune des grandes conquêtes sociales (abolition de l’esclavage, fin de la colonisation, sécurité sociale, droits des femmes…) n’a été obtenue grâce au seul courage politique. Elles ont toutes été le fruit de luttes populaires qui ont permis de modifier le rapport de force en faveur des populations. Une véritable reconquête idéologique doit déconstruire les discours qui imprègnent nos idées reçues concernant notre sécurité sociale. Et ce, dans l’optique d’organiser la lutte pour renforcer politiquement notre modèle social. Dessin de Titom issu de « Dette sociale » : de quoi parle-t-on ? 14 février 2020, par Anouk Renaud, https://www.cadtm.org/Dette-sociale-de-quoi-parle-t-on STOP STOP Une publication de l’asbl Centre d’Action Laïque de la Province de Liège Dans le cadre de la campagne d’éducation permanente « Solde insuffisant, le choix de qui ? » Éditrice responsable : Véronique LIMÈRE, présidente Bd de la Sauvenière 33-35 – 4000 LIEGE Tél. 04 232 70 40 – Fax : 04 222 27 74 Courriel : info@calliege.be Site : www.calliege.be L’asbl Centre d’Action Laïque de la Province de Liège remercie l’ensemble des personnes qui ont contribué à cette réalisation, ainsi que l’imprimerie Vervinckt pour l’impression. Pour tous renseignements : service Solidarité Audrey Taets, coordinatrice – tél. 04 232 70 58 Cassandra Machi, déléguée – tél. 04 250 99 57 Courriel : solidarite@calliege.be « Les personnes bénéficiant d’allocations de chômage seraient des profiteuses… » sonnes en invalidité sont parfois stigmatisé·es et présenté·es comme des individus profitant du système, paresseux, dépendants, magouilleurs… Derrière ces représentations peu nuancées, il y a surtout une analyse politique qui ne date pas d’hier et qui est à nouveau très en vogue : convoquer la responsabilité individuelle pour expliquer le statut social de la personne, son état de précarité ou les difficultés auxquelles elle doit faire face. Cette grille d’analyse, invisibilise totalement l’environnement social, économique qui influe directement samment autonomes et valides pour envisager l’allongement des carrières. Or, ce n’est pas garanti, comme le démontre l’indice de l’espérance de vie « en bonne santé ». En 2020, l’espérance de vie en bonne santé s’élevait à 63,8 ans en Belgique10. Le financement des pensions relève avant tout d’un choix politique et de la manière dont on considère la vieillesse 10 https://indicators.be/fr/i/G03_HLY/Esp%C3%A9rance_de_vie_en_ bonne_sante « On vit plus vieux, il faut donc travailler plus longtemps ! » « Si l’espérance de vie augmente, l’âge légal de la pension devra aussi augmenter », déclarait Bart De Wever en mai 2019. Le principe évoqué par Bart De Wever semble simple : puisqu’on vit plus longtemps, il faudrait donc être actif plus longtemps. Dans le cas contraire, les pensions deviendraient impayables et ce modèle est décrit comme insoutenable à moyen terme. Il faut néanmoins nuancer ce propos. Indexer l’âge de la pension sur l’espérance de vie se base sur l’idée que l’augmentation de l’espérance de vie bénéficie de manière égalitaire à l’ensemble de la population, or il existe bien en la matière de fortes disparités dûes notamment aux déterminismes sociaux de la santé. « Le constat est sans appel : la proportion d’hommes qui n’atteignent pas 67 ans est deux fois plus élevée parmi les personnes les plus précarisées (26,9%) en comparaison des plus riches (13,1%). Appliquer à tous un relèvement de l’âge légal de la pension en se basant sur une moyenne d’espérance de vie nie ainsi l’existence des inégalités sociales de santé pourtant largement documentées, avec pour conséquence qu’un nombre important de personnes précarisées décèdera avant même de pouvoir accéder à une pension pour laquelle elles ont pourtant cotisé pendant toute leur vie8 . » D’autre part rien ne garantit que la moyenne de l’espérance de vie continue à augmenter, elle a d’ailleurs plutôt tendance à stagner9 . Enfin, si les gens vivent en moyenne plus longtemps qu’auparavant, encore faut-il qu’ils puissent rester suffi8 Leila Laron, François Perl, Jérôme Vrancken, « Inégalités sociales de santé et relèvement de l’âge de la pension », https://www.institut-solidaris.be/ index.php/etudes/personnes-agees/relevement-age-pension, 2023. 9 Ibid. 59,8 46,6 74,2 80,9 81,9 82,7 83,1 83,1 84,0 43,5 56,0 67,8 74,6 76,2 77,4 78,5 78,5 79,2 1885 1930 1970 2000 2005 2010 2015 2020 1970 Hommes Femmes dans notre société. Il serait donc utile de rouvrir le débat sur la réforme des pensions en tenant compte de la pénibilité des métiers ainsi que des inégalités sociales en matière de santé… Lectrrr sur les possibilités et choix de vie des personnes. Elle place toute la responsabilité sur les épaules des individus en difficulté sans s’interroger sur notre organisation sociale et les conséquences que cette organisation génère. STOP STOP Les idées moralisatrices sur la pauvreté ont jalonné l’Histoire et généré en regard, des réponses politiques spécifiques. Les chômeuses et chômeurs ou les per-
Accueil / Droits / Santé / Accompagnements / Jeunesse Éditeur responsable : Maison Arc-en-Ciel de Verviers – Ensemble Autrement ASBL Rue Xhavée 21 – 4800 Verviers +32 495 13 00 26 – contact@ensembleautrement.be – https://www.ensembleautrement.be Date de publication : Décembre 2022 Crédits : Rédaction : Bovy Jonathan Clerckx Antoine Collard Siméon Hardenne Vinciane Renard Sasha Illustrations : Fédération Prisme (via la plateforme PraTIQ.be) Célestin Eléonore Verbessem Relecture : Brasseur Sabrina Defaut Nathéo (pour l’asbl Face à toi-même) Delmée Clint Drigo Justine Fievez Déborah Montes Anaïs Poidlin Emilie Graphismes et mise en page : Gany Mélissa Brasseur Sabrina Maison Arc-en-Ciel de Verviers – Ensemble Autrement ASBL Accueil / Droits / Santé / Accompagnements / Jeunesse 5 Introduction ………………………………………………………………………………………………………………. p. 6 Lexique ……………………………………………………………………………………………………………………… p. 7 Concepts importants (Schéma) …………………………………………………………………………………… p. 13 Idées reçues ……………………………………………………………………………………………………………… p. 17 Comment faire son coming out ? ………………………………………………………………………………… p. 21 Conseils pour les proches ………………………………………………………………………………………….. p. 25 Conseils pour les professionnel·le·s ……………………………………………………………………………. p. 29 Législation ………………………………………………………………………………………………………………… p. 31 Santé ……………………………………………………………………………………………………………………….. p. 35 TH masculinisant ………………………………………………………………………………………………….. p. 36 TH féminisant ………………………………………………………………………………………………………. p. 39 Chirurgies ……………………………………………………………………………………………………………. p. 41 Epilations définitives …………………………………………………………………………………………….. p. 44 Santé sexuelle ……………………………………………………………………………………………………… p. 45 Jeunesse trans …………………………………………………………………………………………………………… p. 49 Contacts utiles …………………………………………………………………………………………………………… p. 51 6 La Maison Arc-en-Ciel de Verviers « Ensemble Autrement » est une association active en Province de Liège depuis 2013. Nos missions consistent en l’accueil et l’accompagnement des personnes Lesbiennes, Gays, Bisexuel·le·s, Transgenres, Queers, Intersexes, Autres. Il existe en effet de multiples façons de vivre, de ressentir et de définir ou pas, son/ses identité·s de genre ainsi que son/ses orientation·s sexuelle·s, c’est pourquoi il est important de respecter ce que l’on nomme le droit à l’auto-définition. C’est-à-dire que toute personne a le droit de se dire et de se définir selon son ressenti et sa zone de confort. Ces concepts peuvent sembler complexes à appréhender, c’est la raison pour laquelle, dans le cadre de nos missions, nous proposons à la fois, un accueil et un accompagnement, des groupes de paroles pour le public LGBTQI+ ainsi que leurs proches (famille, amis, conjoint, etc.) mais également des séances de sensibilisation, des animations et des formations à destination des professionnel·le·s. En effet, il nous arrive aussi d’être sollicités par des intervenants sociaux et pédagogiques qui cherchent à s’informer davantage sur nos thématiques afin de proposer un meilleur accompagnement à leurs usager·ère·s. Dans ce cadre, nous avons souhaité réaliser cette brochure d’informations avec un focus sur la thématique Trans*, qui nous semble encore, à l’heure actuelle, méconnue. Avant d’entrer dans le vif du sujet, nous vous proposons de redéfinir l’acronyme LGBTQIA+ et ensuite, de parcourir un vocabulaire spécifique à la thématique T, via le lexique qui se trouve sur la page suivante. 7 Lexique spécifique à l’acronyme LGBTQIA+ Queer Mot anglais signifiant « étrange », « peu commun », « bizarre » ou « tordu ». Il désigne toute personne qui ne s’identifie pas aux normes ayant trait au genre ou à l’orientation sexuelle ou romantique, sans s’enfermer dans une catégorie plus précise. Le terme exprime également une position plus politique liée au refus d’accepter que la société assigne un rôle à la naissance. Par exemple, une femme peut se définir comme cisgenre hétérosexuelle et refuser d’avoir des enfants, faire des travaux dits « masculins », ne pas vouloir se marier, prendre la parole en public avec aisance, être ambitieuse, pouvoir tenir tête à un homme, faire un sport de combat, ne pas être « féminine » … Cette femme pourtant cis hétéro pourrait, selon son droit à l’autoUne personne transgenre est une personne dont l’identité de genre n’est pas en adéquation avec le genre assigné à la naissance (par le sexe biologique). Il s’agit d’un terme coupole, incluant une pluralité d’identités de genre, en fonction de l’autodéfinition de chaque personne. Le terme Trans* peut aussi être utilisé afin d’inclure l’ensemble des groupes se définissant comme transgenre. A contrario le terme « cisgenre » désigne une personne dont l’identité de genre est en adéquation avec le genre assigné à la naissance (par le sexe biologique). Transgenre Selon le droit à l’autodéfinition, bisexuel·le désigne une personne dont le désir sexuel et/ou sentimental est orienté à la fois vers des personnes appartenant au même sexe/ genre mais aussi vers des personnes appartenant à un sexe/genre différent du sien. Bisexuel·le Selon le droit à l’autodéfinition, gay, désigne un homme (Cis* ou Trans*) homosexuel. Il s’agit d’un homme dont le désir est orienté exclusivement vers des personnes appartenant au même sexe/genre. Un gay est un homme qui est affectivement et/ou sexuellement attiré par d’autres hommes (Cis* ou Trans*). Gay Selon le droit à l’autodéfinition, lesbienne, désigne une femme (Cis* ou Trans*) homosexuelle. Il s’agit d’une femme dont le désir est orienté exclusivement vers des personnes appartenant au même sexe/genre. Une lesbienne est une femme qui est affectivement et/ou sexuellement attirée par d’autres femmes (Cis* ou Trans*). L esbienne 8 Désigne toute personne présentant des caractéristiques sexuelles qui, en raison d’une large gamme de variations génétiques naturelles, ne correspondent pas à la définition classique de type (ou phénotype) mâle ou femelle, notamment en ce qui concerne l’anatomie sexuelle, les organes reproducteurs internes ou externes, la structure et/ou le nombre des chromosomes sexuels, les hormones, la répartition des graisses, la pilosité … Ces variations naturelles peuvent être présentes à la naissance ou encore apparaître plus tard durant la croissance, notamment lors de la puberté. Certaines de ces variations ne sont pas forcément visibles, ce qui implique que parfois, elles peuvent, par exemple, être détectées à l’âge adulte à l’occasion d’une recherche en cas de stérilité, lors d’une opération, ou encore, ne jamais être détectées. Il existe plusieurs dizaines de formes d’intersexuations différentes. La proportion de la population présentant des caractères intersexués est estimée à 1,7 %. En majorité, les différentes formes d’intersexuations n’entraînent pas de problème de santé. Les intersexuations ne sont pas des maladies. Dyadique (antonyme d’intersexe) : Terme utilisé pour désigner toute personne n’étant pas intersexe. Attention: Intersexe, à ne pas confondre avec hermaphrodisme En effet, le terme « hermaphrodisme », employé par la médecine à partir de la fin du XIX° siècle est biologiquement erroné : les personnes intersexes ne sont pas des êtres mi-mâle, mi-femelle avec un double appareil génital fonctionnel.¹ ¹ Genres Pluriels(2017), “Visibilité Intersexe, informa�ons de base”, BXL. I ntersexe ou intersexué·e définition, se reconnaître aussi dans le terme Queer. Queer est donc un mouvement politique contre les rôles, la binarité et l’influence du patriarcat. Ce terme pourrait aisément faire office de terme coupole au LGBTIA+. L’appellation Queer qui convoque l’extravagance, le hors-norme, a longtemps été une injure homophobe avant que les militants américains du mouvement homosexuel, au début des années 1990, ne s’approprient ce terme pour se désigner eux-mêmes, et lui attribuent une connotation positive. Renvoie à une personne qui ne s’identifie à aucun genre. Agenre Désigne toute personne qui ne ressent pas d’attirance sexuelle pour autrui, indépendamment de son orientation émotionnelle ou romantique. Asexuel·le 9 Désigne toute personne qui ne ressent pas d’attirance romantique/émotionnelle pour autrui, indépendamment de son orientation sexuelle. Aromantique Selon le droit à l’autodéfinition, n’importe quelle autre définition dans laquelle la personne se reconnaitrait et ressentirait du confort, est, de ce fait, légitime. + Mais aussi : Acomme autre … Lexique spécifique à la thématique T Fait référence à une construction socioculturelle de rôles considérés par le collectif comme masculin ou féminin. Ceux-ci influencent nos représentations et nos rapports sociaux. Il peut évoluer à travers le temps et l’environnement. En d’autres mots, par « genre » on entend la construction socioculturelle des rôles masculins et féminins attendus par la société, ce qui implique, des rapports hiérarchiques entre les hommes et les femmes. Alors que « sexe » fait référence aux caractéristiques biologiques, être né(e) homme (mâle) ou femme (femelle), le genre décrit des fonctions sociales (masculinité/féminité) assimilées et inculquées culturellement. Genre Renvoie au genre auquel une personne s’identifie, qu’il corresponde ou pas à son genre assigné à la naissance. Autrement dit, certaines personnes peuvent se sentir « homme/ masculin », « femme/féminin », d’un genre plus fluide ou en dehors des normes binaires² en fonction du moment, des espaces et indépendamment du sexe biologique « mâle », « femelle ». Identité de genre Pour certaines personnes, l’expression de genre désigne les différentes manières d’exprimer le ou les genres auxquel·s iels s’identifient (attitude, habillement, posture, coiffure, manière de parler, …) et la perception qu’ont les autres de celles-ci. Pour d’autres, l’expression de genre peut ne pas coïncider avec le ou les genres auxquels iels s’identifient. Exemple: une personne peut s’identifier comme “homme/ masculin” et porter des vêtements, accessoires dits “féminins” (jupe, maquillage, …) tout comme une personne peut s’identifier comme “femme” et porter, par exemple, une barbe. Expression de genre ² vision manichéenne qui tend à penser et expliquer qu’il n’existe que deux pôles et absolument rien entre les deux. 10 Se dit d’une personne qui n’est pas trans, c’est à dire, dont l’identité de genre correspond à son genre assigné à la naissance. Exemple: un bébé nait avec une vulve, il sera donc assigné non pas femelle mais fille, femme avec une attente de rôle féminin (genre). En grandissant cette petite fille est en accord avec cette assignation, selon son droit à l’autodéfinition, elle pourrait se définir comme une personne cis(genre). Étymologiquement, cis=en deçà, trans=au-delà. Cisgenre est donc l’antonyme de transgenre. Cisgenre Se dit d’une personne dont l’identité de genre est différente du genre qui lui a été assigné à la naissance. Exemple, un bébé nait avec une vulve, il sera donc assigné non pas femelle mais fille, femme avec une attente de rôles féminins (genre). En grandissant cet enfant ne se reconnaît pas dans cette assignation, selon son droit à l’autodéfinition, iel pourrait se définir comme une personne trans(genre). Transgenre Terme parapluie regroupant toutes les identités de genre qu’on ne peut pas qualifier de cisgenre. Transidentité(s) Se dit d’une personne qui n’identifie pas son genre comme faisant partie de la binarité homme/femme. En effet, le genre peut être représenté comme un continuum ou un spectre plutôt que simplement deux cases. Certaines personnes se définissent comme agenre, donc comme n’ayant aucun genre en particulier. D’autres s’identifient comme bigenres (des 2 genres) ou de genre fluide (c’est-à-dire qu’elles peuvent se trouver à différents endroits du continuum de genre en fonction du moment et/ou de l’environnement). Il y a une multitude d’autres termes définissant des identités de genre, ce qui est logique selon le principe d’autodéfinition. Non-binaire Attitude négative manifestée à l’égard des personnes trans, menant au rejet et à la discrimination. Les discriminations peuvent se montrer sous différentes formes : violence verbale, violence physique, discrimination à l’embauche ou au logement, mais aussi, parfois, de façon institutionnalisées comme par exemple : la binarité des documents administratifs, le remboursement des soins de santé, la langue française … Transphobie Terme utilisé pour désigner tout ce qui est mis en place par une personne trans pour se rapprocher de son point de confort et ainsi être en accord avec son identité de genre. On parle souvent de transition sociale et de transition médicale. Notons que chaque transition est différente et qu’il n’y a pas de marche spécifique à suivre concernant ses propres choix, il n’existe donc pas de parcours type. Transition En d’autres mots, le genre ne fait pas forcément l’expression de genre tout comme l’expression de genre ne fait pas forcément le genre. Dans les deux cas, il convient de respecter les personnes, rappelez-vous toujours du droit à l’autodéfinition. 11 Représentation mentale d’un point ou d’une zone à atteindre afin d’être à l’aise physiquement et mentalement. Exemple: changer de coupe de cheveux, changer de garde-robe, effectuer une chirurgie, changer de prénom (officiellement ou non), changer le marqueur de genre sur la carte d’identité, utiliser d’autres pronoms, entamer un traitement hormonal, … Ce terme s’applique souvent aux personnes trans mais peut également s’appliquer aux personnes cis. Exemples : une personne qui est extrêmement mal à l’aise avec son nez et souhaiterait le faire refaire, une personne qui se fait faire une chirurgie bariatrique (sleeve, by pass), une augmentation mammaire, … Point de confort Action de mégenrer quelqu’un, c’est-à-dire de ne pas utiliser et donc de ne pas respecter le prénom ou les pronoms auxquels la personne s’identifie. Exemple : un ami vous demande de le genrer au masculin et vous utilisez le féminin quand vous vous adressez à lui. Mégenrer une personne n’est pas forcément volontaire voire malveillant, cela peut être une maladresse (vous avez genré une personne pendant des années au féminin, il n’est pas toujours facile de parler de lui au masculin). Sachez néanmoins que la redondance du mégenrage peut s’avérer blessante. En effet, si la personne vous reprend de manière agressive, il ne faut pas le prendre personnellement, pensez que vous êtes peut-être la énième personne à le faire sur la même journée. Genrer une personne selon sa demande est une marque de respect, si la personne n’est pas présente quand vous parlez d’elle il convient de la genrer correctement aussi. Idem si vous évoquez des souvenirs communs du passé, il convient d’utiliser le prénom/pronoms actuels. Mégenrage Termes anciennement utilisés à la place de « transgenre » et « transidentité ». Ces mots sont de moins en moins utilisés car issus de la psychiatrie. La psychiatrisation des personnes trans peut nuire grandement, empêchant leur inclusion dans la société, freinant la transition et l’estime de soi, … Certaines personnes trans continuent de les utiliser et se les réapproprient, en lien avec le droit à l’autodéfinition. Il est tout de même déconseillé aux personnes cis d’utiliser ces mots, le plus simple reste donc d’utiliser le terme “Trans*”. Ces termes mènent aussi à la confusion entre transidentité et orientation sexuelle. Il s’agit pourtant de deux dimensions distinctes. Notons également qu’il est souvent dit que le terme « transexuel·le » a un sens différent de « transgenre » car il désignerait les personnes qui ont eu recours à une chirurgie génitale : ce n’est pas le cas. Transsexuel·le, transsexualité, transsexualisme Terme également issu de la psychiatrie, « diagnostic » de la transidentité. Son utilisation est donc aussi controversée, un terme-diagnostique renforçant l’idée que les personnes trans souffrent d’une maladie mentale. Cependant, les termes « dysphorie », « dysphorique » restent utilisés au quotidien par beaucoup de personnes trans pour exprimer le sentiment de mal-être ou d’inconfort par rapport à leur corps ou leur identité. Son intensité diffère d’une personne à l’autre et peut évoluer à travers le temps. Cependant, toutes les personnes Trans* ne sont pas touchées par la dysphorie. Si souffrance il y a, questionnons-nous sur le système, sur certaines inégalités et discriminations, que vivent certaines minorités. Dysphorie de genre 12 Terme qualifiant un sentiment de bien-être ou de confort d’être respecté·e dans son genre ou d’être capable d’exprimer son genre comme on en a besoin (qui comme la dysphorie de genre peut être d’intensité variable, concerner divers éléments et fluctuer dans le temps). Par exemple, on peut ressentir de l’euphorie de genre lorsqu’on met un vêtement qui nous correspond. ³ Euphorie de genre Ce terme, dans le cadre des identités de genre, signifie « passer pour » cisgenre, idée selon laquelle la personne trans ne ressemble pas à une personne trans. Cette expression est utilisée par les personnes concernées (ex: “Aujourd’hui j’ai un mauvais passing, on m’a mégenré plusieurs fois !”) mais il faut faire attention à son utilisation. Effectivement tout le monde est différent et il n’y a pas de “physique trans”, certaines personnes bannissent ce terme et d’autres l’utilisent. Dans le doute il vaut mieux complimenter ou souligner un aspect en particulier plutôt que de souligner son passing (ex à un homme Trans* : “Oh tu as la barbe qui pousse !” ou à une femme trans : “Ta voix s’est fort féminisée ces derniers temps non ?”) Passing Le « coming out » est un terme issu de l’expression anglaise « to come out the closet » (sortir du placard) qui désigne le fait de révéler son homosexualité/sa bisexualité, sa transidentité ou encore son statut sérologique. La plupart du temps, il s’agit d’un processus qui se fait par étapes plus ou moins longues, à la fois intérieures (prise de conscience, acceptation de soi) et extérieures (ouverture progressive vers l’entourage). Le coming out est répétitif et représente à chaque fois une forme de prise de risque. Coming-out Un outing se définit par le fait de dévoiler l’identité de genre, l’orientation sexuelle ou le statut sérologique d’une personne, sans son accord. Cela peut être maladroit ou malveillant mais dans les deux cas, cela peut avoir de graves conséquences sur la personne : risque de rejet ou d’agression par exemple. Le outing est punissable par la loi car cela ressort de la vie privée de l’individu concerné.⁴ Outing ³ Source : h�ps://lavieenqueer.wordpress.com/2018/05/01/leuphorie-de-genre/ ⁴ Ce droit à la vie privé est contenu dans l’ar�cle 8 de la conven�on européenne des droits de l’homme, et les ar�cles 22 et 22bis de la cons�tu�on et dans les Principes de Yogyakarta 13 Le schéma ci-dessous, permet deux grilles de lecture : Un focus sur la différenciation entre attirance sexuelle, attirance romantique, genre (identité de genre), expression de genre, sexe assigné à la naissance et assignation de genre. Un focus sur la manière d’appréhender tous ces concepts d’une façon non figée et non binaire via les différents continuums. 1. 2. 14 orientation sexuelle – l’attirance physique et sexuelle que vous éprouvez pour autrui, avec ou sans sentiments amoureux ; orientation romantique – les sentiments amoureux ressentis pour autrui, avec ou sans attirance sexuelle ; genre – c’est l’identité à laquelle vous vous identifiez, c’est quelque chose de personnel, un ressenti orienté vers vous-même ; expression de genre – c’est lié à votre image, votre enveloppe, ce que les autres perçoivent de vous au premier coup d’œil ; sexe assigné à la naissance – ce sont vos organes génitaux externes, ce qui détermine au premier coup d’œil à la naissance que vous êtes mâle, femelle ou inter ; assignation de genre – c’est via l’étoile mauve que vous est assigné un genre (vulve = femme/féminin, pénis=homme/masculin, Inter*= réassignation chirurgicale pour ressembler soit à une vulve soit à un pénis). 1. Différentiation des différents concepts La norme hétéro/Cis* tend à ce que toutes ces notions soient liées et interconnectées, par défaut. Autrement dit, à titre d’exemple, naître avec un pénis engendre le postulat de l’acceptation du genre masculin (cisidentité), des rôles qui en découlent et d’une attirance automatiquement dirigée vers les femmes (hétérosexualité). Ce schéma est tout à fait légitime pour les personnes qui le ressentent de manière intrinsèque mais n’oublions pas que pour d’autres, ce schéma normatif pourrait être le résultat de la pression de conformité. Il existe une multitude de chemins, de trajectoires possibles, en dehors de ce qui est considéré par la société comme étant LA norme hétéro/Cis*. Elles sont TOUTES légitimes. Ce sont des réalités complexes. De ce fait, il faut différencier sexe (biologique), genre (construction socio-culturelle) et sexualité (attirance, acte). Quelques exemples : – Le sexe biologique ne fait pas forcément le genre ; on peut naître avec un pénis qui engendrerait, selon la norme, une attente de rôles masculins et ne pas être en adéquation avec cette assignation. La personne pourrait dès lors entamer une transition dite “féminisante”, s’identifier comme femme et malgré tout garder son pénis. – Le sexe biologique ne fait pas forcément l’orientation sexuelle ; on peut naître avec une vulve/vagin qui engendrerait, selon la norme, une attirance sexuelle vers les hommes (hétérosexualité). La personne pourrait pourtant aimer les femmes (homosexualité). – L’expression de genre ne fait pas forcément le genre ; on peut avoir une expression de genre dite féminine et pourtant ne pas s’identifier comme tel. – … tout est possible selon le droit à l’autodéfinition et le ressenti … 15 2. Les continuums Que ce soit au niveau des orientations sexuelles, des orientations romantiques, des identités de genre ou encore, des expressions de genre, rien n’est forcément figé dans le temps. En effet, le curseur de certaines personnes restera figé durant toute leur vie sur les différents continuums parce que cela correspond à leurs ressentis ou encore par pression de conformité. Pour d’autres, ce curseur évoluera selon le ressenti et les expériences. Prenons quelques exemples : Ex. 1 : Un homme pourrait très bien, durant les premières années de sa vie affective et sexuelle, ressentir une attirance uniquement envers les femmes, ses curseurs pourraient être placés comme suit : Après quelques années, son attirance pour les hommes pourrait évoluer sans pour autant que cela ne change son attirance pour les femmes. Ex. 2 : Une femme pourrait très bien durant une certaine période de sa vie être attirée sexuellement par les hommes et les femmes avec une petite préférence pour les hommes. Elle pourrait en même temps avoir une attirance romantique pour les hommes et les femmes avec une petite préférence pour les hommes. Voici ses curseurs à ce moment T de sa vie : Quelque années plus tard, selon ses ressentis, ses expériences,… ses curseurs pourraient évoluer. Elle pourrait donc très bien à un autre moment T de sa vie n’être attirée sexuellement que par les femmes et que romantiquement par les hommes : 16 Ex. 3 : Un jeune garçon pourrait très bien ressentir une part de féminité plus importante que sa masculinité … Ex. 4 : Un homme pourrait très bien ressentir plus de confort dans des codes vestimentaires, des attitudes, des façons de parler ou de se coiffer dits « masculins ». Il pourrait à un autre moment T de sa vie utiliser les codes dits « masculins » et « féminins » simultanément; porter les cheveux longs, se maquiller les yeux, mettre du vernis à ongles et porter la barbe, avoir une attitude et des comportements dits « masculins ». Quelques temps plus tard, il pourrait se questionner, évoluer et se ressentir pleinement en adéquation avec le genre féminin, se reconnaître dans le terme Trans*, et entamer une transition dite « féminisante ». ATTENTION : Un homme peut tout à fait ressentir une part de féminité et ne pas s’identifier comme Trans* , idem pour les femmes. 17 La transidentité n’a pas de lien direct avec l’orientation sexuelle/la sexualité, mais bien avec l’identité de genre. Il n’y a pas plus de suppositions à faire sur la sexualité d’une personne trans que sur celle d’une personne cis. Il s’agit d’une dimension qui est propre à chacun·e et qui ne regarde que soi. Par exemple : Une femme Trans* peut être bi, un homme Trans* peut être gay, une personne non-binaire peut aimer uniquement les femmes, etc. Transidentité = sexualité Il arrive parfois qu’il y ait confusion entre les deux (“vous êtes des deux sexes?”). Certaines personnes trans sont intersexes, mais cela ne veut pas dire pour autant que c’est toujours le cas ; la transidentité n’implique pas l’intersexuation et l’intersexuation n’implique pas la transidentité (Plus d’infos sur l’intersexuation dans le lexique et sur https://cia-oiifrance.org/) Rappelons que la transidentité correspond au ressenti lié à son genre. L’intersexuation touche à une réalité biologique. Une personne cisgenre peut également être intersexe. Transidentité = intersexuation Cette idée reçue est souvent accompagnée de l’expression “changer de sexe”. Celle-ci est parfois critiquée : une partie des personnes trans la rejettent parce que cela ne correspond pas à la définition qu’elles ont de leur transition, en effet, transitionner ne veut pas forcément dire ”changer de sexe” ; d’autres au contraire décident de l’utiliser, selon leur droit à l’autodéfinition. Dans tous les cas, nous nous devons de respecter la définition que la personne a de sa transition. Cette expression est donc à manier avec précaution. En conclusion, de nombreuses personnes trans ne souhaitent pas entamer une transition médicale et plus encore ne souhaitent pas avoir recours à une chirurgie génitale. Il existe une pluralité dans les parcours trans et chaque vécu est légitime. Chaque étape est différente et les personnes Trans* choisissent de s’arrêter là où elles atteignent leur point de confort. Notez que questionner une personne trans sur ce sujet est intrusif et irrespectueux. D’une part, cela touche à l’intimité et d’autre part, cela amène une vision réductrice de l’identité qui se verrait légitimée uniquement via ce qu’elle a entre les jambes. Questionnez-vous : est-il institué de questionner n’importe quel quidam sur ses parties intimes ? Toutes les personnes trans ont eu/veulent une chirurgie génitale. De nombreuses personnes ne se retrouvent pas dans la binarité homme/femme. Elles s’identifient souvent en tant que non-binaires. Les personnes non-binaires (terme coupole), tout comme l’ensemble des personnes trans, ont toujours existé et ce dans de multiples cultures. Il n’y a que deux genres 18 Dans une étude américaine (2015 US transgender survey), 8% des répondant·e·s ayant commencé une transition ont fait marche arrière. Dans ces 8%, seuls 5% ont indiqué avoir “dé-transitionné” parce que la transition n’était pas faite pour elleux. Cela représente donc 0,4% du total des participants, soit 4 personnes sur 1.000. Dans les raisons d’une détransition les plus fréquemment citées se trouvent la pression de la famille, la pression d’un·e partenaire, l’augmentation des discriminations après le début de la transition, la difficulté à trouver un travail … On peut aussi mentionner que l’influence de certain·e·s praticien·ne·s qui ont une vision binaire du genre pousse certaines personnes à transitionner d’une manière qui convient à cette idée. Ces personnes parfois poussées hors de leur point de confort voient leur droit à l’autodéfinition ignoré et peuvent aussi finir par détransitionner. Il arrive aussi parfois qu’une personne détransitionne suite à une évolution de son identité de genre (genres fluides). On peut donc en conclure que l’écrasante majorité des personnes trans ne vit pas “juste une phase”. ”C’est une phase” Grâce aux réseaux sociaux et internet facilitant l’accès à l’information, de plus en plus de gens ont pu mettre des mots sur leurs ressentis, d’où cette idée reçue. A cela s’ajoutent les médias qui abordent de plus en plus ces sujets de façon sensationnaliste. Le résultat de cela étant l’impression qu’ ”il y en a plus qu’avant ”, même si ce n’est pas réellement le cas. Gardons également en tête que l’évolution positive des mentalités, tant au niveau sociétal que législatif, ainsi que la multiplication des associations friendly (et donc de la représentativité) offrent un terreau plus propice aux coming- outs. La transidentité a toujours été présente d’une façon ou d’une autre dans l’histoire et ce dans de nombreuses cultures (les Hijra en Inde, les Two-Spirits chez les natifs américains, les Mahu en Polynésie pour en citer quelques exemples). Il n’y a malheureusement pas beaucoup de ressources à ce sujet en Europe suite à la destruction des archives concernant les thèmes LGBT+ durant la seconde guerre mondiale. ”C’est une mode” Il n’est jamais trop tôt ni tard pour commencer une transition. L’idée que toutes les personnes trans savent qu’elles le sont depuis l’enfance est fausse. Ceci dit, la prise de conscience peut survenir très tôt et il est nécessaire de prendre l’enfant au sérieux, de l’entendre dans ce qu’il vit et de le soutenir dans sa réflexion, peu importe la forme qu’elle peut prendre ; le sentiment d’identité se développe dès l’âge de 3 ou 4 ans. Chaque parcours est différent et parfois cela prend du temps pour trouver le courage de transitionner. En fonction des besoins, il peut être utile d’avoir des espaces de parole auprès des associations et/ou être accompagné par des psychologues formés aux thématiques. En Belgique, le changement de prénom dans le cadre de la transidentité est accessible à partir de 12 ans (avec l’accompagnement des parents/un·e tuteur·ice légal·e). Le traitement hormonal l’est à partir de 16 ans. Cependant, avant cela il est bien évidemment possible d’utiliser un prénom d’usage et les pronoms souhaités par l’enfant. (Peut-être que vous avez peur que votre enfant change d’avis. Dans ce cas, comprenez bien que si vous niez le coming out de votre enfant, cela ne fera que l’isoler, risquer de diminuer son estime de lui, générer des conflits, rendant les choses plus compliquées pour vous deux. Notez aussi que changer simplement la manière dont vous vous adressez à ellui n’a rien d’irréversible.) Trop vieux / trop jeune pour transitionner 19 Il n’y a jamais eu de preuve que les transidentités soient des maladies mentales, bien qu’elles soient toujours incluses dans le DSM (manuel diagnostique de l’association américaine de psychiatrie) et le CIM (classification de l’OMS), pour décrire la détresse d’une personne transgenre face à un sentiment d’inadéquation entre son genre assigné et son identité de genre. Aussi, au fur et à mesure des révisions du DSM, les expressions “transsexualisme”, “incongruence de genre” puis “dysphorie de genre” ont été successivement utilisées pour se rapporter aux transidentités et sont tombées dans la langue usuelle. Cependant, depuis 2013, l’APA (Association des Psychiatres Americans), qui est à l’origine de la création du DSM, a communiqué sur le fait que les transidentités ne sont pas un trouble mental en tant que telles et s’aligne donc sur le discours des militant·e·s sur le terrain depuis de nombreuses années : la souffrance des personnes Trans* n’est pas due à une quelconque maladie mentale, mais bien à la transphobie ambiante dans la société. Transidentité = maladie mentale Lorsqu’une personne entame une transition, on peut souvent entendre que c’est un choix, qu’elle pourrait s’en passer. Pour comprendre pourquoi ce n’est pas le cas, il faut d’abord assimiler que la transidentité en elle-même n’est pas un choix mais un ressenti profond et intrinsèque. On pourrait éventuellement parler de choix dans la transition (ce qu’on veut, ce qu’on ne veut pas), mais au fond il s’agit plutôt de comprendre ce qui est le meilleur pour soi, ce qui rapproche le plus du point de confort ; tout cela est une nécessité pour être en phase avec soi-même. Certaines personnes décrivent leur transition comme une question de survie. En effet, atteindre son point de confort permet en même temps d’atteindre un bien-être psychologique. Dans le cas contraire, quand la transition se fait attendre/n’est pas possible, cela peut avoir des conséquences désastreuses sur la santé mentale. C’est pour cette raison que ce n’est pas un luxe. Transitionner est un luxe dont on peut se passer 20 21 Ce chapitre est à prendre avec des pincettes. En effet, vous et vous seul·e êtes capable de savoir quelle est la manière de faire votre coming out la plus adaptée à votre situation. Tous les conseils que vous allez lire ne sont que des pistes et suggestions, et sont à prendre comme telles. Il n’existe pas de recette magique pour un coming out parfait garanti. Notez que vous n’êtes jamais obligé·e de faire votre coming out. Encore une fois, la décision reste dans vos mains, selon ce que vous jugez être le mieux pour vous. Prenez donc votre temps pour le faire si c’est ce que vous souhaitez, attendez d’être prêt·e et sûr·e de vous. Même si des personnes extérieures font pression pour que vous le fassiez, écoutez-vous avant tout. Il y a plusieurs facteurs à prendre en compte pour mettre en place la manière de faire votre coming out : votre personnalité, la relation que vous entretenez avec la personne, … Où, quand, comment ? Après avoir pris la décision de faire votre coming out, il est nécessaire de se questionner sur la manière et le contexte dans lesquels vous voulez le faire. Pour le « quand », évidemment lorsque vous vous sentez prêt·e, mais aussi dans l’idéal quand vous sentez que la personne est prête à recevoir l’information et est ouverte au dialogue. Cela ne veut pas nécessairement dire que vous devez faire une annonce formelle et dramatique, vous pouvez aborder le sujet avec légèreté si cela vous convient. L’important est d’être dans un environnement calme et ouvert à la discussion. Ceci étant dit, si vous craignez une réaction hostile, vous pouvez décider d’amener le sujet dans un endroit public (un parc, un café…) afin d’éviter les débordements. Si vous n’êtes pas à l’aise d’aborder le sujet à l’oral, que vous avez peur d’oublier de dire certaines choses où que vous ne vous sentez pas capable d’affronter une réaction directe, vous pouvez aussi écrire une lettre ou envoyer un message expliquant toute la situation. L’inconvénient de ce choix est de ne pas savoir quand est-ce qu’une réponse arrivera, ce qui peut être anxiogène, mais d’un autre côté cela laisse le temps à la personne de réfléchir et de ne pas simplement réagir à chaud, de pouvoir intégrer toutes les informations. Vous pouvez aussi laisser quelqu’un d’autre faire votre coming out pour vous, là encore vous ne pourrez pas voir la réaction en direct et vous ne pourrez pas non plus être certain·e de comment l’information a été transmise, si ce qui a été dit vous convient. De plus, certaines personnes pourraient être vexées que vous ne leur ayez pas dit personnellement. Ceci dit, cela peut vous permettre d’économiser votre énergie voire de vous protéger. Choisissez donc bien une personne de confiance pour déléguer la tâche. Un autre moyen d’économiser votre énergie est de faire votre coming out à plusieurs personnes en même temps, que ce soit en tête-à-tête ou par message. Peut-être que certaines personnes ressentiront le besoin d’avoir une discussion, seules avec vous par la suite, ou que d’autres seront vexées de ne pas avoir eu cette attention en premier. C’est à vous de voir si cela conviendrait selon vos relations, leurs caractères et vos envies. 22 Se préparer Différentes réactions Avant le moment de l’annonce, il est important d’envisager à se préparer psychologiquement à toutes les réactions que vous pourriez recevoir, mais aussi de se préparer à répondre aux éventuelles questions. Il est aussi judicieux de réfléchir précisément à ce que vous voulez dire ou ne pas dire. Cela vous permettra d’être lae plus clair·e et compréhensible possible le moment venu. Parfois, il faut aussi se préparer à savoir poser ses limites si vous ne voulez pas répondre à de potentielles questions intrusives. N’hésitez pas à formuler les attentes que vous avez par rapport à la personne, que ce soit qu’elle vous accompagne pour vous choisir de nouveaux vêtements ou simplement que vous souhaitez qu’elle vous montre son soutien et son acceptation… Parfois, on ne s’attend pas du tout à certaines réactions comme de la culpabilité ou une remise en question personnelle de la part du proche. En effet, parfois vous aurez à les rassurer. Préparez-vous à rester calme et pédagogue ; la majorité des gens n’est que peu, voire pas du tout, renseignée sur les transidentités. Pensez aussi à rassurer la personne en disant que vous vous sentez mieux ainsi et que même si vous risquez d’avoir des difficultés ou des obstacles, vous allez vous épanouir. La majorité des réactions ne sont pas aussi terribles que ce à quoi l’on s’attend, beaucoup sont bienveillantes et favorables. Ceci dit, il est bon de se préparer à recevoir d’autres types de réactions. En préparant son coming out, on peut s’imaginer toutes sortes de scénarios mais on envisage rarement l’une des possibilités : l’indifférence. Pourtant, cette réaction n’est pas rare et il est intéressant d’en avoir conscience. Attention, le silence d’un·e proche ne signifie pas forcément que votre situation lui importe peu ou qu’iel y est complètement fermé·e. Peut-être simplement qu’iel l’a accepté immédiatement et ne voit pas ce qu’iel pourrait dire. Peut-être qu’iel s’est informé·e seul·e. Ou encore, iel est confus·e et/ou n’a pas bien compris la situation. Certaines personnes aimeraient poser des questions ou simplement continuer la discussion mais préfèrent se taire car elles ne savent pas comment ramener le sujet sur la table ou ont peur de vous gêner. Dans ce genre de cas, si vous ressentez le besoin de rediscuter avec la personne pour éclaircir son ressenti, n’hésitez pas ! Il vaut mieux cela que d’interpréter la situation de son côté. Parfois, il est aussi possible que la personne montre de l’indifférence car elle ne sait pas comment appréhender la situation et est sous le choc, dans une forme de déni pour se protéger de quelque chose qu’elle ne comprend pas. Dans ce cas, ce n’est pas simple de relancer la communication, mais c’est parfois possible si vous en avez l’envie avec de la patience et quelques autres outils (par exemple, vous pouvez proposer à la personne de la documentation, lui montrer que les personnes trans sont comme tout le monde, insister sur le fait que vous restez la même personne…). Vous pouvez également la réorienter vers des structures, associations qui pourraient la recevoir en entretien individuel et/ou lui proposer des groupes de parole pour les proches de personnes trans dans un but de partage et de soutien par les pairs. 23 Encore plus délicates que l’indifférence, les réactions hostiles sont à envisager bien qu’elles soient loin d’être la majorité. Elles peuvent se manifester par un déni direct de votre identité en un refus catégorique d’aborder le sujet à nouveau, un rejet pur et simple de votre personne, ou plus vicieusement par des essais répétés de vous faire culpabiliser, des reproches ou même des tentatives de vous « raisonner ». Et ce, que ce soit sur le ton de la colère ou sur un ton plus posé. Peu importe la forme, ce sont des situations violentes psychologiquement et elles sont compliquées à gérer émotionnellement. Elles peuvent s’expliquer par tout un tas de raisons mais l’important est de garder en tête qu’en aucun cas vous n’êtes responsable de ce rejet. La personne hostile pourrait se positionner en tant que victime de la situation alors qu’en vérité elle est victime de ses propres préjugés et méconnaissance quant à votre transidentité. Rappelez-vous donc que vous avez droit à autant de respect que n’importe qui d’autre. Cependant, si vous avez tout de même envie de garder un lien avec ces personnes, c’est parfois possible. Il peut être intéressant de comprendre quelle est l’origine de leur rejet (choc par rapport à la vision qu’iel avait de vous, déception que vous ne lui en ayez pas parlé plus tôt, ou plus couramment et simplement des idées préconçues provenant d’une conception figée des rôles de genre perpétuée par la société) afin de savoir comment renouer le contact le plus efficacement possible. Le temps aide aussi, il se peut que la personne finisse par s’apaiser et intégrer complètement votre transition. En effet, elle doit parfois faire le deuil des projections qu’elle s’était construites à propos de votre avenir. N’oubliez pas que si vous avez dû prendre du temps avant de réaliser votre coming out, il en va de même pour la personne qui le reçoit. Une autre idée est de faire appel à une personne de confiance qui vous soutient pour remplir un rôle de médiateur entre la personne hostile et vous. Cela dit, dans certaines situations, il est compréhensible que vous considériez l’option de couper les ponts avec la personne. C’est parfois la meilleure solution face à une attitude particulièrement hostile/violente. Comme toujours vous êtes lae seul·e à pouvoir estimer si ça l’est dans votre situation en considérant les risques (ce que vous risquez de perdre) et les avantages, tout en vous questionnant si vous avez l’énergie nécessaire pour tenter de renouer le contact ; votre bien-être doit faire partie intégrante de votre priorité. Toutefois, cette rupture peut être temporaire et vous pouvez renouer le contact une fois que vous vous sentez prêt·e. Dans tous les cas, si vous êtes dans une situation compliquée vous pouvez vous faire aider par une connaissance bienveillante, une association, ou un·e psy si vous en ressentez le besoin. Si la personne se montre violente ou si, par exemple, vous vivez chez vos parents et que ceux-ci vous menacent de vous mettre à la rue, vous pouvez prendre contact avec une association d’hébergement d’urgence (Le Refuge sur Bruxelles ou Le refuge Ihsane Jarfi sur Liège par exemple, qui sont des structures spécialement réservées aux personnes LGBTQI+). 24 25 Une personne de votre entourage vient de faire son coming out trans et vous vous sentez peut-être un peu perdu·e? C’est compréhensible, voici quelques conseils pour soutenir au mieux votre proche. Tout d’abord, il faut bien comprendre que la personne reste la même malgré sa transition. Elle ne devient pas soudainement un·e inconnu·e ! Sa personnalité, ses goûts, ses intérêts… ne vont, à priori, pas subitement changer. Tout ce que votre proche va mettre en place pour sa transition constitue avant tout un changement positif pour lui permettre d’avancer vers un mieux-être. Cependant, cette période rend souvent les personnes trans plus “vulnérables” aux discriminations, il est donc important de montrer que votre proche peut compter sur vous. Vous vous demandez peut-être pourquoi la personne a fait son coming out auprès de vous “seulement” maintenant. Sachez que ce n’est pas forcément par manque de confiance mais plutôt une question de se sentir prêt·e. En effet, le coming out est le résultat d’une longue réflexion personnelle qui peut passer par toutes sortes de sentiments: le déni, le doute, la honte, la peur, l’incompréhension, … tout cela freinant l’acceptation de soi. Cela explique aussi pourquoi la transidentité n’est pas une “phase”. Notons que la transidentité est souvent dépeinte par la société comme négative, ridicule, honteuse, étrange ou empreinte de souffrance, ce qui ne facilite pas non plus le processus de coming out. Vous avez peut-être quelques appréhensions si votre proche vous a demandé de s’adresser à lui différemment dorénavant, avec un nouveau prénom et/ou des pronoms différents. Le temps d’adaptation peut durer un moment et c’est normal, les habitudes ont la vie dure ! Il est néanmoins primordial de s’adresser à votre proche comme iel le souhaite, pour lui montrer que vous respectez son identité. Chaque erreur peut être ressentie comme un rejet. Si vous en faites une (et ça arrivera sans doute), corrigez-vous, excusez-vous brièvement et reprenez la conversation ! Se confondre en excuses et en explications immédiatement est peut-être tentant mais peut vite tomber dans l’inutile voire mettre mal à l’aise votre proche. Ne vous inquiétez pas, iel réalise que l’adaptation à ces changements n’est pas tout de suite facile. Cependant, si les erreurs continuent d’être fréquentes quelques temps après le coming out, il serait peut-être nécessaire d’avoir une discussion pour clarifier la situation. Notez également que le changement de prénom et/ou de pronoms est rétroactif : il marche aussi pour parler du passé ! Il est aussi judicieux d’éviter ce qu’on appelle des “faux compliments”, des phrases du type “on dirait une vraie femme/un vrai homme!”. Cela part sans doute d’une bonne intention mais peut s’avérer vexant. Dans cet exemple, votre proche EST une vraie femme/un vrai homme. Plutôt que de faire des compliments en rapport avec la transidentité, vous pouvez simplement en rester aux compliments de base sur la tenue, le maquillage, son assurance, etc, … Une manière d’aider votre proche est de lui proposer de l’aider à faire ses coming out, être présent pour prendre un rôle de médiateur·ice. Cela peut lui éviter du stress. En effet, faire son coming out c’est fatigant, cela demande souvent de la patience, 26 de la pédagogie, et puis on a rarement la certitude que l’interlocuteur.ice va réagir positivement. Il est donc possible que votre proche accepte votre proposition pour relâcher un peu la pression. Mais attention ! Il n’est pas question de faire son coming out à sa place sans son accord. Révéler l’identité de genre/l’orientation sexuelle de quelqu’un sans son accord, ça s’appelle l’outing et ça peut être dévastateur. En vous faisant son coming-out, votre proche vous fait confiance, ne trahissez pas celle-ci ! C’est la personne trans qui choisit qui doit savoir et quand, car c’est elle qui peut estimer le mieux quand la situation est propice ou non. Si la personne est d’accord pour que vous assistiez à son coming out, demandez-lui quelles informations vous pouvez partager ou non. Si vous avez un doute, n’en parlez pas à sa place ! Par contre, n’hésitez pas à sensibiliser les personnes de votre entourage. Vous pouvez les corriger en restant bienveillant mais avec fermeté: le respect ça n’a pas de compromis. Évidemment, ne le faites que si vous êtes sûr·e de ce que vous dites. En tant que parent, peut-être que vous vous demandez quelle est “l’origine” de la transidentité de votre enfant. En vérité, il n’y a pas de raisons. Les parents/ l’éducation n’ont rien à voir avec cette situation: les personnes trans viennent de toutes sortes d’horizons et ont toujours existé, il n’y a pas de facteurs responsables de la transidentité. Même s’il y en avait, il serait un peu inutile de les connaître ; il vaut mieux se concentrer sur le présent que sur le passé. En effet, la transidentité n’étant pas un problème en elle-même, il n’y a pas de solution à part celle d’être présent pour votre enfant. Peut-être que vous ressentez de la culpabilité; “on aurait pu s’en rendre compte plus tôt”. Encore une fois, il vaut mieux se concentrer sur le présent. D’autant plus que si vous aviez des doutes, il n’aurait été de toute façon pas judicieux d’en parler en premier à votre enfant. En effet, lui poser la question directement peut avoir pour effet de le/la paniquer s’iel n’est pas prêt·e à en parler, la/le pousser à mentir et rendre le coming out plus compliqué par la suite. Si vous pensez que votre enfant pourrait être trans, la meilleure chose à faire est de montrer votre ouverture à ces thématiques. Si votre partenaire vient de vous faire son coming out, vous avez sûrement de nombreux questionnements plus spécifiques, aussi bien sur votre partenaire que sur vous-même. Tout d’abord, n’hésitez pas à prendre un moment pour digérer l’information. Soyez honnête avec vous-même sur ce que vous ressentez exactement. Peut-être que vous vous sentez trahi·e, peut-être que vous avez de la rancœur. Le coming out vous a probablement brusqué·e, notamment pour des raisons qui ont déjà été évoquées précédemment. Pourquoi seulement maintenant? Comme dit plus haut, le manque d’informations et la représentation des médias quant aux transidentités retardent grandement la prise de conscience et le moment où la personne se sent prête à faire son coming out. A cela s’ajoute la peur de votre rejet et/ou que vous ne l’aimiez plus. Il faut comprendre que le silence de votre partenaire à propos de sa transidentité ne s’agit pas d’une trahison ou d’un mensonge délibéré, mais d’un processus d’acceptation d’ellui-même. Iel culpabilise d’ailleurs probablement de vous avoir fait subir ce silence. Nombre de couples se séparent suite à une transition, directement après le coming out ou quelques temps après. Votre partenaire reste évidemment la même personne que vous avez rencontrée mais votre relation va peut-être changer et vous amenez à trouver ensemble un nouvel équilibre. Comme dans la plupart des situations, la communication reste la clé. Soyez honnête avec votre partenaire sur vos sentiments 27 et vos limites, posez des questions, … Au-delà des questions que vous avez à propos de votre partenaire ou votre relation, vous vous en posez peut-être également sur votre orientation sexuelle. Si vous avez toujours été uniquement attiré·e par le genre auquel votre partenaire a été assigné·e à la naissance, c’est compréhensible. Si vous souhaitez continuer votre relation, gardez à l’esprit qu’il n’est pas obligatoire de se choisir un label pour définir votre orientation. Comment s’adresser à une personne non-binaire ? Le français est une langue profondément genrée. Ce fait peut être un problème quand on aborde le sujet de la non-binarité. Notez bien l’utilisation du mot « peut », car certaines personnes non-binaires décident tout de même de n’utiliser que des pronoms « usuels » ainsi que les accords qui vont avec (il ou elle + accords masculins ou accords féminins). Ceci dit, la non binarité regroupe de nombreuses identités, et donc avec cela de nombreuses façons d’adapter la langue pour se rapprocher au mieux d’un point de confort. Le meilleur moyen de savoir comment parler de / s’adresser à une personne non binaire est simplement de lui demander (« Quels sont tes pronoms ? Tu préfères quels accords ? ») ou d’observer comment la personne se genre elle-même. Voici quelques possibilités : • Pronom “il” de façon systématique : utilisation d’un seul pronom, accords au masculin. • Pronom “elle” de façon systématique : utilisation d’un seul pronom, accords au féminin. Il serait malvenu de partir du principe que vu que la personne est non-binaire, elle utilise forcément plusieurs pronoms ou un néo-pronom. • Pronoms il ou elle alternés : utilisation des deux pronoms, une fois l’un, une fois l’autre, ou en alternant de temps en temps. Certaines personnes n’utilisent qu’un seul pronom un jour et le lendemain utilisent uniquement un autre ; encore une fois, la méthode la plus efficace pour savoir quoi faire est de demander. Il ne faut pas partir du principe qu’une personne qui utilise de façon alternée le “il” et le “elle”, trouve confortable que vous n’en choisissez qu’un des deux. Si la personne demande l’utilisation des deux, c’est qu’il y a une raison. • “Néo pronom” tel que “iel”. Iel est le néo-pronom neutre le plus utilisé en français. Il en existe d’autres : ille, ul, ol, ael, … Souvent c’est accompagné d’accords dégenrés (ex : joli·e), parfois la personne utilise le néo-pronom accompagné d’accords exclusivement masculins ou féminins (ex : iel est beau/belle). • Pronoms “il” ou “elle” ou “iel” alternés : même remarque que pour le deuxième point. Peu importe la façon de se genrer que préfère la personne, l’important est de respecter sa demande. Cela ne coûte rien de prendre l’habitude et d’ainsi montrer son respect, afin que la personne soit à l’aise. Note pour les amoureux·euses de la langue française : une langue, ça change, ça évolue, sinon elle devient une langue morte. Il est normal que les usagers d’une langue l’adaptent et utilisent de nouveaux mots pour exprimer au mieux leur ressenti. 28 Accords dégenrés à l’écrit A l’écrit, les accords neutres se notent par l’écriture inclusive. Les accords masculins et féminins sont donc assemblés par un point, un point médian (·), un tiret … Parfois, les mots marchent bien en étant complètement combinés, sans ponctuation entre les accords. Exemple : saon (à la place de sa·son), lae (la/le), cellui, acteurice, belleau, … Et à l’oral ? C’est souvent ce qui pose question : encore une fois, plusieurs possibilités, certaines plus pratiques que d’autres dans certains cas. • Répéter deux fois l’accord, une fois d’un genre une fois de l’autre, exemple : Je suis heureux, heureuse, d’être là. • Combiner les deux accords quand ça sonne bien, comme un mot-valise, exemple : C’est d’ellui dont je t’avais parlé, iel est acteurice. • Prononcer « euh » pour ·e en inclusif, exemple : Iel est contenteuh. • Faire une petite pause avant l’accord, exemple : iel est étudian[…]te. Monsieur, madame ? Il est facile d’éviter d’utiliser monsieur ou madame à l’oral et même à l’écrit (par exemple, dans un courrier on peut utiliser « à qui de droit » au début tout en restant formel·le), cependant, il y a des alternatives : A l’écrit, en anglais la version neutre se note Mx. (prononcé mix), ce qui marche bien aussi en français pour remplacer Mme et Mr, le « x » étant souvent utilisé pour désigner l’indéterminé. Des mots comme Monestre, Monêtre, Menestre peuvent aussi être utilisés, mais ils sont plus minoritaires. Dans le même registre, il est utile de savoir que le mot français neutre pour désigner un ensemble de frères et/ou sœurs est « adelphe ». 29 Il y a une quantité d’aménagements possibles pour faciliter la vie des personnes trans à l’école, au travail, ou dans leurs loisirs. Si vous considérez que ce n’est pas nécessaire dans votre établissement, rappelez-vous que vous ne pouvez pas savoir si une personne est trans ou cis, et que vous ne perdez rien à pouvoir accueillir tout le monde de façon optimale. De plus, cela évitera de faire fuir une partie de votre public potentiel ! Voici donc quelques bonnes pratiques et conseils à mettre en place dans cet objectif : • L’usage des bons pronoms. Mise en place : demander en privé à chaque nouvelle personne comment vous devez vous adresser à elle (évidemment respecter la réponse et sans demander de justification), si ce n’est pas possible évitez de la genrer et écouter comment elle se genre elle-même. Inclure les pronoms sur les badges nominatifs et dans la signature mail … pour participer à la normalisation de cette pratique. • L’utilisation de l’écriture inclusive. • Eviter les civilités (madame, monsieur), que ce soit à l’écrit ou à l’oral. De manière générale, ne pas présumer le genre de qui que ce soit. • Eviter les séparations de groupe par genre quand ce n’est pas nécessaire/pertinent, et lorsque ça l’est, laisser la personne choisir dans quel groupe aller. • Eviter la mention genre sur les formulaires quand c’est possible, sinon, ne pas se cantonner qu’à deux choix. Il reste également la possibilité de permettre à la personne d’écrire elle-même le genre auquel elle s’identifie. • Faire en sorte que l’on puisse utiliser un prénom d’usage dans la base de données éventuelle et communiquer cette possibilité à tout le monde. • Protéger le prénom et le genre administratif s’il doit être enregistré. • Privilégier des lieux neutres aux lieux genrés, ou offrir une troisième option neutre. • Mentionner la transphobie au même titre que l’homophobie ou le racisme dans les comportements sanctionnables dans le règlement, ainsi que préciser que l’identité de genre et l’expression de genre ne peuvent faire l’objet de discriminations. • Limiter les obligations vestimentaires ou les rendre non-genrées. • Former le personnel aux thématiques trans en faisant appel à une association compétente. Pour l’enseignement supérieur, vous pouvez cliquer ici pour télécharger le Guide d’accompagnement pour l’inclusion des personnes trans ou vous rendre à cette adresse : https://ensembleautrement.be/documents/guidetrans.pdf 30 31 La loi relative à la “transexualité” du 10 mai 2007 avait été vivement critiquée par les associations militantes LGBTQI+ et , étant donné qu’elle ne tenait pas compte du point de confort de chacun·e. Elle portait sur une dimension « psychiatrisante », irréversible et imposait la stérilisation. En ce sens, elle mentionnait⁵ : “Tout Belge ou tout étranger inscrit aux registres de la population qui a la conviction intime constante et irréversible d’appartenir au sexe opposé à celui qui est indiqué dans l’acte de naissance et dont le corps a été adapté à ce sexe opposé dans toute la mesure de ce qui est possible et justifié du point de vue médical, peut déclarer cette conviction à l’officier de l’état civil [….] L’intéressé n’est plus en mesure d’avoir des enfants conformément à son sexe précédent. Lors de la déclaration, l’intéressé doit remettre à l’Officier de l’Etat civil une déclaration du psychiatre et du médecin généraliste.” Grâce au travail de ces associations militantes, la loi a été revue en 2018. Nous allons donc vous présenter ci-dessous, ces quelques modifications⁶ avec un focus sur les personnes majeures. En ce qui concerne les nouveautés législatives des mineur·e·s, nous vous renvoyons vers le dernier chapitre intitulé “jeunesse trans”. Les personnes trans majeures souhaitant modifier leur(s) prénom(s) ne doivent plus «prouver» leur transidentité avec des attestations médicales. La demande de changement de prénom consiste maintenant simplement en un document, une déclaration sur l’honneur attestant de la conviction que le sexe mentionné dans son acte de naissance ne correspond pas à son identité de genre vécue intimement. La demande de changement de prénom ne peut se faire qu’une fois sur base de cette raison et le(s) prénom(s) choisis doivent correspondre à cette conviction (il peut s’agir d’un prénom neutre/mixte). La procédure se fait auprès d’un·e officier·e de l’état civil de la commune où la personne est domiciliée. La demande est possible à partir de 12 ans, avec l’accompagnement des deux parents ou d’un·e représentant·e légal·e. Le coût est défini par chaque commune.(maximum 50€ pour le changement de prénom + le prix de la carte qui lui, dépend de la commune). ⁵ Source : h�ps://etaamb.openjus�ce.be/fr/loi-du-10-mai-2007_n2007009570.html ⁶ Source : h�ps://www.genrespluriels.be/La-cour-cons�tu�onnelle-suit-notre-posi�on-la-loi-transdoit-etre-adaptee Changement de prénom Changement de l’enregistrement du sexe (marqueur de genre) Cette procédure se fait en deux étapes. Première étape : Première déclaration auprès de l’officier·e de l’état civil de la commune où la personne est domiciliée. Cette déclaration atteste de la conviction que le sexe mentionné sur l’acte de naissance ne correspond pas à l’identité de genre vécue 32 intimement. Dans les trois jours, l’officier·e transmet la demande au procureur du Roi, qui rendra son avis dans les trois mois. L’avis peut être négatif pour contrariété à l’ordre public (très rare) ou encore si la personne tente d’échapper à des dettes. En l’absence d’un tel avis ou si aucun avis n’a été donné dans les trois mois, l’avis est considéré favorable. Deuxième étape : Minimum 3 mois et maximum 6 mois après la première déclaration, la personne se présente une deuxième fois devant l’officier·e de l’état civil et fait une seconde déclaration. L’officier·e fait alors l’acte de modification de l’enregistrement du sexe. Dans le cas d’un refus de l’officier·e (très rare), il est possible de faire appel auprès du tribunal de la famille dans les 60 jours. Pour les mineur·e·s : Les démarches administratives sont identiques à celles des majeur·e·s à l’exception près que pour le changement de prénom lea jeune doit avoir l’accord de ses parents ou tuteur·ice·s légaux et pour le changement de marqueur de genre, lea jeune doit avoir l’accord de ses parents ou tuteur·ice·s ainsi qu’une attestation d’un·e pédopsychiatre. Tout comme le changement de prénom (avec pour raison la transidentité), cette procédure n’est faisable qu’une seule fois de cette façon. Autrement dit, si vous souhaitez faire marche arrière, il est possible d’introduire une requête au tribunal de la famille. (Le coût du changement de sexe, lui est nul, + le prix de la carte qui lui, dépend de la commune). Conseil : s’il est de toute façon dans vos intentions de changer prénom et marqueur de genre, il est plus judicieux d’effectuer les deux changements en même temps afin d’éviter de payer deux fois l’édition de la carte. Attention toutefois, pour certaines opérations chirurgicales relatives à la transition, le remboursement pourrait être différent une fois le marqueur de genre changé. Exemple : certaines mutuelles pourraient ne pas rembourser une hystérectomie chez un homme trans si ce dernier a déjà changé sa motion de genre en M. En effet, encore à l’heure actuelle, beaucoup d’organismes ne sont pas suffisamment informés sur cette thématique. Pour reprendre l’exemple cité plus haut , le fait d’avoir un M sur sa carte d’identité induit que vous êtes un homme (mâle), un mâle n’étant pas censé avoir d’utérus, ceci provoque des dysfonctionnements et des bugs dans les programmes informatiques de certaines mutuelles, freinant de ce fait la possibilité des remboursements. N’hésitez pas à contacter votre conseiller·e auprès de votre mutuelle afin de lui expliquer la situation. Si vous rencontrez des difficultés à échanger avec ellui, n’hésitez pas à contacter la MAC la plus proche. 33 L’expression de genre, l’identité de genre et le « changement de sexe » sont assimilés à la notion de « sexe » dans la « loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes ». Cela fait donc partie des 19 critères protégés vis-à-vis des discriminations en Belgique. Cette loi interdit les discriminations directes ou indirectes, l’injonction de discriminer, le harcèlement et le harcèlement sexuel. Il importe de savoir que toute discrimination liée à un de ces 19 critères peut engendrer des sanctions alourdies parce qu’elles sont considérées comme délit de haine. (Pour plus d’informations : https://www.unia.be/fr/criteres-de-discrimination) Si vous êtes victime d’une ou plusieurs de ces discriminations, vous pouvez introduire une plainte. Vous pouvez également le signaler à l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, compétent pour intervenir dans ces situations et pour fournir des infos et conseils juridiques (gratuitement). Le signalement de ces discriminations est aussi utile pour obtenir des chiffres, des statistiques sur leurs fréquences et natures. (Pour plus d’informations : https://igvm-iefh.belgium.be/fr) Protection liée aux discriminations 34 35 Sachez que si vous souhaitez commencer un traitement hormonal, vous n’êtes pas obligé·e de passer par un·e endocrinologue. En théorie un·e médecin traitant peut s’en occuper. Ceci étant dit, nous rappelons qu’un·e endocrinologue est spécialisé·e dans tout ce qui touche aux hormones et aux phénomènes physiologiques. Vous n’êtes pas non plus obligé·e de passer par un·e psy, mais il se peut que certains spécialistes qui gravitent autour de vous durant la transition vous le demandent. En effet, dans la pratique, il n’est pas toujours facile de trouver un médecin qui ne demande pas au moins une attestation psy (ils n’exigent pas forcément un suivi mais le papier). Les Maisons Arc-en-Ciel ont un réseau de psychologues safes et militants permettant de solutionner plus facilement la situation si l’exigence d’attestation devenait un gros blocage. N’oubliez pas que si la manière de faire de votre médecin ne vous convient pas, vous pouvez prendre rendez-vous avec un·e autre. Comme expliqué à la page 11 dans le lexique spécifique à la thématique T, le point de confort est une zone à atteindre afin de se sentir en adéquation avec soi-même. Afin de l’atteindre, il arrive que les personnes Trans* passent par certaines étapes telles que les traitements hormonaux, les chirurgies, etc. Le point de confort désigne toutes ces choses qui permettent aux personnes trans de se sentir bien par rapport à leur identité de genre. Ce sont des caractéristiques mentales, comportementales, vestimentaires ou corporelles. Chaque transition est différente. Cela veut dire qu’une personne peut choisir de faire son coming out dans certains milieux ou pas, de changer son style vestimentaire ou pas, d’entamer une transition médicale ou pas, … L’important c’est de se sentir en accord avec soi-même avant tout. Une transition est donc censée être « à la carte » ; vous avez le droit de choisir ce que vous voulez ou pas, et quand. En principe, cela s’applique donc aussi si vous choisissez d’entamer une transition médicale. Ne laissez donc pas une pression venant d’une quelconque personne (famille, professionnel·le·s de santé …) vous influencer, vous faites cela pour vous avant tout. Note : certains traitements et opérations peuvent être remboursés, renseignez-vous auprès de votre médecin et de votre mutuelle. Selon L’Organisme Mondial de la Santé, la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. Nous avons déjà abordé dans des points précédents les dimensions mentales et sociales participant au bien-être via les conseils liés à la prise en charge et l’accompagnement par des professionnel·le·s, le respect de la zone de confort, les conseils pour les proches, etc. Nous allons faire un focus sur l’aspect physique des transitions (traitements hormonaux, chirurgies) mais aussi sur la santé sexuelle, en sachant que tous ces axes participent également au bien-être complet de l’être. Point de confort Traitements hormonaux 36 En pratique, voilà les étapes qui permettront d’obtenir un traitement hormonal (TH) : • Rencontrer un·e médecin formé·e sur le sujet (ou quelqu’un qui pourra vous réorienter), lui expliquer votre désir de commencer un TH. Iel vous informera sur les impacts de celui-ci sur la santé, vous demandera vos antécédents pertinents et ceux de votre famille dans ce cadre (cancer du sein ou de l’utérus, par exemple). • Iel vous prescrira une prise de sang complète pour vérifier votre état de santé et pouvoir adapter le début de votre traitement à votre situation. Vous discuterez des résultats de cette prise de sang au second rendez-vous, n’hésitez pas à poser vos questions au médecin. C’est votre droit d’être informé·e et de bien comprendre votre état de santé. • Si lae médecin ne voit pas de contre-indications dans vos antécédents et les résultats de la prise de sang, vous aurez votre première prescription d’hormones ! Trois ou six mois après le début du traitement, vous passerez un second bilan sanguin. Si les résultats sont corrects, vous continuerez de voir votre médecin (et de faire des bilans sanguins) une à deux fois par an. Ce suivi est important pour vérifier que tout se passe toujours bien, et adapter votre dose d’hormones si nécessaire. Les effets réversibles : • Changement de la répartition des graisses. • Développement de la musculature. • Arrêt des menstruations (Attention ! ne fait pas effet de contraception pour autant, plus d’infos dans la catégorie santé sexuelle) • Changement de l’épaisseur et texture de la peau • Acné • Augmentation de la transpiration et changement de l’odeur corporelle • Augmentation de la libido • Augmentation de la pression sanguine (veines plus apparentes et augmentation de la chaleur corporelle) Les effets irréversibles : • Mue de la voix • Pilosité faciale et corporelle • Implantation de cheveux (recul de celle-ci sur le front et les tempes, possible apparition d’une calvitie si c’est dans vos gènes) • Elargissement du clitoris (appelé « dicklit ») • Grossissement de la pomme d’Adam • Si le TH est commencé alors que les hormones de croissance sont toujours actives, il est possible de grandir un peu (n’espérez pas prendre 10 cm) Notez que les effets et leurs intensités peuvent varier d’une personne à l’autre, ceux listés cidessus sont les plus fréquents. Certaines personnes rapportent aussi avoir une augmentation de l’appétit, des troubles du sommeil, des variations d’énergie selon le rythme des injections … 37 Source : h�ps://pra�q.be Souvent ces effets indésirables disparaissent ou s’apaisent avec le temps. Si quelque chose vous semble étrange ou que vous souhaitez adapter votre traitement car certains effets secondaires vous affectent trop, n’hésitez pas à en parler à votre médecin. Certains effets mettent plus de temps à apparaître chez certaines personnes que chez d’autres, et dans une intensité différente. Par exemple, il est possible que vous n’ayez jamais une barbe complète. Les gènes y sont pour beaucoup. Les effets apparaissent généralement en grande majorité lors de la première année de traitement et continuent leur développement sur une certaine durée. La pilosité faciale notamment met un certain temps à se stabiliser. Les contre-indications absolues pour prendre un TH masculinisant: • La grossesse et l’allaitement • Un type de cancer du sein sensible aux androgènes • Cardiopathie coronarienne incontrôlée • Cancer de l’endomètre (actif) D’autres contre-indications existent, mais elles n’empêchent pas forcément de prendre un TH, il se peut que cela soit possible avec un suivi rigoureux (maladies du foie, insuffisance rénale ou cardiaque, antécédents de cancer du sein ou de l’utérus, addictions, prise d’un traitement contre le VIH…). Il est souvent dit que la prise de testostérone accroît les risques de cancers utérins, ovariens, du sein et du col de l’utérus, cependant il n’y a pas d’études réellement concluantes sur le sujet, celles-ci n’ayant pas assez de données. Ceci est donc à prendre avec des pincettes. Récapitulatif : 38 Source : h�ps://pra�q.be Types de traitements Injections intramusculaires : Les injections sont la méthode la plus utilisée et la plus efficace. Elles se font le plus souvent dans la fesse ou la cuisse, parfois dans le bras. Le produit le plus souvent prescrit est le Sustanon et la posologie habituelle est d’une ampoule toutes les trois semaines. Cependant certain·e·s préfèrent une demi ampoule toutes les deux semaines. Il est conseillé de faire appel à un·e médecin ou un·e infirmier·e pour les premières injections, mais il est tout à fait possible de le faire soi-même. Conseil : changez de cuisse ou de fesse à chaque injection, la peau durcit avec les injections ! Les gels : Ils peuvent être prescrits seuls ou en complément des injections. L’application doit se faire quotidiennement, sur une grande partie du corps. Les effets ne mettent pas plus de temps à se manifester mais ont une intensité moindre par rapport à ce que l’on peut avoir avec les injections. Comprimés : Il est possible de prendre de la testostérone sous forme de cachets mais cette méthode fatigue le foie et les effets sont moins probants. 39 Les effets réversibles : • Diminution de la musculature • Répartition des graisses • Modification de la peau (plus fine et douce, moins grasse) • Diminution de la transpiration et modification de l’odeur corporelle • Diminution de la pression sanguine et de la chaleur corporelle • Baisse de la libido (parfois) • Réduction de la pilosité sans disparition complète. Si une calvitie a débuté, arrêt de la perte des cheveux. Les effets irréversibles : • Développement des seins • Elargissement des aréoles • Vergetures (parfois) Notez que les effets et leurs intensités peuvent varier d’une personne à l’autre, ceux listés ci-dessus sont les plus fréquents. Certaines personnes rapportent aussi une émotivité plus développée, une réduction légère de la taille du pénis et des testicules ainsi qu’une légère réduction de la taille des mains et des pieds. Certains effets mettent plus de temps à apparaître chez certaines personnes que chez d’autres, et dans une intensité différente. Vos gènes influencent beaucoup l’action des hormones. L’âge peut également avoir un impact, si vous commencez le traitement en étant jeune, le développement de la poitrine a des chances d’être plus rapide et plus important. Récapitulatif : Source : h�ps://pra�q.be 40 Types de traitement Il existe différentes méthodes de traitement hormonal féminisant, chacun ayant des avantages et inconvénients, et certains étant fortement controversés. Renseignez-vous un maximum et parlez-en à votre médecin afin de trouver celui qui vous conviendrait le mieux. Tous ces traitements existent sous différentes formes. Les œstrogènes peuvent être prescrits sous forme de comprimés, gel ou patch. La progestérone se trouve en comprimés ou en gel. Il est déconseillé de prendre ces traitements par voie orale car cela fatigue plus fortement le foie. Les anti-androgènes se présentent sous forme de comprimés. La prise de ces traitements se fait quotidiennement. Pour les œstrogènes, la dose initiale est généralement de 1,25g/jour et peut être ensuite augmentée jusque 3g/jour. Le plus souvent, 2g suffisent. La dose habituelle de progestérone est de 100 mg/jour mais peut aller parfois jusque 200mg. Œstrogènes seuls : Il est possible de prendre uniquement de l’œstrogène car un taux assez élevé de celui-ci réduirait (voire stopperait dans certains cas) la production de testostérone. Cette méthode évite la prise d’anti androgènes et donc les risques qui vont avec, et est aussi plus économique. Cependant, il faut veiller à ce que la dose soit augmentée progressivement. Œstrogènes et progestérone : La progestérone est souvent considérée inefficace pour réduire les taux de testostérone. Cependant, ajoutée aux œstrogènes, on peut observer un effet de synergie entre les deux hormones permettant de diminuer suffisamment la testostérone pour voir apparaître les effets. Malheureusement, cette méthode n’est pas efficace et ne peut être prescrite à tout le monde pour diverses raisons médicales. Œstrogènes et anti-androgènes : Les anti-androgènes ont pour but de bloquer complètement la production de testostérone. Il en existe une multitude, certains ayant des risques non négligeables ; il est donc important de bien se renseigner et d’en parler à votre médecin. Le plus connu de ces médicaments est l’Androcur, un produit très controversé pour ses effets secondaires. Ceux-ci peuvent engendrer, entre autres, une insuffisance hépatique, de la dépression, des accidents thromboemboliques, un méningiome (ce dernier étant lié à la dose et la durée du traitement). Contre-indications : • Hypertension grave • Antécédent d’hémorragie cérébrale • Antécédent de thrombose • Insuffisance hépatique grave Il est donc important de considérer chaque option avec votre médecin afin de trouver le traitement hormonal qui pourrait vous convenir sans vous mettre en danger. Notez également que le traitement contre le VIH peut entrer en interaction avec le traitement hormonal, mais la prise des deux est possible avec un suivi rigoureux, par votre médecin spécialiste du VIH et cellui qui prescrit les hormones. (Plus d’infos sur ce sujet dans le chapitre santé sexuelle) 41 Il existe de nombreuses possibilités de chirurgie dans le cadre d’une transition. Encore une fois, vous n’êtes obligé·e à rien et aucune chirurgie n’est un « passage obligatoire ». Ce qui compte c’est que vous vous rapprochiez de votre propre point de confort. Donc vous pouvez tout à fait ne vouloir aucune chirurgie ou en vouloir une mais pas d’autre, sans que cela ne mette en doute votre transidentité. Vous êtes libre de choix mais il est important de ne pas oublier qu’une intervention chirurgicale n’est pas sans risques, que ce soit au niveau physique mais aussi psychologique. Vous devez être sûr·e de vous et avoir eu une réflexion intime et profonde sur ce que vous désirez vraiment, ce qui vous rapprochera le mieux de votre point de confort. Chaque chirurgie ne sera pas détaillée dans les moindres détails techniques, il s’agit plutôt de vous donner ici une description globale et de vous informer des multiples possibilités. Chirurgies du visage Il existe des chirurgies ayant pour but de masculiniser un visage. Elles sont peu utilisées dans le cadre d’une transition, mais certaines personnes y ont recours donc voici les possibilités : • La masculinisation du front (frontoplastie) • Les implants temporaux. Les implants ne suffisent pas pour masculiniser le visage. Il faudra associer une masculinisation des pommettes, du menton et/ou des maxillaires. L’alternative à cette technique (la plus stable), est le lipofilling temporal. • Les implants malaires (de pommettes) • La liposuccion de masculinisation : retrait de la graisse au niveau des joues • La rhinoplastie de masculinisation • La masculinisation de la bouche: diminution de l’épaisseur des lèvres • La génioplastie d’augmentation (menton) Chirurgie du torse Cette opération consiste en une double mastectomie (ablation des seins) et la construction d’un torse dit «masculin ». Deux techniques différentes sont les plus fréquemment utilisées : la périaréolaire et la double incision. La première n’étant possible que pour les petites poitrines et laissant moins de cicatrices que la seconde. Il existe une troisième technique, appelée keyhole, pour les très petites poitrines. Celle-ci ne laisse qu’une cicatrice sur la partie inférieure de l’aréole. Selon la technique, l’opération dure de deux à quatre heures. Dépendant des cas, vous pouvez rentrer chez vous le jour même ou passer une à deux nuits à l’hôpital. Des consultations postopératoires auront lieu et quelle que soit la technique. Il arrive de devoir faire des retouches (qui sont bien moins lourdes, sans anesthésie générale, et parfois comprises dans le prix de la première opération). On voit le résultat final apparaître environ un an après l’opération (le temps de laisser la peau récupérer, cicatriser, retrouver de la sensibilité, etc.). Chirurgies masculinisantes 42 Phalloplastie Cette chirurgie consiste en la création d’un pénis à partir d’un lambeau de peau prélevé sur, généralement l’avant-bras, parfois la cuisse, plus rarement le côté du torse, le dos ou le ventre. Cette zone devra être épilée définitivement au préalable. Un prélèvement sur l’avant-bras donne en général de meilleurs résultats mais laisse une cicatrice non négligeable sur une partie souvent visible du corps. Généralement, une extension de l’urètre est également réalisée pour permettre au patient d’uriner debout. Une greffe de nerf rejoignant le tissu clitoridien est également faite. Le résultat donne normalement un pénis de taille moyenne (12-14 cm) qui ne change pas de taille lorsqu’il est en érection (rendu possible après ajout d’une prothèse érectile qui peut se faire un an après la phalloplastie). L’opération est longue (8-10h) et présente de nombreux risques et possibilités de complications, il est nécessaire d’en avoir conscience pour pouvoir faire un choix éclairé. Métaoïdioplastie Autre chirurgie génitale, c’est une opération moins longue que la phalloplastie et qui présente moins de risques de perte de sensibilité. Cependant le résultat est très différent. En effet, cette opération se basant uniquement sur le clitoris existant, le néopénis obtenu atteint une taille de 5,7 cm en moyenne (la fourchette étant de 4 à 7 cm en érection). En fait, le chirurgien coupe le clitoris des petites lèvres et sectionne le ligament suspenseur, ce qui le fait ressortir à la manière d’un pénis. Il est aussi possible de rallonger l’urètre lors de cette opération pour permettre au patient de pouvoir uriner debout. Scrotoplastie Cette opération consiste en la construction d’un scrotum à partir des grandes lèvres. Cela peut se faire en même temps ou après une phalloplastie ou métaoïdioplastie. Lors d’une seconde intervention, on place des implants testiculaires. Comme pour tout implant, il existe des risques de rejet. Hystérectomie L’hystérectomie est une opération ayant pour but de retirer l’entièreté ou une partie de l’utérus. Il existe donc plusieurs types de cette opération : • L’hystérectomie totale : ablation de l’utérus, du col de l’utérus, des ovaires et des trompes de Fallope • L’hystérectomie subtotale : ablation de l’utérus, des ovaires et des trompes de Fallope avec conservation du col de l’utérus. • L’hystérectomie simple : ablation de l’utérus seulement. Depuis 2018, cette opération n’est plus nécessaire pour pouvoir obtenir un changement du marqueur de genre, mais vous pouvez tout de même la demander si cela correspond à votre point de confort et/ou que vous craignez les possibles risques de cancer. Ovariectomie Après une ovariectomie ou ablation des ovaires, le corps ne produit plus d’œstrogènes. Etant donné que le corps a besoin d’hormones sexuelles pour fonctionner, il sera nécessaire de poursuivre un traitement hormonal à vie. 43 Chirurgies de la tête et du visage Il existe de nombreuses chirurgies ayant pour but de féminiser le visage ; évidemment elles ne sont pas obligatoires et c’est à vous de choisir si l’une ou l’autre convient à votre point de confort, ou simplement aucune. • Trois zones osseuses plus marquées sur le front dans un visage dit « masculin » peuvent être réduites/lissées : l’arcade sourcilière ou bosse du front, l’os du front, le rebord orbitaire latéral. • Lifting frontal : courant pour rajeunir le visage et le féminiser, cela corrige l’affaissement de la peau dans les zones du front, des sourcils et des paupières. • Chirurgie d’avancement du cuir chevelu ou implants capillaires si la calvitie est trop avancée • Rhinoplastie • Remodelage du menton • Lifting des lèvres Chirurgies du cou et de la voix • Chirurgie de la pomme d’Adam : réduction de la pomme d’Adam. Cela se fait par une petite incision sur le haut du cou, qui laissera une cicatrice peu visible car cachée par le menton. • Chirurgie des cordes vocales : peut être utilisée en complément de l’orthophonie, afin de féminiser la voix. Le but est d’augmenter la tension des cordes vocales afin d’obtenir une voix plus aiguë. Mammoplastie Opération d’augmentation mammaire consistant à ajouter des implants en silicone ou remplis de sérum physiologique, soit sous les glandes mammaires, soit sous le muscle pectoral. Il est conseillé aux personnes sous TH féminisant d’attendre au minimum un an après le début de celui-ci avant de faire cette opération. En effet, la pousse des seins prend un certain temps, l’attente permet donc de ne pas se retrouver avec une taille de poitrine supérieure à celle désirée. La durée de vie d’un implant est de 10 à 15 ans. Il est parfois nécessaire de faire un remplacement prématurément en cas de rupture de l’implant. Les cicatrices seront discrètes, les voies d’accès se situant au niveau de l’aisselle ou sous le sein. Vaginoplastie Chirurgie ayant pour but de créer un vagin et une vulve à partir du pénis et du scrotum. Il existe plusieurs techniques, celle la plus couramment utilisée en Europe étant celle de l’inversion pénienne. La vaginoplastie comporte un ensemble d’actes chirurgicaux : • La création du néo-vagin • La labiaplastie : création des grandes et petites lèvres • La création du néo-clitoris à partir du gland • Redirection de l’urètre Chirurgies féminisantes 44 Cette opération est donc assez lourde, longue et entraîne un temps d’hospitalisation (8 à 9 jours) et de convalescence (6 à 8 semaines) assez conséquents. Il peut y avoir des complications : cicatrisation difficile, hémorragie, perturbations de la fonction urinaire… Et dans certains cas, une retouche esthétique est nécessaire. Avant l’opération, il est également nécessaire de subir une épilation permanente de la zone génitale. Orchidectomie Opération consistant en l’ablation des deux testicules. Parfois, c’est la seule opération génitale envisageable, par exemple parce que la personne n’a pas la capacité de subir une opération lourde. Parfois, c’est simplement là que se trouve son point de confort. Après cette opération, le corps ne produit plus de testostérone, il sera donc nécessaire de prendre un TH à vie. Il se peut aussi qu’il faille ajuster le TH précédent s’il y a. Attention, l’orchidectomie n’empêche pas toujours les érections et éjaculations. Pour les personnes qui se féminisent, le TH est rarement suffisant pour diminuer la pilosité efficacement (surtout en ce qui concerne les poils du visage). Si vous souhaitez contrer ce problème (ou que vous devez avoir recours à une épilation définitive en vue d’une opération), il existe trois méthodes d’épilation dites « définitives » : laser, lumière pulsée, électrolyse. Chacune de ces méthodes a ses spécificités et est plus adaptée pour certains types de poils/peau : Un·e dermatologue pourra vous conseiller au mieux sur l’option qui vous conviendra le mieux. Les traitements d’épilation définitive ne sont pas remboursés, durent assez longtemps et ont un certain coût. (Comptez une centaine d’euros pour une séance de 15 minutes) Épilation au laser : pour tous types de poils et de peaux sauf les poils blancs ou très clairs. Épilation par lumière pulsée : pour tous types de poils sauf les poils blancs ou très clairs. Moins efficace sur les peaux foncées. Épilation par électrolyse : pour tous types de poils et de peaux, même les poils blancs ou très clairs. C’est plus douloureux que les autres méthodes. En pratique, il arrive souvent que le traitement commence par la méthode du laser puis passe à l’électrolyse. Pour toutes les méthodes, le nombre de séances nécessaire peut énormément varier d’une personne à l’autre mais on considère que la moyenne est de 8 séances. Il faut compter à peu près 6 semaines d’espacement entre chaque séance. Il est fortement déconseillé de s’épiler à la cire/épilateur électrique/pince à épiler avant une séance. Aussi, après chaque séance, il est impératif d’éviter d’exposer sa peau au soleil. 45 Pourquoi est-il nécessaire d’avoir une attention particulière pour la santé sexuelle des personnes trans ? La réponse est simple, il y a un cruel manque d’informations sur le sujet. Nous nous devons d’avoir des points d’interrogation : • Un traitement hormonal peut-il interagir avec un autre traitement tel que l’antirétroviral du VIH, ou encore la PreP⁷ ou le TPE⁸ ? • Certaines opérations peuvent-elles modifier les risques de transmission d’IST ? Quid de la perméabilité d’un néovagin (après une vaginoplastie) ? Idem pour un néopénis ? Quid des muqueuses ? • Quid du TH sur la fertilité ? Il faut savoir que ce n’est pas parce qu’une personne est sous TH qu’elle est forcément stérile. Cela dépend des individus. Il est préférable de s’adresser à des spécialistes en ce qui concerne ces trois points de questionnements. Vous trouverez quelques informations supplémentaires ci-dessous. Il faut néanmoins savoir que le TH peut influencer la vie sexuelle, la contraception et/ou la fertilité⁹ ¹⁰ : La prise de testostérone a quelques effets sur la vie sexuelle : • En général, une augmentation de la libido survient. • Souvent, une sécheresse vaginale est provoquée. Il existe des crèmes pour contrer la situation, mais il faudra en parler avec un·e médecin. Cette sécheresse est inconfortable mais elle entraîne aussi de plus grands risques d’irritation/ fissure, et donc de plus grands risques d’attraper une IST. N’oubliez donc pas le lubrifiant (et la capote) ! • La croissance du clitoris (« dicklit ») peut demander une légère adaptation des moyens de protection contre les IST. En effet, le carré de latex peut être plus compliqué à utiliser. Une solution peut être de couper un gant à partir du poignet jusqu’au début du pouce. Cela permettra de couvrir le dicklit et de laisser le reste pour protéger la vulve. En ce qui concerne la contraception, s’il n’y pas eu hystérectomie, il faut savoir que la testostérone ne rend pas stérile à coup sûr ! En effet, si le temps entre les prises ou le dosage change, une ovulation peut être provoquée. Si vous ne désirez pas une grossesse, discutez avec votre médecin des méthodes de contraception possibles, en plus des préservatifs bien sûr. Après un rapport qui pourrait entraîner une grossesse, il y a la possibilité de prendre la pilule du lendemain. Elle est disponible en pharmacie ou dans les plannings familiaux (gratuitement dans ceux-ci). Elle doit être prise le plus tôt possible, 72h maximum après le rapport à risque. Le principe de cette pilule est de déclencher les règles, en évitant ainsi l’ovule fécondé de se fixer à l’endomètre. Si la prise de testostérone est régulière, il n’y a à priori pas d’endomètre et donc pas de raison de prendre la pilule du lendemain. Dans le cas contraire, la prise de celle-ci est efficace ! Traitement masculinisant ⁷ Source : h�ps://www·exaequo.be/fr/ta-sante/tpe-et-prep/prep ⁸ Source : h�ps://www·exaequo.be/fr/ta-sante/tpe-et-prep/urgence-ppe ⁹ Source : h�ps://infotransgenre.be/m/soins/masculinisa�on/hormones/ ¹⁰ Source : h�ps://transgenderinfo.be/m/soins/feminisa�on/hormones/ 46 En cas de grossesse non désirée, l’IVG (interruption volontaire de grossesse) étant un droit en Belgique, les personnes trans masculines peuvent également y avoir recours. Si vous désirez une grossesse, cela reste possible après le début du traitement hormonal. Il faudra cependant arrêter la prise de testostérone afin de permettre à l’ovulation de refaire son apparition, ce qui peut prendre un certain temps. Si le traitement hormonal est stoppé pendant la grossesse, il n’y a aucun risque pour le fœtus. Au contraire, si vous le maintenez, il y a des probabilités accrues de malformations. Il est également possible de faire conserver ses ovocytes. Avant le prélèvement de ceux-ci, il faudra passer par trois semaines de traitement d’injections d’hormones ayant pour but de stimuler la maturation des ovocytes. Il est préférable d’entreprendre cette procédure avant le début du traitement hormonal masculinisant car dans le cas contraire, il faudra arrêter la prise de testostérone pendant 3 à 6 mois. Il faut compter entre 1.500 et 3.000 euros pour le coût total de cette démarche, en ajoutant 100 euros de « loyer » par an. Un traitement hormonal féminisant peut entraîner une baisse du désir sexuel, cependant cela n’est pas une généralité. Si vous êtes sous Androcur, les érections disparaissent et la stérilité survient. La production de spermatozoïdes diminue après environ deux mois de traitement hormonal féminisant, mais ce n’est pas suffisant pour être un moyen de contraception efficace, donc encore une fois n’oubliez pas les préservatifs ! Il est possible de faire conserver du sperme avant le début du traitement hormonal, afin de garder la qualité maximale des gamètes. Les prix sont raisonnables pour la cryoconservation du sperme : 100 euros de « loyer » pour les deux premières années et ensuite 50 euros par année supplémentaire. Les TH féminisants et les traitements ARV (antirétroviraux) Œstrogènes + ARV si la personne est déjà sous ARV lors du début du TH : Le TH est adapté en fonction des ARV afin de limiter les interactions. Il n’y a en général pas avec les œstrogènes naturels, mais les interactions avec les œstrogènes artificiels présentent un risque pour la santé, même si cela arrive de moins en moins avec les ARV modernes. Tout cela est à discuter avec votre médecin spécialiste du VIH. Œstrogènes + début d’un traitement ARV : Le traitement anti VIH déstabilise le TH, il faudra donc l’adapter en fonction. Progestérone + traitement ARV : La progestérone peut également avoir des interactions avec les ARV. Si lae médecin considère que la progestérone est nécessaire pour votre TH, iel adaptera selon la molécule utilisée pour le traitement anti VIH. Traitement féminisant Les traitements hormonaux et traitements contre le VIH 47 Les TH masculinisants et les traitements ARV Il y a énormément d’interactions possibles entre les traitements ARV et la testostérone qui dépendent des molécules utilisées pour l’ARV. Vous pouvez consulter ce site sur les interactions entre ces molécules et d’autres traitements : http://www.hiv-druginteractions.org/ et en parler à votre médecin spécialiste du VIH. Le manque de données ne permet pas d’assurer tout à fait qu’il n’existe pas d’interactions entre ces deux traitements. Vous pouvez donc utiliser la PrEP mais demandez tout de même l’avis de vos médecins (spécialiste du VIH et cellui qui prescrit vos hormones). Cette section a pour but de vous renseigner sur les particularités de ces sujets vis-à-vis de la transidentité, mais il s’adresse aussi aux partenaires qui ne sont pas renseigné·e·s sur les particularités des corps et identités trans, afin qu’iels puissent mieux vous respecter. Lors de la rencontre avec un·e potentiel·le partenaire sexuel·le il vous faudra faire un choix : l’informer de votre transidentité ou pas. Plusieurs choses peuvent influencer cette décision : votre acceptation ou pas de votre identité trans, l’avancée de votre transition, et votre aise à l’idée de l’annoncer. Tout dépend de la relation de confiance que vous avez tissée. Il peut être compliqué de savoir quand est le bon moment pour annoncer à sa·on partenaire éventuel·le que l’on est transgenre. Vous aurez sûrement peur que la personne réagisse mal : mépris, rejet, voire violence… et cela, que ce soit fondé ou pas. L’important c’est de placer sa sécurité avant tout ; si vous êtes persuadé·e que la personne pourrait devenir violente (que ce soit psychologiquement ou physiquement), il ne vaut mieux pas prendre le risque, vous trouverez mieux ailleurs ! Révéler sa transidentité ou pas est donc avant tout un choix à faire pour soi-même. Comme dans tous les autres contextes, n’oubliez pas que vous n’avez pas à justifier qui vous êtes, expliquer si nécessaire oui, mais personne n’a le droit d’être « d’accord» ou pas avec votre identité. Si vous avez un bon feeling quant à la réaction de votre partenaire, vous pouvez vous poser quelques questions pour être certain·e que ce soit le bon moment de faire votre coming out : • L’endroit : vous sentez vous à l’aise et en sécurité, physiquement et mentalement ? • Vous sentez-vous prêt·e à expliquer la transidentité et ses implications si nécessaire ? • Êtes-vous prêt·e à écouter vos besoins au cas où la situation vous met mal à l’aise ? • Êtes-vous en capacité de gérer un potentiel rejet (émotionnel ou sexuel) ? • Pouvez-vous facilement quitter les lieux ? • Avez-vous un lieu à rejoindre pour être en sécurité ? • Avez-vous prévenu quelqu’un·e du lieu où vous vous trouvez et avec qui vous êtes ? • Si nécessaire, avez-vous quelqu’un·e de confiance pour vous réconforter ou vous aider ? En bref, vous pouvez informer ou pas votre potentiel·le partenaire de votre transidentité, c’est votre droit. C’est compliqué de prévoir la tournure exacte d’une situation, mais l’important est de se préparer à différentes réactions et de savoir poser (et donc connaître) ses limites. Ceci dit, le coming out ouvre la voie d’une relation de confiance et permet de pouvoir communiquer ce que l’on a envie ou non, notamment sexuellement. Les traitements hormonaux et la PrEP Le coming-out à un·e partenaire potentiel·le 48 Comment aborder une personne trans ? • Respectez la façon dont elle se désigne : prénom, pronoms, accords … Ce sont les bases du respect. • Evitez d’ouvrir grand les yeux quand vous verrez son corps ; elle sait qu’elle ne rentre pas dans les normes cis, pas besoin de le souligner. • N’ayez pas peur de demander la signification d’un mot qu’elle utilise si vous ne le connaissez pas, c’est plus pratique pour communiquer. Utilisez aussi les mêmes mots qu’elle emploie pour parler de son corps, d’autres mots pourraient la mettre mal à l’aise ! • Si votre partenaire est out, c’est son choix et vous n’avez pas à lui demander de se cacher pour votre propre confort. Par contre, si iel ne l’est pas, vous devez garder l’information privée. • Ne demandez pas « mais du coup tu fais la fille/le mec au lit ? », cette expression ne veut rien dire. Demandez plutôt quelles pratiques elle préfère. • Ne dites pas « tu es exotique/fascinant·e » ou autre chose du même genre. Ça penche vers la fétichisation et personne n’a envie de se sentir comme un objet/comme une nouvelle expérience pour sortir du quotidien. Les personnes trans sont comme tout le monde et du sexe reste du sexe ! 49 La procédure de changement de prénom est possible dès l’âge de 12 ans, avec l’accord des parents / tuteur·ice légallaux. Cela veut donc dire que la seule chose qui diffère de la procédure pour les personnes majeures est que la demande doit comporter leur signature. Si un des parents/les deux/lae tuteur·ice refuse le changement de prénom, il est possible de s’adresser au tribunal de la famille afin de désigner un·e « tuteur·ice ad hoc ». Cellui-ci remplace alors l’autorité parentale pour accompagner lae jeune pour son changement de prénom. Dans ce cas, lae juge peut désigner un·e avocat·e pour remplir ce rôle. Pour tout cela, il faut donc suivre une procédure devant le tribunal de la famille. En tant que mineur·e, il est possible de faire appel gratuitement à un·e avocat·e. Il est possible de changer de prénom une deuxième fois au tarif réduit, avant l’âge de 18 ans et si l’enregistrement du sexe n’a pas été modifié. Il faut aussi que le prénom corresponde à la mention du sexe figurant à l’origine sur l’acte de naissance, c’est donc une démarche possible pour pouvoir faire « marche arrière ». Changement de prénom pour les mineur·e·s Changement de l’enregistrement de la mention ‘’sexe’’ pour les mineur·e·s École La procédure de changement de l’enregistrement du marqueur de genre (mention M/F) est possible à partir de 16 ans. Les différences par rapport à la procédure réservée aux personnes majeures sont que les deux parents ou lae tuteur·ice légal·e doivent accompagner lae jeune tout au long de la procédure (et donc signer les déclarations) et qu’une attestation d’un·e psychiatre soit demandée. Lae psychiatre indique dans cette attestation que lae jeune a « la capacité de discernement » nécessaire pour prendre cette décision. De même que pour le changement de prénom, si les parents/lae tuteur·ice refusent d’accompagner lae jeune, il est possible de faire appel au tribunal de la famille afin de désigner un·e « tuteur·ice ad hoc ». Il est possible de respecter la transidentité d’un·e élève en mettant en place quelques petites choses. Déjà simplement en appelant l’élève par son prénom choisi au quotidien, même s’il n’a pas été changé officiellement. Les écoles ont également la possibilité d’utiliser le prénom usuel sur les documents internes : tests, listes de classe, cartes d’étudiant, adresses mail, … Il va de soi que de s’adresser à une personne de la façon dont elle le veut est bénéfique pour tout le monde. En effet, dans ce cas, cela permet à l’élève de se sentir à l’aise dans son milieu scolaire (cela va de même pour les clubs sportifs et autres lieux de loisirs !) en plus de pouvoir éviter des confusions. De plus, lorsqu’un·e étudiant·e est appelé·e par 50 son prénom administratif à l’école et par son prénom usuel ailleurs, avec ses amis par exemple, iel se retrouve dans une situation d’outing permanent, ce qui représente une violation de la vie privée qui peut entrainer de graves conséquences. Il n’existe pas clairement d’obligations juridiques à adopter cette pratique. Cependant, en prenant en compte le droit à la vie privée ainsi que le fait que le « changement de sexe » et l’identité de genre soient des critères protégés par la Loi Genre (loi anti-discriminations), il semble raisonnable que les écoles acceptent l’utilisation d’un prénom usuel. Traitement hormonal Il est possible d’entamer un traitement hormonal masculinisant ou féminisant à partir de l’âge de 16 ans. Avant cela, il est possible d’obtenir un traitement bloquant les hormones sexuelles. Cela a pour effet de stopper la puberté, de la mettre en « pause ». Ces inhibiteurs d’hormones peuvent être pris à partir d’un certain stade de développement de la puberté. Etant donné que la puberté n’arrive pas au même moment pour tout le monde, on ne peut pas donner un âge précis à atteindre avant le début de ce traitement ; ce sera le rôle de l’endocrinologue d’analyser le stade de développement de la puberté. Ce traitement n’est pas définitif et est réversible : si la prise des inhibiteurs est arrêtée, la puberté reprendra son développement normalement. Cette mise en pause de la puberté permet aux jeunes trans / en questionnement d’avoir plus de temps pour explorer leur identité de genre, tout en enlevant la pression d’une puberté qui n’irait pas dans le sens qui leur conviendrait. Les caractéristiques sexuelles secondaires (pilosité, poitrine, mue…) n’apparaissant pas/peu, ce traitement peut aussi faciliter une éventuelle transition médicale future. 51 courrier@lgbt-lux.be fb.me/MaisonArcenCielduLuxembourg6760 https://www.lgbt-lux.be 063 22 35 55 Avenue Bouvier, 87 – 6762 Virton Maison Arc-en-Ciel du Luxembourg courrier@macliege.be fb.me/macliege.be https://www.macliege.be 04 223 65 89 Rue Hors-Chateau, 7 – 4000 Liège Maison Arc-en-Ciel de Liège info@maccharleroi.be fb.me/maccharleroi https://maccharleroi.be/ 0470 39 17 30 ou 0472 99 17 03 Rue Prunieau, 1 – 6000 Charleroi Maison Arc-en-Ciel de Charleroi info@macbw.be fb.me/MacBrabantwallon https://macbw.be/ 0478 15 45 79 ou 0486 60 75 17 Rue des Deux Ponts, 15 – 1340 Ottignies – LLN Maison Arc-en-Ciel du Brabant Wallon Les Maisons Arc-en-Ciel (MAC) info@federation-prisme.be fb.me/federationprisme https://www.federation-prisme.be/ Rue Sainte Marie, 15 – 4000 Liège 04 222 17 33 Fédération Prisme 52 faceatoimeme@outlook.com fb.me/asblfaceatoimeme https://faceatoimeme.com Rue Jardon, 25 – 4800 Verviers 0455 15 34 04 Face à Toi Même contact@genrespluriels.be fb.me/genres.pluriels https://www.genrespluriels.be Rue Marché au Charbon, 42 – 1000 Bruxelles 0487 63 23 43 Genres Pluriels contact@ensembleautrement.be fb.me/macverviers https://www.ensembleautrement.be 0495 13 00 26 (général) – 0491 30 22 28 (service social) Rue Xhavée, 21 – 4800 Verviers Maison Arc-en-Ciel de Verviers info@macnamur.be fb.me/macnamur https://macnamur.be 0471 52 44 21 Rue Eugène Hambursin, 13 – 5000 Namur Maison Arc-en-Ciel de Namur info@mac-mons.be fb.me/maisonarcencieldemons https://www.mac-mons.be/ 065 78 31 52 Boulevard John Fitzgerald Kennedy, 7 – 7000 Mons Maison Arc-en-Ciel de Mons 53 cercle.chem@gmail.com – accueil.chem@gmail.com fb.me/chem.mons.1 https://www.lescheff.be/mons/ Rue de la Seuwe, 20 – 7000 Mons 081 22 09 19 ou 0486 35 43 61 Le CHEM Cercle Homosexuel Estudiantin de Mons, pour toute personne LGBTQIA+ comite@chel.be fb.me/chel.jhl https://www.chel.be Le 1er jeudi de chaque mois : MAC de Liège – Rue Hors-Château, 7 – 4000 Liège Les autres jeudis : Locaux du SIPS – Rue Soeurs-de-Hasque, 9 – 4000 Liège Le CHEL Cercle Homosexuel Etudiant Liégeois, pour toute personne LGBTQIA+ sasha@ensembleautrement.be https://www.pointdeconfort.be/chev Point de Confort – Rue Jardon, 25 – 4800 Verviers 0455 15 34 04 Jeunesse Queer Verviétoise Cercles des jeunes LGBTQIA+ de Verviers info@lescheff.be fb.me/lesCHEFF https://www.lescheff.be Rue Eugène Hambursin, 13 – 5000 Namur 081 22 09 19 ou 0486 35 43 61 Les CHEFF Cercles Homosexuels Estudiantins Francophones Fédérés, pour toute personne LGBTQIA+ de moins de 30 ans 54 cercle.chelln@gmail.com fb.me/CHELLNLouvainLaNeuve https://www.lescheff.be/lln/ Foyer de l’AGL – Rue des Wallons, 67 – Louvain-la-Neuve Le CHELLN Le Cercle LGBTQIAP+ de Louvain-la-Neuve checercle.ulb@gmail.com fb.me/CHE.Bruxelles/ https://www.lescheff.be/bruxelles/ Campus Solbosch (local S.E1.3.117) Avenue Adolphe Buyl – 1050 Ixelles Le CHE Le Cercle Etudiant LGBTQI de Bruxelles contact.chezmarsha@gmail.com fb.me/ChezMarshaNamur Rue de l’Arsenal, 5a – 5000 Namur 081 22 09 19 ou 0486 35 43 61 Chez Marsha Cercle LGBTQI de Namure check.charleroi@gmail.com fb.me/CHECharleroi https://www.lescheff.be/charleroi/ Rue Prunieau, 1 – 6000 Charleroi 081 22 09 19 ou 0486 35 43 61 Le CHEC(K) CercleLGBT+ de Charleroi 55 contact@pointdeconfort.be fb.me/pointdeconfort https://www.pointdeconfort.be Rue Jardon, 25 – 4800 Verviers 0455 15 34 04 Point de Confort hello@transkids.be fb.me/TranskidsBelgique https://www.transkids.be Rue du Fort, 85 – 1060 Saint-Gilles 0486 83 17 88 TransKids Belgium identiq@lescheff.be fb.me/identiqcheff https://www.lescheff.be/identiq/ Rue Eugène Hambursin, 13 – 5000 Namur IdenTIQ 56 La Ville de Verviers et son Échevinat de l’égalité des chances Cette brochure est à destination des personnes Trans*, de leurs proches et des professionnel·le·s afin de trouver des informations utiles.
Au 19
ème siècle : Conditions de travail misérables
Un peu d’histoire…
•
Salaires médiocres (0,35 Fb /jour) –> Pain = 0,25 Fb
•
Journée de travail de 12 à 18h/Jour;
•
Le travail des femmes et des enfants est instauré;
•
Dans les fabriques, les travailleurs avaient un passeport (livret) à
donner quotidiennement à leur patron;
•
Précarité des logements;
Au 19
ème siècle : Conditions de travail misérables
Un peu d’histoire…
•
Pas de sécurité sociale (aucune indemnité en cas de perte de travail,
maladie, accident professionnel, pas de pension, ni de congés payés)
•
Pas de scolarisation
•
Pas de droit de vote
•
Pas de droit de grève
C’est l’exploitation accrue des patrons !
La classe ouvrière
Les ouvriers comprennent que seuls, ils ne peuvent rien faire…
Mais
tous ensemble , ils vont lutter et s’organiser !
La lutte des classes commence !
«
Combattre unis, c’est gagner ensemble ! »
La classe ouvrière
•
De 1857 à 1859, des grèves (non autorisées) éclatent, certains sont
condamnés à 2 ans de prison;
•
En 1860, les premiers syndicats ouvriers voient le jour dans les grandes
entreprises, sous le forme de sociétés mutuelles professionnelles;
•
En 1864, la fondation de la première internationale (AIT) est créée par Karl
Marx à Londres (La section belge en 1865);
•
En 1866, le droit de grève est reconnu sur le principe (mais les
manifestations sont sanctionnées !)
•
De 1866 à 1885 de nombreuses grèves ont lieux…
En 1885, le P.O.B se constitue (Parti Ouvrier Belge)
–
-> Il déclare être un parti politique et
•
En 1890, c’est +/ 40.000 affiliés;
•
En 1898, création de la commission syndicale.
En 1910, la première manifestation pour revendiquer la journée de travail de 10h/jour;
•
En 1913 +/ 130.000 affiliés;
•
1911 : Travail des enfants interdit pour les moins de 14 ans > Obligation scolaire jusqu’à cet âge;
•
De 1914 à 1918, la première guerre mondiale (Résistance face à l’ennemi);
•
En 1919, naissance de commissions paritaires
3 grandes revendications :
1.
La journée de travail à 8h/Jour;
2.
Une augmentation de 100% sur les salaires d’avant guerre;
3.
La reconnaissance des syndicats par les patrons.
•
En 1919, le suffrage universel pur et simple est voté.
(Les hommes à partir de 21 ans peuvent voter)
Avancées des conquêtes sociales :
•
1921 : Journée de travail de 8h
•
1930 : Allocations familiales
•
1936 : 500.000 manifestants en Belgique pour revendiquer une hausse des salaires, des congés payés, la
semaine de 40 heures et la liberté syndicale;
•
1936 : Changement du nom du syndicat : C.G.T.B
(
C onfédération G énérale du T ravail de B elgique)
•
1944 : Signature du Pacte social, fondement des bases de La sécurité sociale
•
1945 : La C.G.T.B change de nom, et devient la F.G.T.B
(
F édération G énérale du T ravail de B elgique)
–
-> Déclaration de principe de la F.G.TB
•
1948 : Droit de vote pour les femmes
•
1955 : Semaine de 5 jours
•
1969 : Interdiction de licencier les femmes enceintes
Système de solidarité
–
Meilleures conditions de travail et droit de parole
–
Protection de tous les droits conquis
–
Obtention de nouveaux droits
–
Défense individuelle
–
Défense collective
Service chômage
–
Paiement des allocations
–
Infos, conseils, accompagnement
–
Défense en cas de problème
Service juridique
Possibilité de recours gratuits devant
le Tribunal du travail en cas de litige
Contre
pouvoir
–
Défense des intérêts des travailleurs
et personnes sans emploi
–
Négociation des salaires et
conditions de travail au niveau
fédéral, des secteurs et des
entreprises
–
Participation à la gestion de la
sécurité sociale et des services
publics
–
Actions en cas de conflit au niveau
local, régional, national et
international
Services spécialisés
–
Selon les secteurs professionnels (non
marchand, agro alimentaire, HORECA,…)
–
Selon son âge ou sa situation (jeunes,
intérimaires, TSE,…)
GUIDE DES DÉLÉGUÉ.E.S POUR LUTTER CONTRE L’HOMOPHOBIE ET LA TRANSPHOBIE AU TRAVAIL ) 3LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE MINI-LEXIQUE POUR MIEUX COMPRENDRE LES TERMES ET ABRÉVIATIONS UTILISÉS DANS CETTE BROCHURE Qu’entendons-nous par « sexe » et par « genre » ? Ces termes sont souvent utilisés comme synonymes alors qu’ils recouvrent des réalités différentes. t Le sexe fait référence aux différences biologiques. En fait, le sexe biologique renvoie à très peu de choses: l’anatomie, les hormones, les chromosomes, les gonades. t Intersexuations : Beaucoup de gens pensent que le monde est divisé en deux sexes biologiques, les mâles et les femelles. Et que toute personne présente des caractéristiques biologiques et génétiques qui relèvent d’une seule de ces deux catégories. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas. Des millions de personnes dans le monde (et environ 1,7 % de la population, en Belgique notamment) présentent des caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas aux définitions traditionnelles binaires du corps mâle ou femelle. Ces caractéristiques peuvent être visibles à la naissance, apparaître seulement à la puberté, ou encore ne pas être apparentes du tout sur le plan physique. Si intervention il y a, elle est souvent « forcée » par le corps médical ou par les parents. Intersexe correspond à la lettre I dans LGBTI+ Voici quelques exemples de ces caractéristiques sexuelles: s présence d’un pénis ou d’un vagin/vulve ; s taux hormonaux (Œstrogène, progestérone, testostérone) ; s génotype (XX, XY, mais aussi XXX, X, XYY…) ; s présence de testicules ou d’ovaires. 4 t Le genre, à la différence du sexe biologique, fait référence à l’identité et aux différences sociales entre les femmes et les hommes. Le genre est une construction sociale : les comportements et attitudes des hommes et des femmes sont liés aux conditions historiques et socioculturelles dans lesquelles iels ont grandi et vécu. Cette construction sociale qu’est le genre se base sur l’assignation (de femme ou d’homme) à la naissance en fonction du sexe biologique (de femelle ou de mâle) et mène à une hiérarchisation valorisant systématiquement l’homme par rapport à la femme. Voici quelques exemples de caractéristiques de « genre »: s Souvent, les pères auront plus de difficultés à prendre leur droit au congé parental que les mères. De plus, le congé de maternité est de 15 semaines, pour seulement 10 jours dont 7 facultatifs pour le congé de paternité ! s Les femmes sont souvent davantage orientées vers des filières d’études courtes et des professions relatives aux services à la personne, des secteurs peu valorisés, pénibles et moins bien payés. s Les hommes ont plus facilement accès à des promotions, ont des carrières plus complètes et, dès lors, ouvrent davantage de droits à la Sécurité sociale (pension par exemple, ou chômage complet). L’identité de genre (qui sommes-nous dans notre for intérieur ?): L’identité de genre renvoie à la conviction intime et profonde ainsi qu’au vécu de chacun.e par rapport à son propre genre, qui correspond ou non au genre (femme ou homme) assigné à la naissance, y compris dans le vécu corporel. Personne trans*: désigne toutes les personnes dont l’identité de genre (femme, homme ou non-binaire) diffère de celle assignée à la naissance. Terme « coupole » pouvant inclure hommes et 5LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE femmes transgenres, mais aussi les personnes non-binaires, agenres… Trans* correspond au T dans l’abréviation LGBTI+. Les termes transsexuel et transsexualité : sont à proscrire car ils sont issus du vocabulaire psychiatrique et mettent fortement l’accent sur le volet médical ou chirurgical. Une transition féminisante ou masculinisante est avant tout un processus social. Transidentité : terme générique utilisé pour décrire toute identité de genre autre que cisgenre. Personne cisgenre : Terme désignant les personnes dont l’identité de genre (femme ou homme) correspond à celle qui leur a été assignée à la naissance en fonction de leur sexe biologique (femelle, mâle ou intersexué.e). Agenre : personne qui ne désire pas être assimilée à un genre. La personne ne s’identifie ni comme femme ni comme homme ni comme genre fluide. Prénom social (ou prénom d’usage): prénom qu’une personne transgenre s’est choisi, qui correspond mieux à son identité de genre et par lequel la personne souhaite être appelée. L’expression de genre (quelle image renvoie-t-on?) L’expression de genre renvoie à la manière dont les personnes donnent forme (vêtements, langage, comportement…) à leur identité de genre et à la manière dont celle-ci est perçue par les autres. L’expression de genre (plutôt féminine, masculine ou androgyne) est la façon de s’habiller, de se coiffer, de choisir son métier… Ces pratiques ne sont pas naturelles, elles sont même arbitraires, et font l’objet d’un apprentissage social conscient et/ou inconscient. L’orientation sexuelle (par qui sommes-nous attiré.e.s ?): Lesbienne : Femme qui est attirée physiquement et/ou émotionnellement par d’autres femmes. Correspond au L dans LGBTI+ 6 Gay : Homme qui est attiré physiquement et/ou émotionnellement par d’autres hommes. Correspond au G dans LGBTI+ Homosexuel.le : Personne qui est attirée physiquement et/ou émotionnellement par les personnes du même sexe (ou du même genre, selon la personne qui s’autodétermine homo). Bisexuel.le : Personne qui est attirée physiquement et/ou émotionnellement par des hommes et par des femmes (ou par des personnes mâles et par des personnes femelles, selon la personne qui s’autodétermine bi). Correspond au B dans LGBTI+ Hétérosexuel.le : Personne qui est attirée physiquement et/ou émotionnellement par les femmes en tant qu’homme, ou par les hommes en tant que femme. Asexuel.le : Personne ne ressentant pas d’attirance sexuelle pour d’autres personnes (ou qui ont une attirance mais ne souhaitent pas avoir de rapports…) ; il ne s’agit pas là d’un dysfonctionnement, d’un traumatisme ou d’une supposée frigidité. Le « + »: fait référence à toutes les minorités d’orientation sexuelle ou d’identité de genre existantes. Correspond au + dans LGBTI+ Le coming out, ou sortir du placard Révélation, de manière volontaire, de son homo/bisexualité ou de sa transidentité par la personne concernée. La plupart du temps il s’agit d’un processus qui se fait étape par étape plus ou moins longues, à la fois intérieures (prise de conscience, acceptation de soi) et extérieures (ouverture progressive vers l’entourage). Bien que le coming out soit considéré comme contribuant à l’épanouissement, les facteurs extérieurs jouent un grand rôle : une personne pourra ainsi avoir fait son coming out auprès d’un entourage restreint avec lequel elle se sent en confiance, mais pas au travail, par exemple, si elle estime que c’est trop risqué. La décision de faire son coming out ou non 7LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE appartient donc entièrement à la personne, et ce choix doit être respecté en toutes circonstances. Pour les personnes qui ont fait le choix d’assumer publiquement et pleinement leur orientation sexuelle et/ou leur identité de genre, le coming out est un processus continu et perpétuel au cours de la vie, au gré des rencontres de nouvelles personnes et des inclusions dans de nouveaux groupes de personnes. Outing À la différence de la démarche volontaire qu’est le coming out, l’« outing » consiste à divulguer des éléments de la vie privée d’une personne (dont son homosexualité, sa bisexualité ou sa transidentité) sans son consentement explicite. Il s’agit alors d’une atteinte à la vie privée pouvant avoir des conséquences désastreuses pour la personne qui se retrouve exposée et fragilisée. Homophobie Terme coupole désignant une attitude négative pouvant mener au rejet et à la discrimination envers les personnes gays (gayphobie), lesbiennes (lesbophobie), bisexuelles (biphobie), ou à l’égard de toute autre personne, quelle que soit son orientation sexuelle, dont le comportement ou l’apparence déroge aux stéréotypes de « la masculinité » ou de « la féminité », préétablis dans un contexte social donné. L’homophobie peut se manifester sous forme de violences verbales (insultes, propos discriminants, remarques dévalorisantes ou culpabilisantes…), violences physiques (agressions, viols, harcèlement sexuel ou meurtres…), des violences sociales (exclusion, rumeurs, jugements…) ou par un comportement discriminatoire ou intolérant (discrimination à l’embauche, au logement, ou encore à l’accès aux soins médicaux). Transphobie La transphobie est une attitude négative pouvant mener au rejet et à la discrimination à l’égard d’une personne qui exprime une identité de genre ou manifeste une expression de genre différente du genre qui lui a été assigné à la naissance. Tout comme l’homophobie, la transphobie peut se manifester sous forme de violences verbales (insultes, propos discriminants, remarques dévalorisantes 8 ou culpabilisantes…), violences physiques (agressions, viols, harcèlement sexuel ou meurtres…), des violences sociales (exclusion, rumeurs, jugements…) ou par un comportement discriminatoire ou intolérant (discrimination à l’embauche, au logement, ou encore à l’accès aux soins médicaux). Interphobie Par analogie avec l’homophobie et la transphobie, l’interphobie est une attitude négative pouvant mener au rejet et à la discrimination à l’égard d’une personne intersexe. * 10 INTRODUCTION Malgré des avancées sur le plan législatif, l’homophobie, la transphobie et l’interphobie sont des fléaux qui continuent de marquer notre société. Elles englobent toutes les attitudes négatives pouvant mener au rejet et à la discrimination, directe et indirecte, envers les personnes LGBTI+, ou à l’égard de toute personne dont l’apparence ou le comportement ne se conformerait pas aux stéréotypes de la masculinité ou de la féminité. Comme beaucoup de formes d’intolérance, l’homophobie, la transphobie et l’interphobie se nourrissent de l’ignorance et des préjugés. Ceux-ci alimentent la méfiance et conduisent à la mise à l’écart des personnes LGBTI+. La discrimination qui en résulte peut prendre des formes détournées: les blagues, les rumeurs, les rires en coin et les commentaires ironiques sont autant de signes du mépris qu’on témoigne envers ceux et celles qui sont « différent.e.s ». Ce sont ces mêmes faits banalisés qui peuvent mener à la violence : aux insultes, aux agressions verbales et physiques, ayant déjà conduit au meurtre, en Belgique comme ailleurs! Les personnes gays, lesbiennes, bisexuelles et trans* forment une minorité invisible dans la société, sans signe distinctif. Iels appartiennent à tous les groupes d’âge, à toutes les communautés ethniques et autochtones et à toutes les classes sociales. Si certaines personnes se sentent capables de se révéler dans notre société qui, d’apparence, manifeste de plus en plus d’ouverture, beaucoup n’osent pas le faire, notamment par autocensure, par peur du licenciement ou de se confronter à des discriminations, des persécutions trop fortes de la part de collègues… Une atmosphère d’accueil, d’acceptation et d’inclusion, particulièrement dans nos milieux de travail, favoriserait le bien-être de toutes ces personnes, au même titre que pour l’ensemble des travailleurs et travailleuses de notre pays, indépendamment de leur orientation sexuelle, identité ou expression de genre. 11LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Aujourd’hui encore, certaines personnes sont écartées de certains emplois et ce dès l’embauche, mais subissent aussi des conditions de travail plus difficiles que d’autres, se voient refuser une promotion ou l’accès à une formation, sont licenciées de manière abusive. Ce n’est ni à cause d’un problème de qualification, ni en raison d’un manque de compétences, ces individus sont purement et simplement victimes de discriminations. Il est évident que la lutte contre l’homophobie, l’interphobie et la transphobie doit être une préoccupation syndicale au même titre que le combat en faveur du bien-être au travail et contre toutes les autres formes d’exclusion et de discrimination. C’est pour toutes ces raisons que la Cellule Lutte Contre les Discriminations (CLCD) a choisi depuis quelques années d’en faire un axe prioritaire de sensibilisation. En 2006 déjà, la FGTB Liège Huy Waremme et les asbl Promotion et Culture et LaLucarne.org avaient lancé une vaste campagne de sensibilisation contre l’homophobie à l’aide de brochures et d’une exposition. En 2016, La FGTB wallonne, le CEPAG, la CLCD et LaLucarne.org ont actualisé la brochure de sensibilisation de cette campagne, ainsi qu’en 2018 la nouvelle mouture de l’exposition. Parmi les diverses initiatives menées en ce sens, un groupe de travail a été mis sur pied en octobre 2017. Composé de délégué.e.s et de militant.e.s, ce groupe de travail se réunit régulièrement en vue de lutter concrètement contre l’homophobie et la transphobie dans les entreprises. Si les participant.e.s sensibilisent et agissent déjà au sein de leur entreprise, iels souhaitent aujourd’hui aller plus loin dans leur action en développant une véritable campagne afin de toucher un plus grand nombre de travailleurs et travailleuses, mais aussi d’employeurs.euses. Cette brochure est l’outil central de la campagne, elle vous permettra de mieux comprendre sous quelles formes peuvent se manifester les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre, mais surtout elle vous indiquera comment agir! 12 Elle sera accompagnée d’affiches et de flyers. N’hésitez pas à les placarder et à les diffuser un maximum. Le combat pour l’inclusion et l’égalité est l’affaire de toutes et tous! Bonne lecture ! * 13LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE 1 L’HOMOSEXUALITÉ ET LA TRANSIDENTITÉ DANS L’HISTOIRE Une question de perception… L’homosexualité fait partie de l’histoire de l’humanité. À certaines époques, aimer une personne du même sexe était considéré comme inconcevable et à d’autres, il s’agissait d’un mode de vie tout à fait normal. Durant l’Antiquité, les relations entre hommes sont encouragées dans de nombreuses cités. En Grèce, les adolescents sont initiés à la vie sociale et politique, mais aussi sexuelle, par des hommes. L’objectif n’est pas forcément l’amour mais l’éducation, qui ne peut être prise en charge par les femmes, considérées comme inférieures. À Rome, la virilité fait l’objet d’un culte et l’homosexualité est largement répandue entre hommes libres et esclaves ou affranchis. Cependant, ceci est à nuancer car il s’agissait davantage d’un rapport de domination que d’affect. Que ce soit dans une relation hétéro ou homosexuelle, un Romain devait toujours être dominant et actif, avec une condamnation des « passifs » allant, dans certains cas jusqu’à la perte de certains droits civiques1 . L’arrivée du Christianisme et la montée de l’absolutisme (dans lequel la monarchie a un pouvoir absolu) au xiiie siècle donnent lieu à une condamnation très forte de l’homosexualité, considérée comme un « péché contre nature », avec, pour sanctions: la castration, la lapidation, le bûcher, la peine capitale et d’autres ignominies. À travers la redécouverte des chefs-d’œuvre de l’Antiquité, la Renaissance glorifie la beauté du corps masculin à travers les arts. Ceci étant, les persécutions contre les homosexuels s’intensifient, conduisant à une explosion des condamnations par rapport au Moyen-Âge. Au siècle des Lumières, l’homosexualité commence à faire l’objet de débats et non 1| Borillo D., L’homophobie, Que sais-je ?, 2002. Également à ce sujet, le livre de oert H. Allen, The Classical Origins of Modern Homophobia, décrit l’évolution de l’homophobie dans l’Antiquité. 14 plus d’une condamnation pure et ferme, tandis que la Révolution française permet la décriminalisation des actes sexuels entre personnes du même sexe. Si les personnes homosexuelles ont connu des périodes de relative tolérance, le xxe siècle s’est aussi illustré par des persécutions massives à leur égard (internement dans les camps de concentration nazis, port des « triangles roses » et purges homosexuelles staliniennes). Sur près de la moitié de la planète, les comportements des LGBTI+ sont criminalisés et ils sont même passibles de la peine de mort dans une dizaine d’États. Ainsi, l’orientation sexuelle est encore aujourd’hui un motif d’emprisonnement sommaire, de torture et de meurtre. Pourtant, la pénalisation d’un comportement homosexuel entre adultes consentants constitue une violation du droit à la vie privée et du droit à la non-discrimination, qui sont l’un et l’autre protégés en vertu du droit international. Ceci place les États en infraction quant à l’obligation de protéger les droits fondamentaux de tous les individus, indépendamment de leur orientation sexuelle, de leur sexe et de leur identité de genre. Nous le voyons donc, c’est surtout la perception sociale de l’homosexualité – et des critères de masculinité et de féminité — qui a beaucoup varié au cours de l’histoire, entraînant parfois avec elle des changements législatifs concrets. Qui fait évoluer la législation… Plusieurs dates marquent ainsi en Belgique l’avancée de la lutte en matière d’égalité des droits pour les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, trans* et intersexes (LGBTI+) : t 1972 : Dépénalisation de l’homosexualité ; t 1998 : Loi sur la cohabitation légale (première reconnaissance légale des couples de même sexe) ; t 2003 : Loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe ; t 2005 : La Belgique est le 1er pays à proclamer officiellement le 17 mai Journée nationale de Lutte contre l’Homophobie ; t 2006 : Loi permettant l’adoption par les couples de même sexe ; 15LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE t 2007 : Concernant les transidentités: une première loi permet aux personnes transgenres de changer leur mention de genre (erronément encore appelé « changement de sexe » à l’époque) sur la carte d’identité. Les conditions en sont cependant extrêmement strictes et en désaccord avec plusieurs droits humains: attestation psychiatrique, suivi hormonal, stérilité ou stérilisation. t 20172 : la loi de 2007 est adaptée, cette fois-ci elle se base sur l’autodétermination des personnes transgenres, qui peuvent alors changer leur « enregistrement de sexe » (M ou F sur la carte d’identité) à la suite de deux déclarations sur l’honneur: il n’y a plus de psychiatrisation, médicalisation ni de stérilisation nécessaire. Le changement de prénom est également possible à la suite d’une déclaration à la commune de domiciliation. Cependant ces lois continuent à psychiatriser les mineur.e.s. Par ailleurs, le Parlement européen a émis un communiqué concernant la résolution du 4 février 2014 contre l’homophobie et les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’identité de genre. À l’égard des personnes transgenres, il est fait mention de ceci : « Selon les députés, les États membres devraient ‘instaurer des procédures de reconnaissance juridique du genre ou réviser celles déjà en place, en vue de respecter pleinement le droit des personnes transgenres à la dignité et à l’intégrité physique’ ». À Malte, la loi adoptée le mercredi 1er avril 2015 (tant par la majorité que par l’opposition catholique) est un exemple dans la lutte contre l’homophobie et la transphobie. Le Gender Identity, Gender Expression and Sex Characteristics Act (GIGESC), vise à protéger les droits des personnes trans*, intersexes […], en particulier le droit à l’autodétermination de son identité : « Toute personne citoyenne de Malte a droit à la reconnaissance de son identité de genre ; le développement libre de sa personne selon son identité de genre ; être traitée en accord avec son identité de genre et, en particulier, être identifiée de cette façon dans les documents établissant son identité ; et l’intégrité corporelle et l’autonomie physique ». 2| Voir: igvm-iefh.belgium.be/fr/activites/transgenre/legislation 16 Enfin, dernièrement, la Cour de Justice de l’Union européenne, dans son communiqué de presse n° 48/20, du 23 avril 20203 , affirmait : « Des déclarations homophobes constituent une discrimination en matière d’emploi et de travail lorsqu’elles sont prononcées par une personne qui a ou peut être perçue comme ayant une influence déterminante sur la politique de recrutement d’un employeur. Dans un tel cas, le droit national peut prévoir qu’une association a le droit d’agir en justice pour obtenir réparation des dommages, même si aucune personne lésée n’est identifiable. » Espérons que cela puisse faire jurisprudence devant nos tribunaux! 2 LES RACINES DE LA DISCRIMINATION Stéréotypes et préjugés Les stéréotypes et les préjugés sont souvent à l’origine des discriminations. Stéréotype : généralisation simplifiée appliquée à un groupe entier de personnes, sans tenir compte des différences individuelles. Les stéréotypes sont des images figées, de l’ordre des croyances et des simplifications de la réalité. Ils visent souvent à justifier la conduite d’un groupe vis-à-vis d’un autre groupe. Certains stéréotypes peuvent paraître positifs au premier abord. Par exemple, on dit que les Québécois sont chaleureux. Cela revient à généraliser de façon abusive, car tous ne le sont pas. Voici d’autres exemples de stéréotypes: t les personnes vivant dans certains quartiers sont dangereuses; t les patrons sont tyranniques; t les personnes pauvres sont fainéantes. 3| Arrêt dans l’affaire C-507/18 : NH/Associazione Avvocatura per i diritti LGBTI – Rete Lenford 17LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Préjugés : Le verbe « préjuger » signifie juger avant. C’est porter un jugement de valeur. Avoir des préjugés, c’est formuler un jugement inconsidéré et définitif sur une personne ou un groupe de personnes sans les connaître suffisamment. Le préjugé est une idée préconçue sur une personne ou un groupe de personnes. Un préjugé se fonde toujours sur un stéréotype. Parce que les préjugés nous sont inculqués par notre environnement social, s’en défaire demande une prise de conscience, un travail sur soi. 3 L’HOMOSEXUALITÉ ET LES TRANSIDENTITÉS POUR LES NUL.LE.S L’homosexualité est un choix. FAUX Être homo ou hétéro, c’est comme être droitier ou gaucher. Toutefois, les pressions sociales peuvent influencer le vécu des gays et des lesbiennes ou, parfois, les forcer à cacher leur orientation sexuelle. Malgré de nombreuses tentatives, aucune recherche scientifique n’a été concluante ou est restée inattaquable sur l’éventuelle présence d’un gène ou d’un trouble hormonal, ni établir de raisons psychiatriques, psychologiques ou sociologiques responsables de l’homosexualité. Il est facile d’identifier les personnes gays et les lesbiennes d’un simple coup d’œil. FAUX Être homosexuel.le ne signifie pas « efféminé » ou « garçon manqué ». Une minorité de personnes homosexuelles ont toutefois fait le choix d’adopter des codes d’apparences spécifiques et des signes distinctifs pour montrer une appartenance à une communauté. Ce sont eux et elles que les médias, à l’affût d’images « sensationnelles », mettent en avant. Mais adopter une attitude ou un look particulier n’est pas l’apanage des personnes LGBTI+: la communauté hip-hop, les fans de manga, les gothiques, les syndicalistes, les supporters de foot… ont également des codes spécifiques. 18 Les gays et les lesbiennes occupent des emplois précis sur le marché du travail. FAUX Au-delà du cliché dépassé du coiffeur, du danseur, du fleuriste, gays ou de la gardienne de prison lesbienne, les personnes homosexuelles travaillent dans tous les secteurs. Comme les personnes hétéros, iels font un choix de carrière en fonction de leur parcours, de leurs aptitudes ou de leurs passions, même si certains secteurs professionnels sont plus tolérants et accueillants que d’autres. La transidentité est une maladie mentale. FAUX La construction binaire du genre (femme/homme) est une invention sociomédicale qui crée l’illusion que le genre ne peut prendre que deux formes différentes. De par le monde, malheureusement, toute différence détectée au regard de la norme est a priori considérée comme une pathologie, à soigner. Les personnes transgenres ont même longtemps été affublées d’un diagnostic de maladie mentale dénommée « trouble de l’identité de genre »! Or, les transidentités ont été retirées des maladies mentales par l’OMS, en 2019. Aussi, aucune personne ne devient transgenre ! Les êtres humains qui sont transidentitaires naissent avec cette particularité et devront faire avec cette différence parfois difficile à assumer. Les personnes transgenres sont plus discriminées à l’embauche. VRAI Il ressort d’une étude internationale4 que les chiffres du chômage parmi les personnes transgenres sont beaucoup plus élevés par rapport à la population en général, que les comportements vexatoires dus à l’expression du genre sont très fréquents et que des conflits surviennent souvent lorsque les autres travailleur.euse.s doivent partager des toilettes ou des vestiaires avec une personne transgenre. Les comportements vexatoires éventuels ou la discrimination ressentie peuvent avoir un impact à vie sur la confiance en soi de la personne concernée et sur sa participation au marché du travail. 4| Les personnes transgenres ont beaucoup de difficultés à trouver du travail en Belgique. Dans le cadre de la plus grande étude jamais réalisée en Europe auprès de personnes transgenres issues des 28 États membres, pas moins de 53 % de tou.te.s les répondant.e.s belges ont indiqué se sentir discriminé.e.s dans leur recherche d’emploi. La moyenne européenne s’élève à 37 %, et la Belgique semble être le plus mauvais élève de la classe. (Being Trans in the EU – Comparative analysis of the EU LGBT+ survey data, FRA, 2014). 19LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE 4 IDENTIFIER LES DISCRIMINATIONS EN GÉNÉRAL ET SUR LA QUESTION DES PERSONNES LGBTI+ EN PARTICULIER Discriminations La législation anti-discrimination recense 5 types de comportements potentiellement discriminatoires.5 La discrimination directe t Exemple 1 Une personne est licenciée après que son/sa supérieur.e hiérarchique a appris qu’elle est homo/bisexuelle ou après que celle-ci a fait son coming out. t Exemple 2 Une personne trans* est renvoyée parce que l’employeur.euse a remarqué sa transition ou après son coming out. Le 1er exemple de licenciement constitue une discrimination « directe ». Aux yeux de la loi, les personnes homo/bisexuelles sont traitées « moins favorablement » que les personnes hétérosexuelles. Il y a discrimination sur base de l’orientation sexuelle. 5| Nous abordons ici 4 d’entre eux, le cinquième – le refus d’aménagements raisonnables – ne concernant que les discriminations fondées sur le handicap, ce qui ne constitue pas l’objet de cette brochure-ci. Vous pouvez par contre vous référer à d’autres brochures éditées par la CLCD pour en savoir plus à ce sujet (Voir sur le site du CEPAG). 20 Le 2e exemple de licenciement constitue une discrimination « directe » également. Du point de vue de la législation, les personnes trans* sont traitées « moins favorablement » que les personnes cisgenres. Il y a discrimination, dans ce cas, sur base de l’identité de genre. La discrimination indirecte t Exemple 1 Après négociation d’un cahier de revendications avec la délégation, une entreprise accorde à ses travailleur.euse.s une assurance groupe. Un.e travailleur.euse vivant en couple avec une personne de même genre reçoit les documents administratifs relatifs au second pilier de pension et assurance vie. Iel est dans l’impossibilité de les compléter car le document est rédigé uniquement pour les couples hétérosexuels (époux/épouse). t Exemple 2 Un homme trans* n’ayant pas effectué d’opération génitale (qui a donc un utérus) et ayant fait le changement sur sa carte d’identité ne bénéficie plus de suivis/remboursements gynécologiques (Non-pris en compte des besoins médicaux spécifiques). Dans le 1er exemple, une personne ne peut pas accéder à l’assurance du fait de son orientation sexuelle (qui est bien un critère protégé), qui n’a pas été prévue dans les documents à remplir; et dans le 2e cas, une personne ne peut pas accéder au même remboursement qu’une autre dans la même situation de soin de santé qu’elle, sur base de leur simple différence d’identité de genre. Ces deux discriminations sont donc clairement basées sur des critères protégés par la loi, mais de façon indirecte. La mesure se fonde sur un critère apparemment «neutre» qui n’est, à première vue, pas discriminant, mais à y regarder de plus près, un groupe de personnes est désavantagé du fait de son appartenance à un critère protégé. Dans l’exemple 1, tou.te.s les travailleur.euse.s homo/bi-sexuel.le.s vivant en couple avec une personne de même sexe n’ont pas la possibilité de compléter ce type de document et donc de pouvoir bénéficier de cet avantage octroyé aux couples hétérosexuels. 21LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Dans ce cas, une petite modification, en indiquant « conjoint 1/conjoint 2 », ou « partenaire » sur ce document pourrait éviter la discrimination indirecte. Dans l’exemple 2, il y a visiblement un écart entre les formalités administratives que doivent accomplir les personnes qui changent de marqueur de genre sur la carte d’identité et la lecture binaire du numéro de registre national, notamment par les services de soins et les mutualités, qui fait que le remboursement de soins médicaux genrés (portant sur les organes génitaux) n’est pas prévu pour les personnes transgenres (ex: une femme transgenre, même si elle recourt à une vaginoplastie, aura toujours des soins à apporter à sa prostate ; ces soins ne seront a priori pas remboursés avec un numéro de registre national genré « F »). Dans ce cas, plusieurs options pourraient être envisagées: que l’enregistrement de sexe ne soit plus mentionné sur les documents d’identité ; que l’accès à certains soins ou remboursements de mutuelle comme la gynécologie ou l’urologie ne soient pas systématiquement liées à l’enregistrement du genre indiqué sur la carte d’identité, mais soient directement liées à l’organe concerné par le soin. L’injonction de discriminer t Exemple Une entreprise ordonne à une agence d’intérim6 de ne pas retenir les candidat.e.s « excentriques ». Tout comportement consistant à enjoindre quiconque de pratiquer une discrimination est aussi interdit. L’entreprise « cliente » pourrait donc être poursuivie sur base de l’interdiction de l’injonction de discriminer, tout comme l’agence qui exécute ses directives discriminatoires. Dans ce cas-ci, potentiellement des personnes homo/bisexuelles et/ou trans* pourraient être écartées de l’emploi. 6| Le même type d’exigence pourrait être formulé par des client.e.s d’une société de Titres-Services. 22 Le harcèlement discriminatoire t Exemple 1 Sur le lieu de travail, une personne transgenre en transition ou après avoir fait son coming out est sujette à des moqueries à répétition. t Exemple 2 Dans une entreprise, une personne homosexuelle victime d’outing7 ou après avoir fait son coming out fait l’objet de blagues de mauvais goût à répétition. Certain.e.s travailleur.euse.s et supérieur.e.s direct.e.s ont pratiqué à l’égard de ce travailleur ou cette travailleuse du harcèlement discriminatoire en raison de son « identité de genre » dans l’exemple 1 et en raison de son « orientation sexuelle » dans l’exemple 2. Dans le domaine du travail, le harcèlement, bien que discriminatoire, n’est pas maintenu dans la législation anti-discrimination mais est traité comme tout autre cas de harcèlement moral, sexuel ou de violence au travail par la législation sur le bien-être au travail (loi relative au bien-être des travailleur.euse.s du 4 août 1996) qui traite notamment des risques psychosociaux au travail. L’employeur.euse est tenu.e de mettre en place toutes les mesures de prévention afin d’éviter les situations qui pourraient représenter un danger pour les travailleur.euse.s. Iel doit réaliser l’analyse des risques avec l’aide des travailleur.euse.s et en est responsable. Iel doit aussi prendre des mesures correctrices pour supprimer les situations qui ne sont pas soutenables pour les travailleur.euse.s. 7| À la différence de la démarche volontaire qu’est le coming out, l’« outing » consiste à divulguer des éléments de la vie privée d’une personne (dont son homosexualité, sa bisexualité ou sa transidentité) sans son consentement explicite. Il s’agit alors d’une atteinte à la vie privée pouvant avoir des conséquences désastreuses pour la personne qui se retrouve exposée et fragilisée. 23LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Focus sur la discrimination directe : à quelles conditions une différence de traitement est considérée comme une discrimination directe ? Repartons des deux exemples de départ, pour rappel : t Exemple 1 Une personne est licenciée après que son/sa supérieur.e hiérarchique ait appris qu’elle est homo/bisexuelle ou après qu’elle ait fait son coming out. t Exemple 2 Une personne est licenciée après que son/sa supérieur.e hiérarchique ait appris qu’elle est une personne transgenre, du fait de son changement physique lors de sa transition ou après qu’elle ait fait son coming out. Ces 2 exemples font-ils référence à des actes discriminatoires ? Au sens de la loi, 3 conditions doivent être réunies: Une personne est traitée (directement ou indirectement) de manière moins favorable qu’une autre personne dans une situation comparable. Dans notre exemple 1, les personnes homosexuelles et bisexuelles sont défavorisées par rapport aux autres travailleur.euse.s hétérosexuel.le.s: elles sont licenciées sans raison valable, sans aucun lien avec une faute qui aurait été commise par rapport au travail et qui pourrait justifier de manière objective et raisonnable le licenciement. De manière analogue, dans l’exemple 2, les personnes trans* sont défavorisées par rapport aux autres travailleur.euse.s cisgenres. 24 La différence de traitement est basée sur un ou plusieurs critère(s) défini(s) par la loi genre et par la loi générale anti-discrimination de 20078 . Critères reconnus pour qu’une discrimination existe aux yeux des deux lois précitées: s le sexe. Sont assimilés au sexe depuis la loi de 2007 : la grossesse, l’accouchement, la maternité et le changement de sexe. Depuis la loi du 22 mai 2014, y sont également assimilées l’identité de genre et l’expression de genre. Enfin, la loi du 4 février 2020 a ajouté la paternité, l’adoption, l’allaitement, la procréation médicalement assistée (PMA) et les caractéristiques sexuelles; s l’orientation sexuelle ; s l’âge ; s l’état civil ; s la naissance ; s la fortune ; s la conviction religieuse ou philosophique ; s la conviction politique ; s la conviction syndicale (englobe l’appartenance et l’affiliation à une organisation syndicale ainsi que l’activité syndicale) ; s la langue ; s l’état de santé actuel ou futur; s le handicap ; s la caractéristique physique ou génétique ; s l’origine sociale. 8| Il existe une 3e loi de 2007 (loi racisme), pour les critères dit « raciaux », qui ne sera pas abordée dans cette brochure afin de ne pas l’alourdir ou la complexifier inutilement (cf. brochure CLCD « Embauche, Stop aux Discriminations »). 25LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Dans notre 1er exemple, lié au cas des personnes homo/bisexuelles, il y a présomption de discrimination par rapport au critère « orientation sexuelle », qui est protégé par la loi. Dans notre 2e exemple, lié au cas des personnes trans*, il y a présomption de discrimination par rapport au critère « sexe/identité de genre », qui est protégé par la loi. Il n’est pas possible d’apporter une justification légalement acceptable à cette différence de traitement. Dans certains cas, une justification peut être apportée. t En cas de distinction directe fondée sur l’orientation sexuelle ou le sexe, la seule justification valable au regard de la loi est l’existence de ce qu’on appelle une exigence professionnelle essentielle et déterminante. t En cas de distinction indirecte fondée sur ces critères, on ne parlera pas de discrimination à condition que la différence de traitement soit justifiée par un objectif légitime et que les moyens pour atteindre cet objectif soient reconnus comme appropriés et nécessaires. Les deux exemples font référence à des distinctions directes, l’une fondée sur l’orientation sexuelle, la seconde sur le sexe. Dans l’exemple 1, le fait d’invoquer que « l’entreprise doit se séparer de cette personne parce qu’elle est homo/bisexuelle ou parce que cette personne étant homo/bisexuelle, elle ne pourrait effectuer correctement son travail » n’est pas acceptable juridiquement (le fait d’être hétérosexuel. le n’est pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour une fonction). On est donc clairement face à une discrimination envers les personnes homo/bisexuelles. Dans l’exemple 2, le fait d’invoquer que « l’entreprise doit se séparer de cette personne parce qu’elle est trans* ou parce que cette personne étant trans*, elle ne pourrait effectuer correctement son travail » n’est pas acceptable juridiquement (le fait d’être cisgenre n’est pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante pour une fonction). On est donc clairement face à une discrimination envers les personnes trans*. 26 Il existe différentes « justificationslégalement acceptables », or, il est nécessaire dans chaque cas, de vérifier si la justification invoquée par la personne soupçonnée de discriminer est juridiquement acceptable. En cas de doute, n’hésite pas à nous contacter. En résumé, discrimination ou pas ? t Offre d’emploi qui exclut d’office certain.e.s candidat.e.s ou t Candidat.e, avec les mêmes compétences et aptitudes que d’autres, évincé.e d’office, refus de promotion, de formation… et ce, sur base d’un des critères protégés par la législation anti-discrimination = discrimination, a priori ! SAUF si l’employeur.euse apporte une justification acceptée par la loi. Le non-respect de la vie privée : l’« outing » À la différence de la démarche volontaire qu’est le coming out, l’« outing » consiste à divulguer des éléments de la vie privée d’une personne (dont son homosexualité, sa bisexualité ou sa transidentité) sans son consentement explicite. Il s’agit alors d’une atteinte à la vie privée pouvant avoir des conséquences désastreuses pour la personne qui se retrouve exposée et fragilisée. L’outing n’est pas seulement un phénomène médiatique affectant des personnalités du spectacle ou de la politique. Les difficultés liées à la reconnaissance légale du genre et à la modification des documents d’identité exposent en effet au quotidien les personnes trans* à une situation d’outing permanent, qu’on peut ici qualifier d’institutionnalisé.9 9| Définition de Genres Pluriels (pour plus d’infos sur cette assocation, voir page 53). 27LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Le non-respect de la vie privée, s’il est illégal et peut conduire à des poursuites judiciaires, ne constitue pas en soi une discrimination. Toutefois, il pourrait être utilisé pour défavoriser des candidat.e.s à l’embauche ou dans l’emploi et dès lors conduire à des décisions et à des comportements discriminatoires. Les questions sur la vie privée ne se justifient que si elles sont pertinentes en raison de la nature et des conditions d’exercice de la fonction. Par ailleurs, si certaines données personnelles sont recueillies, elles doivent être traitées de manière confidentielle. Durant toute la relation de travail, personne ne peut être forcé à faire part de son orientation sexuelle ou de sa transidentité. Chacun.e est libre d’aborder ces questions, s’iel le désire. Attention ! Chacun.e peut avoir envie de dévoiler certains aspects de sa vie privée sur des réseaux sociaux, comme « Facebook »… mais, ces informations sont alors rendues « publiques » en toute légalité (pour autant que les conditions de diffusion soient respectées en accord avec la personne concernée). 29LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE 5 L’HOMOPHOBIE ET LA TRANSPHOBIE AU TRAVAIL La discrimination sur base de l’orientation sexuelle, de l’identité de genre ou de l’expression de genre reste encore un sujet tabou et très peu pris en compte dans le milieu du travail. Cela peut se traduire de plusieurs manières. Au moment du recrutement Tu es jugé.e sur ton apparence physique, ton attitude pas assez ou trop masculine ou féminine pour la fonction, le/la recruteur.euse appréhende une réaction négative des collègues, iel redoute des tensions ou des difficultés qu’iel devra gérer à l’avenir… Dans le déroulement de la carrière Tu es évincé.e d’une promotion, tu reçois une évaluation négative, tu n’as pas droit à la formation, on te refuse des droits et avantages extralégaux octroyés aux couples hétérosexuels, tu es harcelé.e, licencié.e en raison de ton orientation sexuelle ou de ton identité ou expression de genre. Au quotidien dans l’entreprise ou l’administration Tu subis des remarques, des insultes, des rires, des plaisanteries douteuses qui créent et font perdurer un climat homophobe ou transphobe. Tu es exclu.e des cercles de sociabilité en raison de ton orientation sexuelle, de ton identité de genre ou de ton expression de genre. 30 Les situations de discrimination méritent toujours d’être dénoncées et combattues. Toutefois, il faut un courage certain et beaucoup de force psychique pour le faire. De nombreuses circonstances peuvent justifier qu’une personne préfère rester silencieuse, notamment la crainte de représailles, une certaine fragilité psychique ou émotionnelle, des difficultés personnelles ou professionnelles, etc. Comment se protéger contre les représailles ? Moyennant le respect de certaines formalités, l’employeur.euse ne peut pas licencier ou modifier unilatéralement les conditions de travail du travailleur ou la travailleuse parce qu’iel a introduit une plainte pour discrimination ou une demande d’intervention formelle pour violence ou harcèlement. Pour en savoir plus, rends-toi page 35 : « Protection contre le licenciement » 6 EN TANT QUE DÉLÉGUÉ.E COMMENT PEUXTU AIDER UN.E AFFILIÉ.E VICTIME DE DISCRIMINATION? Le signaler La FGTB wallonne a créé, en septembre 2008, la Cellule Lutte Contre les Discriminations (CLCD) pour lutter contre toute forme de discrimination au travail, dont l’homophobie et la transphobie. Nous travaillons en étroite collaboration avec les Secrétaires permanent.e.s des différentes Centrales professionnelles. 31LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Si tu es témoin ou victime d’homophobie ou de transphobie au travail, nous pouvons t’aider, n’hésite pas à compléter le formulaire « Point de contact discriminations » sur le site de la FGTB (coordonnées page 52). Par ton témoignage, tu peux contribuer à améliorer notre expertise et mettre en lumière des situations discriminantes vécues. Les personnes victimes de discrimination peuvent aussi : t Concernant « l’orientation sexuelle », déposer un signalement auprès d’UNIA (compétent notamment pour traiter des situations de discrimination envers les personnes lesbiennes, gays et bisexuelles) ou t Concernant le « sexe », « l’identité de genre », « l’expression de genre » ou les « caractéristiques sexuelles », déposer un signalement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes (IEFH) (compétent notamment pour traiter des situations de discrimination envers les personnes transgenres, intersexes, et/ou ayant une expression de genre non-normée). Constituer un dossier Concrètement, doit-on prouver la discrimination ? La loi de 2007 prévoit un partage de la charge de la preuve. C’est-à-dire que la personne qui se dit victime de discrimination doit avancer un début de preuve, quelques éléments de fait qui permettent de soupçonner de manière plausible qu’une discrimination a pu avoir lieu ; sur cette base, il appartient ensuite à l’employeur.euse de fournir des éléments concrets et objectifs permettant de prouver qu’iel n’a pas discriminé. 32 Le dossier comporte-t-il suffisamment d’éléments qui laissent présumer une discrimination ? Les éléments de preuves peuvent être un mail, une lettre, un SMS, un message vocal, un enregistrement, un témoin… Il est indispensable de recueillir tous les éléments à disposition : t les éventuelles évaluations positives écrites les plus récentes; t les témoignages, menaces ou intimidations écrites; t les questions ou discussions écrites au sujet du/de la travailleur.euse qui souligneraient un climat suspicieux de la part de l’employeur.euse ; t une chronologie des faits; t l’enregistrement d’une conversation (sans provocation) ; t etc. Si la discrimination est avérée, avec l’accord du/de la Permanent et le soutien du service juridique de la Centrale professionnelle, il faudra alors agir au sein de l’entreprise (cf. tableau résumé ci-dessous). La CLCD, avec l’accord du.de la travailleur.euse discriminé.e (respect vie privée et RGPD), peut travailler en coopération avec des organismes publics compétents et/ou associations afin d’avoir plus de poids face à l’employeur.euse. 33LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Action ponctuelle en cas de « discrimination flagrante » Face à une situation clairement discriminatoire : que faire et comment faire en tant que délégué.e ? Après t’être renseigné.e, il est indispensable de dénoncer la discrimination auprès de ton employeur.euse. t Si l’employeur.euse donne une justification juridiquement acceptable au regard des textes légaux, aucune action immédiate n’est possible ! Mais il faut rester vigilant.e pour l’avenir et travailler sur l’aspect préventif en soumettant des propositions alternatives pour éviter de futures discriminations ; t Si la justification donnée par l’employeur.euse n’est pas acceptable juridiquement, il faut le prévenir de sa contravention à la loi et lui demander de modifier sa pratique ! Deux cas de figure sont alors possibles: A. L’employeur.euse prend des mesures pour mettre fin à la discrimination : même si elles sont satisfaisantes, il faut rester vigilant.e pour l’avenir, travailler sur l’aspect préventif et proposer des alternatives non-discriminatoires. B. L’employeur.euse refuse toute discussion et ne modifie pas sa pratique discriminatoire : il faut alors lui rappeler les règles légales, mais aussi les sanctions, civiles ou pénales, qui pèsent sur lui/elle. Dès lors: t Si ce rappel ne change rien à la situation, il faut chercher une solution négociée. C’est souvent plus efficace qu’une démarche en justice qui risque d’être longue. t Si cette négociation n’aboutit pas et que ton dossier est solide, tu avertis l’employeur.euse de l’intention des représentant.e.s des travailleur.euse.s d’introduire une action en justice. Avec l’accord du/de la permanent.e de ta Centrale professionnelle, tu pourras être soutenu.e par l’Office de droit social (ODS) compétent. La CLCD pourra également venir en appui. 34 Recours et droits Action en justice À quoi peut prétendre une personne victime de discrimination ? Au civil (Tribunal du travail) ou au pénal Six mois de rémunération brute pour la personne discriminée, que ce soit à l’embauche (la rémunération à laquelle elle aurait pu prétendre si elle avait été engagée) ou dans l’emploi10. Au pénal (en correctionnelle) Au pénal, l’employeur.euse peut encourir une peine de prison et recevoir une amende en son nom propre et au nom de son entreprise. Attention, la personne qui se prétend victime, aidée par l’Auditorat du travail, doit prouver la discrimination ! Délai de recours Au civil, le.la travailleur.euse a 5 ans pour porter plainte pour une discrimination à l’embauche et 1 an pour un licenciement discriminatoire mais il est important de porter plainte au plus vite pour éviter de perdre des preuves, des témoins… Au pénal, le.la travailleur.euse a 5 ans pour porter plainte. 10| 3 mois si l’employeur.euse peut démontrer que la mesure mise en cause aurait été prise même en l’absence de la discrimination. Exemple : un.e vendeur.euse bisexuel.le en CDD ne voit pas son contrat renouvelé en raison de son orientation sexuelle mais l’employeur.euse parvient à démontrer que ce point de vente allait de toute façon fermer et que le licenciement allait intervenir quoi qu’il arrive. 35LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Protection contre le licenciement Principe Pour permettre aux travailleur.euse.s de dénoncer des faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel sans crainte de représailles, une protection spéciale contre le licenciement a été prévue. Cela signifie que l’employeur.euse ne peut pas licencier ces personnes ni prendre de mesure préjudiciable à leur égard après la cessation des relations de travail (refus de fournir des références à un.e employeur.euse potentiel.le, refus de reconduire un contrat à durée déterminée…), sauf pour des raisons totalement étrangères à la demande d’intervention psychosociale formelle. L’employeur.euse ne peut pas non plus prendre de mesure préjudiciable à l’égard de ces travailleur.euse.s pour des raisons liées à la demande d’intervention psychosociale formelle pendant la relation de travail. Pensons par exemple à la modification injustifiée des conditions de travail de ces travailleur.euses11. La charge de la preuve des motifs du licenciement et de la justification des conditions de travail modifiées incombe à l’employeur.euse pendant ces périodes: 12 mois après l’introduction d’une demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de violence ou de harcèlement/d’une plainte ; t 12 mois après le dépôt d’un témoignage ; t 3 mois après que le jugement soit passé en force de chose jugée, si le/la travailleur.euse a introduit une action en justice. La protection contre le licenciement a une durée indéterminée, mais la charge de la preuve est inversée au terme de ces périodes. 11| Dans un certain nombre de cas, l’employeur.euse n’aura d’autre choix que de prendre une mesure vis-à-vis du.de la travailleur.euse ayant introduit une demande d’intervention psychosociale formelle (par exemple, la modification de son horaire de travail). Si la personne concernée considère ces mesures comme injustes, l’employeur.euse devra démontrer qu’elles sont proportionnées et raisonnables. 36 En d’autres mots, lorsque le/la travailleur.euse est licencié.e pendant ces périodes, l’employeur doit pouvoir démontrer que le licenciement n’est pas lié à la demande d’intervention psychosociale ou le témoignage. En revanche, si le/la travailleur.euse est licencié.e après ces périodes, iel peut encore invoquer la protection contre le licenciement, mais iel doit alors elle/lui-même prouver que le licenciement est lié à la demande d’intervention ou au témoignage. Sanctions En cas de rupture ou de modification des conditions de travail liées à la demande d’intervention psychosociale formelle pour faits de violence ou de harcèlement, le/la travailleur.euse peut demander sa réintégration dans les conditions qui prévalaient avant la rupture ou la modification des conditions de travail. Dans deux cas, l’employeur.euse est redevable d’une indemnisation au/à la travailleur.euse : t lorsque l’employeur.euse refuse la demande de réintégration dans les conditions qui prévalaient avant la rupture ou la modification des conditions de travail et que le juge a estimé que le licenciement ou la mesure prise par l’employeur.euse était contraire à la protection contre le licenciement ; t lorsque le/la travailleur.euse n’a pas demandé sa réintégration et que le/la juge a estimé que le licenciement ou la modification unilatérale des conditions de travail était contraire à la protection contre le licenciement. L’indemnité est égale, au choix du/de la travailleur.euse : t soit à un montant forfaitaire correspondant à la rémunération brute de 6 mois, t soit au préjudice réellement subi par le/la travailleur.euse. Dans ce dernier cas, le/la travailleur.euse doit prouver l’étendue de ce préjudice. Cette indemnité n’est pas assujettie aux cotisations de sécurité sociale. 37LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE 7 COMMENT AGIR GLOBALEMENT DANS LES ENTREPRISES DU SECTEUR PRIVÉ EN TANT QUE DÉLÉGUÉ.E.S? Dans le cadre du Conseil d’entreprise (CE) ou à défaut, du CPPT12 La loi prévoit que le CE recueille des informations et émette des avis concernant l’embauche, la formation, la promotion des travailleur.euse.s. t L’embauche relève essentiellement de la compétence du Conseil d’Entreprise (CE). En tant que délégué.e, tu as donc ton mot à dire et tu peux suivre les différentes étapes de l’embauche afin de détecter les éventuelles discriminations qu’elles pourraient comporter: formulaire d’embauche demandant le nom du conjoint, comportement empreint de préjugés de la part du recruteur… Tu peux t’inspirer du Code de conduite pour le recrutement et la sélection joint à la CCT n° 38. Il est recommandé de l’adopter en entreprise par le biais du règlement de travail ou d’une CCT d’entreprise. t Les délégué.e.s en CE ont pour mission de contrôler l’accessibilité aux formations, les sommes allouées, ainsi que les plans de formation. Des informations peuvent être obtenues via le bilan social. t Tout le personnel doit être informé des promotions dans l’entreprise : liste des tâches de la fonction à pourvoir, diplômes et compétences nécessaires à la fonction… L’affichage doit être 12| Dans les entreprises sans CE, le CPPT exerce les compétences du CE relatives à la protection de la vie privée des travailleur.euse.s. De plus, lorsqu’il n’y a pas de délégation syndicale dans l’entreprise (et uniquement dans ce cas), les CPPT reçoivent plusieurs compétences « sociales ». Ils pourront alors exercer ces compétences qui sont normalement exercées par la délégation syndicale en l’absence de conseil d’entreprise. 38 visible et le délai raisonnable pour rentrer sa candidature. La procédure d’accès à la fonction doit être claire et transparente et connue de tous. Les informations économiques et financières délivrées en CE (arrêté royal du 27 novembre 1973 et loi du 23 avril 2008) permettent de prendre connaissance de l’organigramme de l’entreprise. Dans le cadre du Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT) Le CPPT est compétent pour gérer la charge psychosociale et veiller au bien-être de l’ensemble des travailleurs et travailleuses. Il a le devoir de protéger les travailleur.euse.s contre la violence et le harcèlement. Pour ce faire, il doit notamment identifier et prendre des mesures de prévention contre ces comportements. Le rôle des membres du CPPT consiste également à être à l’écoute des travailleur.euse.s. Les travailleurs et travailleuses ont la possibilité de s’adresser directement à l’employeur.euse, à un membre de la ligne hiérarchique ou à un membre du CPPT en vue d’obtenir une intervention de cette personne. Le CPPT donne son avis sur l’analyse générale des risques incluant les risques psychosociaux, sur les mesures qui en découlent et leur évaluation. Les délégué.e.s au CPPT sont en droit de demander comment l’employeur.euse a évalué les conséquences de l’organisation du travail (sur le long terme) sur la santé physique et mentale des travailleur.euse.s et sur le bon fonctionnement d’une équipe de travail. Il est ici question, par exemple, d’objectifs imposés, de pressions, de délais serrés, de situations de travail précaires ou encore d’un environnement de travail inadéquat. Une coordination avec les représentants au CE peut s’avérer utile. L’employeur.euse doit évaluer au moins une fois par an les mesures de prévention des risques psychosociaux. Le CPPT se positionne également sur l’aménagement des équipements sanitaires (vestiaires, douches, WC). 39LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Dans le cadre de la Délégation syndicale (DS) Sur base de la CCT n°5, la Délégation syndicale est compétente pour les relations de travail dans l’entreprise, ce qui inclut les conditions d’accès à l’emploi, la promotion, la formation… La DS contrôle le respect de la législation sociale et des CCT. Elle prend en charge et accompagne individuellement les travailleur.euse.s. Par son rôle-moteur dans les négociations avec l’employeur.euse et par ses responsabilités à l’égard des travailleur.euse.s, la DS a un rôle fondamental en matière de lutte contre les discriminations. Pour cela, il est aussi nécessaire que tous les travailleur.euse.s se sentent impliqué.e.s. Les informer sur les dangers des pratiques discriminatoires de l’entreprise est essentiel. En jouant collectif Le travail collectif des délégué.e.s des différents organes est indispensable. Il est important de vérifier et de recouper toutes les informations obtenues: entre délégué.e.s CE/CPPT/DS. La communication envers les travailleur.euse.s est aussi très importante. Les délégué.e.s ont droit à des valves syndicales pour communiquer les informations aux travailleur.euse.s (DS, CE, CPPT). Elles doivent être affichées sur des panneaux visibles et accessibles à tou.te.s. 40 8 COMMENT LES DÉLÉGUÉ.E.S PEUVENTIELS AGIR DANS LES SECTEURS PUBLICS? Tout d’abord, les législations à portée générale relatives à la protection des travailleurs.euses et au bien-être au travail s’appliquent également au secteur public. Une bonne connaissance de ces législations permet aux délégué.e.s d’être mieux armé.e.s afin d’appréhender ces questions; c’est la raison pour laquelle des formations sont proposées aux délégué.e.s. Dans les organes de concertation compétents13 Les délégué.e.s syndicaux.ales ont la possibilité d’interpeller directement un membre de la ligne hiérarchique. Iels donnent leur avis sur l’analyse générale des risques incluant les risques psychosociaux; les mesures mises en œuvre dans le cadre des plans d’action sont concertées et une information régulière du suivi de celles-ci doit être donnée. Ils concertent l’organisation du travail et de ce fait sont attentifs aux conditions de travail (locaux, règlement de travail, fixation du cadre du personnel…). Des enquêtes auprès du personnel sur le thème du bien-être au travail peuvent être organisées à l’initiative de l’organe de concertation ; on y établit la méthodologie. Les résultats sont ensuite analysés et les mesures à prendre sont concertées avec les représentants syndicaux. 13| CPPT, Comité de Concertation de Base, Comité Supérieur de Concertation… 41LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Dans les procédures de recrutement et de promotion Iels assistent en tant qu’observateur.trice syndical.e aux entretiens liés aux recrutements et promotions. Dans l’accompagnement des affilié.e.s Iels assistent les affilié.e.s dans le cadre de leur défense, soit en intervenant directement ou via leur permanent.e syndical.e auprès de l’autorité, soit en les accompagnant auprès d’une personne de confiance ou d’un.e conseiller.ère en prévention des risques psychosociaux. Dans les cas de discriminations pour lesquels aucune procédure de concertation n’est possible, le/ la délégué.e doit faire remonter ces cas vers le/la Permanent.e qui analysera les possibilités d’actions à entreprendre avec l’appui éventuel du service juridique. Les délégué.e.s informent les affilié.e.s sur les procédures mises en place en matière de lutte contre les discriminations. À cet effet, des valves syndicales sont à disposition des organisations syndicales afin de communiquer les informations aux membres du personnel. Dans le cadre de l’organisation syndicale En matière de formation intersectorielle des délégué.e.s, une attention particulière est accordée à la problématique des discriminations de tous types, y compris celles liées à l’orientation sexuelle. Ainsi, des modules spécifiques de formation sont dispensés en régionale à l’attention des délégué.e.s, notamment sur le thème « violence et harcèlement moral ou sexuel sur le lieu de travail » où le harcèlement en raison de l’orientation sexuelle est clairement évoqué. 42 9 POUR ALLER PLUS LOIN ET MODIFIER LES PRATIQUES GÉNÉRALES SUR LE LIEU DE TRAVAIL La CLCD a élaboré un outil pour détecter les discriminations présentes sur le lieu de travail. Sur base d’un questionnaire complété par la délégation, nous analysons les résultats et lui faisons ensuite un retour de nos conclusions. La CLCD et la délégation établissent alors ensemble un plan d’actions à mettre en place sur le terrain, avec l’appui du/de la Permanent.e syndical.e concerné.e. Les délégué.e.s peuvent faire intégrer au règlement de travail une clause de non-discrimination (par exemple, déclarer l’entreprise « entreprise contre l’homophobie et la transphobie »). Pour le privé uniquement, iels peuvent encore aller jusqu’à l’élaboration d’une CCT d’entreprise visant la lutte contre les discriminations, qui concrétiserait et développerait les dispositions des CCT n°38 et n°95. La CLCD peut se charger de former les délégations et le personnel, en collaboration avec des partenaires publics ou associatifs compétents. De manière générale encore, les délégations doivent agir promptement dans les cas de discriminations pour lesquels aucune conciliation ou autre procédure de concertation ne peut être mise en place. Il faut faire remonter ces cas, par l’intermédiaire des Permanent.e.s, aux services juridiques compétents ainsi qu’à la CLCD, en vue d’introduire éventuellement une action en justice. 43LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Exemples d’actions concrètes à mener sur le lieu de travail, de façon générale Être vigilant.e dès le recrutement La discrimination peut déjà avoir lieu lors de la rédaction de l’offre d’emploi et pendant la procédure de recrutement, dès lors, les délégué.e.s peuvent demander à observer ces différentes étapes du recrutement afin de veiller au respect de la loi de 2007 et la CCT 38 (entreprises du privé). Veiller à ce que l’employeur.euse respecte ses obligations L’employeur.euse est soumis.e à plusieurs obligations. Premièrement, l’employeur.euse a l’obligation « de veiller à ce que le travail s’accomplisse dans des conditions convenables au point de vue de la sécurité et de la santé du/de la travailleur.euse ». Deuxièmement, l’employeur.euse est tenu.e de promouvoir le bien-être des travailleurs.euses sur le lieu de travail. Iel a le devoir de protéger les travailleur.euse.s contre la violence et le harcèlement. Pour ce faire, iel doit notamment identifier et prendre des mesures de prévention contre ces comportements. Iel incombe à l’employeur.euse de prévenir toute situation de violence ou de harcèlement moral ou sexuel portée à sa connaissance, et d’y réagir. Enfin, il est interdit pour l’employeur.euse de discriminer, de traiter de manière distincte une personne en raison de son identité de genre, de son expression de genre, de son orientation sexuelle ou de ses caractéristiques sexuelles, au cours de la relation de travail (par exemple en matière de rémunération, horaires de travail, etc.). « Toute personne a droit à un travail décent et productif, à des conditions de travail équitables et satisfaisantes […], sans discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. » Principes de Yogyakarta14 14| Les principes de Yogyakarta, 18 décembre 2008, établis par une commission internationale d’experts en droit humains, rassemblent une série de principes juridiques relatifs à la protection et l’application de la législation internationale des droits humains en matière d’orientation sexuelle et d’identité de genre. 44 La peur des réactions négatives est souvent un facteur déterminant pesant sur la décision de faire part de sa transidentité, de son homosexualité ou de sa bisexualité. Cette question est donc essentielle et inévitable que ce soit dans l’environnement interne de travail (collègues, supérieur.e.s…) ou externe, lorsque la nature du travail l’impose (client.e.s, partenaires…). À cet égard, l’employeur. euse joue un rôle important dans la prévention. t En interne L’employeur.euse, qui dispose d’une autorité de droit sur les travailleur.euse.s et qui se doit d’assurer un environnement exempt de discrimination et de harcèlement, a le devoir de prendre les mesures nécessaires et appropriées pour mettre fin à des attitudes négatives. Iel pourra à titre d’exemple rappeler les principes et valeurs que chacun.e doit respecter individuellement, apaiser les craintes, informer sur la transidentité, etc. Rappelons qu’il incombe à chaque travailleur.euse de participer positivement à la politique de prévention mise en œuvre dans le cadre de la protection des travailleur.euse.s contre la violence et le harcèlement moral ou sexuel au travail et de s’abstenir de tout acte de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail. t Vis-à-vis des tiers L’employeur.euse doit prendre en compte, dans sa politique de prévention en matière de bien-être, le fait que les travailleurs et les travailleuses entrent en contact avec des tiers (c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas des travailleurs ou travailleuses de l’entreprise). Des mesures de prévention doivent être prises pour éviter aux travailleur.euse.s de subir un dommage à leur santé du fait de ce contact (par exemple par le biais de formation à la gestion de l’agressivité). L’employeur.euse tiendra notamment compte du registre des faits commis par des tiers. Il s’agit d’un document de prévention qui enregistre les incidents spécifiques en matière de violence et de harcèlement moral ou sexuel au travail dont estiment avoir été victimes les travailleurs et les travailleuses de l’entreprise de la part de tiers. De plus, l’employeur.euse devra réagir aux comportements inappropriés des tiers lorsqu’iel en a connaissance et dans la mesure de ses possibilités. 45LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Le cas échéant, iel devra supporter la charge financière du soutien psychologique des travailleurs et travailleuses victimes de violence de la part de tiers. Identifier clairement que la délégation/l’entreprise ou administration, institution…) est contre tout comportement discriminatoire, avec éventuellement un focus particulier contre les discriminations basées sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre L’instauration de mesures relatives à la mise en place d’un environnement accueillant pour les personnes LGBTI+ au travail est d’autant plus importante qu’il revient à l’employeur d’assurer une culture de travail positive. Les mesures d’accompagnement et de soutien des personnes LGBTI+ au travail sont bénéfiques pour toutes et tous. La bonne compréhension et acceptation par l’équipe du travailleur ou de la travailleuse LGBTI+ participeront au bien-être général, élément essentiel pour la création d’une ambiance positive et productive dans la reconnaissance de chaque individualité. Quelques pistes de réflexion générales qui devront être adaptées en considération de la situation et du contexte Mettre en place une politique claire relative à la lutte contre les discrimination en intégrant la thématique des personnes LGBTI+ et une politique anti-harcèlement exemplaire. Il apparaît que lorsque l’entreprise affiche clairement son soutien aux personnes LGBTI+, les réactions des autres travailleurs et travailleuses sont significativement plus positives. t Former et informer sur le plan individuel comme collectif afin de mieux cerner les enjeux et y apporter des réponses pertinentes. D’une manière générale, une approche proactive de l’information permet d’anticiper les problèmes et les rumeurs. t Renseigner à la personne trans* une personne-ressource qui pourra l’accompagner individuellement. t Tenir compte des aménagements nécessaires durant la période d’adaptation de l’apparence à l’identité de genre lorsque la personne trans* en fait la demande. 46 Lutter contre le sexisme dans l’espace public Les personnes LGBTI+ peuvent aussi être victimes de sexisme, la législation « lutte contre le sexisme dans l’espace public » s’applique également sur le lieu de travail et les réseaux sociaux. Pour aller plus loin : igvm-iefh.belgium.be/sites/default/files/92_-_lutter_contre_le_sexisme_fr.pdf Inviter à signaler tout comportement discriminatoire sur le point de contact discrimination de la FGTB ou contacter directement la CLCD Exemples d’actions concrètes à mener sur le lieu de travail, à l’attention des personnes trans*en particulier t Éviter les termes Monsieur/Madame dans les formulaires et si ce n’est pas possible, laisser un espace pour répondre en toutes lettres. t Renseigner à la personne trans* une personne-ressource qui pourra l’accompagner individuellement. t Tenir compte des aménagements nécessaires durant la période d’adaptation de l’apparence à l’identité de genre lorsque la personne trans* en fait la demande. t Utiliser le prénom social (ou prénom d’usage) au travail. La loi du 25 juin 2017 réformant des régimes relatifs aux personnes transgenres (cf. supra, page 15) permet aux personnes trans* de changer de prénom sur base de l’autodétermination. En cas de changement de prénom officiel qui entre dans le cadre de la loi, toutes les situations susceptibles d’être concernées par le changement de prénom doivent immédiatement être adaptées afin de respecter l’identité de la personne désormais en conformité avec l’état civil. À ce titre, le contrat de travail devra être adapté afin d’être conforme au nouveau prénom du/de la travailleur.euse 47LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE Lorsqu’il n’y a pas de changement de prénom officiel, les bonnes pratiques15 recommandent d’appliquer la loi anti-discrimination de 2007 (amendée en 2014 aux identités de genre et aux expressions de genre — cf. supra, page 24), à savoir de respecter l’identité de genre des personnes, en utilisant leur prénom et leur genre de confort. Plusieurs situations peuvent se présenter: s Oralement L’utilisation du prénom social ou prénom d’usage est une étape symboliquement importante pour la personne trans*. Dans une perspective de respect de la dignité et de promotion du bien-être de chacun.e, il convient de faire usage du prénom social du travailleur ou de la travailleuse qui en fait la demande. s Dans les rapports internes Dans les rapports internes de l’entreprise, à la demande du travailleur ou de la travailleuse concerné.e, il est souhaitable de modifier tous les documents conformément au prénom social. Aucune documentation supplémentaire n’est nécessaire pour effectuer ces modifications dans les dossiers en interne. Sur les documents sociaux Les documents sociaux (tels que fiche de paie, contrat de travail, assurance…) doivent indiquer le prénom légal de la personne. Il est toutefois conseillé d’introduire une mention telle que « dit prénom social » à la suite du prénom légal afin de tenir compte de l’identité sociale de l’individu. t Faire une check-list: s adresse e-mail ; s carte de visite ; s annuaire téléphonique ; 15| Notamment celles de l’Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes. 48 s site Internet de l’entreprise ou de l’institution ; s organigramme ; s listes de noms et répertoires; s plaques de bureau, etc. t Modifier les marqueurs de sexe et de genre des documents administratifs ? La distinction entre marqueur de genre et de sexe est complexe car la frontière entre ces deux termes n’est pas strictement définie socialement. Dans la vie courante, les documents légaux utilisent à tort les deux marqueurs comme des équivalents substituables. Or, il est possible d’adopter des définitions plus strictes afin de les différencier clairement. Le genre est la catégorie sociale (homme ou femme) à laquelle un individu s’identifie. Néanmoins, le sexe d’une personne relevant de caractéristiques biologiques dont une partie n’est pas modifiable (ex: chromosomes), le sexe relève en réalité de la vie privée des individus et ne correspond pas forcément au « sexe enregistré » (« M » ou « F » sur la carte d’identité) légal de l’individu, qui lui est modifiable. Si un changement d’enregistrement de sexe a été effectué, il va de soi que le « sexe enregistré » doit immédiatement être modifié afin d’être en conformité avec le nouvel état civil de l’individu. t Garantir le droit à la personne de bénéficier de congés pour toute absence relative à la transition/transidentité ? Il se peut que la personne trans* doive s’absenter pour des raisons liées à son identité de genre. Il n’existe pas de dispositions légales particulières à cet égard, c’est donc le droit commun qui s’applique. Deux types d’absence peuvent être distingués: s Absence pour raison de santé L’exécution du contrat de travail est suspendue lorsque le/la travailleur.euse est en incapacité de travail. 49LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE s Absence pour faire des démarches administratives Le/La travailleur.euse a le droit de s’absenter pour les motifs habituels tels que les congés légaux, les congés sans solde, etc. t Veiller à ce que le changement d’enregistrement de sexe n’influence pas le droit à la sécurité sociale. Toute distinction fondée sur la transidentité en matière de sécurité sociale ou d’avantages sociaux est considérée comme une distinction fondée sur le sexe. s Pensions En ce qui concerne la pension légale de retraite, la transition ne peut pas avoir d’influence sur le droit à la pension légale de la personne tant pour l’âge que pour le montant. Toutefois, il faut être vigilant.e car le changement d’enregistrement de sexe et/ou de prénom à l’état civil peut mener à des calculs erronés, ou à l’omission d’une partie de la carrière entre deux périodes (de même que pour les impôts, certaines personnes ont reçu deux avertissements extrait de rôle !). En ce qui concerne les pensions complémentaires, depuis le 10 mai 2007, la prise en compte du sexe dans le calcul des primes et prestations est désormais explicitement interdite. s Allocations familiales Ni le changement de prénom ni le changement d’enregistrement de sexe ne viennent à modifier les liens de filiation et les droits, pouvoirs et obligations qui en découlent. Pour des raisons de sécurité juridique, la personne désignée comme attributaire le reste même en cas de transition. t Veiller au confort logistique Quels vestiaires/toilettes utiliser ? Les espaces séparés par genre sont souvent des endroits d’exclusion et de discrimination 50 pour les personnes trans*. Il est donc conseillé de permettre d’utiliser les infrastructures en considération de son identité de genre et expression de genre ainsi que de son niveau de confort personnel. En fonction de la situation et du contexte, l’installation de toilettes non sexospécifiques ou d’horaires établis pour l’utilisation des vestiaires peuvent constituer des pistes de solution. t De quelle manière appliquer les codes vestimentaires ? Toute discrimination sur la base de stéréotypes de genre et fondée sur l’identité et l’expression de genre est assimilée à une discrimination fondée sur le sexe et est par conséquent interdite par la loi genre. Toute discrimination fondée sur un code vestimentaire jugé non-conforme aux normes relatives au sexe est prohibée. Autrement dit, le/la travailleur.euse trans* doit pouvoir s’habiller conformément à son identité de genre. Iel devra néanmoins se conformer aux mêmes normes vestimentaires que les autres le/la travailleurs.euses en ce qui concerne les vêtements de travail, les uniformes ou encore le respect de normes en matière de sécurité ou de décence par exemple. En effet, l’employeur. euse peut apporter des restrictions vestimentaires (par exemple dans le règlement de travail) pour des raisons légitimes, objectives et proportionnées. Il convient de préciser que toute mesure restrictive doit se rattacher à la nature de l’activité et répondre à un objectif précis. t Informer l’équipe (avec le consentement de la personne concernée) de la transition/ transidentité d’un.e travailleur.euse ? Il conviendra d’adapter le discours au contexte et à la situation. La personne trans* doit avoir explicitement consenti à dévoiler cette information sur sa vie privée. Il n’y a pas lieu d’aller au-delà des éléments consentis par cette dernière, dans le cas contraire il s’agirait alors d’outing. Il s’agira d’une étape importante qui devra être envisagée au préalable par les parties concernées. 52 CONTACTS UTILES CLCD – Cellule Lutte contre les Discrimination du CEPAG et de la FGTB wallonne www.clcd.info rue de Namur 47 – 5000 Beez (Namur) E-mail : clcd@cepag.be Point de contact discrimination FGTB : fgtb.be/discriminations 081 26 51 56 UNIA – Centre interfédéral pour l’égalité des chances unia.be/fr rue Royale 138 — 1000 Bruxelles Formulaire de signalement : signalement.unia.be/fr/signale-le 0800 12 800 IEFH – Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes igvm-iefh.belgium.be/fr rue Ernest Blerot 1 — 1070 Bruxelles E-mail : egalite.hommesfemmes@iefh.belgique.be 0800 12 800 Les CHEFF : Fédération des jeunes LGBTQIA+ lescheff.be Les CHEFF sont une organisation de jeunesse reconnue par la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis 2014. Elle fédère actuellement sept pôles associatifs dont les membres sont des jeunes Lesbiennes, Gays, Bisexuel.le.s, Trans, Queers, Intersexué.e.s et Asexuel.le.s (LGBTQIA+). Ses pôles sont localisés dans les grandes villes de Belgique francophone, à savoir Bruxelles, Liège, Mons, Namur, Charleroi et Louvain-la-Neuve. Un pôle spécialisé sur les questions trans, queers et intersexuées (IdenTIQ) fonctionne comme un organe de consultation au service de l’association. Qui sait 53LUTTE CONTRE L’HOMO/TRANSPHOBIE mieux ce que vit un.e jeune LGBTQIA+ qu’un.e autre jeune LGBTQIA+? Les missions des CHEFF sont donc réalisées par des jeunes et pour des jeunes et sont au nombre de quatre : sensibilisation, sociabilisation, mobilisation, formation. rue Eugène Hambursin 13 — 5000 Namur 081 22 09 19 ou 0486 35 43 61 E-mail : info@lescheff.be GENRES PLURIELS ASBL genrespluriels.be Genres Pluriels est une association œuvrant au soutien, à la visibilisation, à la valorisation, à l’amélioration des droits et à la lutte contre les discriminations qui s’exercent à l’encontre des personnes transgenres/aux genres fluides (personnes en transition, drag kings/drag queens, travesti.e.s, butchs, androgynes, queer…) et intersexes. L’association se veut non seulement une structure d’accueil et de soutien pour ce public ainsi que son entourage, mais aussi une plateforme d’information, de formation, d’action, de vigilance, de recherche – dans une démarche de travail en réseau avec tous les acteurs d’une société ouverte à la diversité des identités humaines et culturelles. E-mail : contact@genrespluriels.be Arc-en-Ciel Wallonie : Fédération wallonne des associations LGBTI+ arcenciel-wallonie.be rue Pierreuse 25 — 4000 Liège 04 222 17 33 54 SOURCES lescheff.be : Guide des jeunes LGBTQIA+ Guide d’accompagnement pour les personnes trans* au travail, Brochure de l’IEFH egalitefillesgarcons.cfwb.be/realite-ou-fiction/sexe-genre-et-stereotypes/sexe-et-genre-estce-la-meme-chose Lexique campagne IEFH « Et toi t’es casé-e ? » genrespluriels.be : Brochure Genres Pluriels. * TABLE DES MATIÈRES MINI-LEXIQUE POUR MIEUX COMPRENDRE LES TERMES ET ABRÉVIATIONS UTILISÉS DANS CETTE BROCHURE 3 Qu’entendons-nous par « sexe » et par « genre » ? 3 L’identité de genre (qui sommes-nous dans notre for intérieur ?): 4 L’expression de genre (quelle image renvoie-t-on?) 5 L’orientation sexuelle (par qui sommes-nous attiré.e.s ?): 5 Le coming out, ou sortir du placard 6 Outing 7 Homophobie 7 Transphobie 7 Interphobie 8 INTRODUCTION 10 1 L’HOMOSEXUALITÉ ET LA TRANSIDENTITÉ DANS L’HISTOIRE 13 Une question de perception… 13 Qui fait évoluer la législation… 14 2 LES RACINES DE LA DISCRIMINATION 16 Stéréotypes et préjugés 16 3 L’HOMOSEXUALITÉ ET LES TRANSIDENTITÉS POUR LES NUL.LE.S 17 4 IDENTIFIER LES DISCRIMINATIONS EN GÉNÉRAL ET SUR LA QUESTION DES PERSONNES LGBTI+ EN PARTICULIER 19 Discriminations 19 La discrimination directe 19 La discrimination indirecte 20 L’injonction de discriminer 21 Le harcèlement discriminatoire 22 Focus sur la discrimination directe : à quelles conditions une différence de traitement est considérée comme une discrimination directe ? 22 La différence de traitement est basée sur un ou plusieurs critère(s) défini(s) par la loi genre et par la loi générale anti-discrimination de 2007. 24 Le non-respect de la vie privée : l’« outing » 26 5 L’HOMOPHOBIE ET LA TRANSPHOBIE AU TRAVAIL 29 Au moment du recrutement 29 Dans le déroulement de la carrière 29 Au quotidien dans l’entreprise ou l’administration 29 6 EN TANT QUE DÉLÉGUÉ.E COMMENT PEUX-TU AIDER UN.E AFFILIÉ.E VICTIME DE DISCRIMINATION? 30 Le signaler 30 Constituer un dossier 31 Concrètement, doit-on prouver la discrimination ? 31 Le dossier comporte-t-il suffisamment d’éléments qui laissent présumer une discrimination ? 32 Action ponctuelle en cas de « discrimination flagrante » 33 Face à une situation clairement discriminatoire : que faire et comment faire en tant que délégué.e ? 33 Recours et droits 34 Action en justice 34 Protection contre le licenciement 35 Principe 35 Sanctions 36 7 COMMENT AGIR GLOBALEMENT DANS LES ENTREPRISES DU SECTEUR PRIVÉ EN TANT QUE DÉLÉGUÉ.E.S? 37 Dans le cadre du Conseil d’entreprise (CE) ou à défaut, du CPPT 37 Dans le cadre du Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT) 38 Dans le cadre de la Délégation syndicale (DS) 39 En jouant collectif 39 8 COMMENT LES DÉLÉGUÉ.E.S PEUVENT-IELS AGIR DANS LES SECTEURS PUBLICS? 40 Dans les organes de concertation compétents 40 Dans les procédures de recrutement et de promotion 41 Dans l’accompagnement des affilié.e.s 41 Dans le cadre de l’organisation syndicale 41 9 POUR ALLER PLUS LOIN ET MODIFIER LES PRATIQUES GÉNÉRALES SUR LE LIEU DE TRAVAIL 42 Exemples d’actions concrètes à mener sur le lieu de travail, de façon générale 43 Être vigilant.e dès le recrutement 43 Veiller à ce que l’employeur.euse respecte ses obligations 43 Identifier clairement que la délégation/l’entreprise ou administration, institution…) est contre tout comportement discriminatoire, avec éventuellement un focus particulier contre les discriminations basées sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre 45 Quelques pistes de réflexion générales qui devront être adaptées en considération de la situation et du contexte 45 Lutter contre le sexisme dans l’espace public 46 Inviter à signaler tout comportement discriminatoire sur le point de contact discrimination de la FGTB ou contacter directement la CLCD 46 Exemples d’actions concrètes à mener sur le lieu de travail, à l’attention des personnes trans*en particulier 46 CONTACTS UTILES 52 SOURCES 54 Éditeur responsable Thierry Bodson, Administrateur délégué CÉPAG rue de Namur 47 – 5000 Beez Graphisme et Mise en page Alain Detilleux | Krimineilzat productions Mise à jour juin 2020 ——————————- Site Web clcd.info
TABLEAU DES CONQUETES SOCIALES
Accidents de travail 1903 : loi sur les accidents de travail
Allocations familiales 1930 : allocations familiales obligatoires
Bien-être au travail 1994 : loi sur le code du bien être au travail
Chômage 1920 : fond national de crise (ancêtre ONEM)
Comités d’entreprise européens 1996 : création des cee
Comites de sécurité et d’hygiène 1952 : vote de la loi sur les csh
Conges payes 1936 : 1ers congés payés (6 jours/an)
Conseils d’entreprise 1948 : vote loi sur CE
Contrat de travail 1900 : 1ere loi sur contrat de travail
Convention collective 1906 : 1ere cct
Délégation syndicale 1971 : conv. coll. Sur la délégation syndicale
Dimanche 1905 : loi sur le repos du dimanche Pour aller à l’église
Droit de grève 1921 : reconnaissance légale droit de grève Force de travail : le patron a acheté les machines et les matières premières après c’est le travailleur qui a fait en sorte que l’objet créé soit une chaise/un banc/un tableau/… Ce sont les travailleurs qui créent la richesse : et pas que matériel => prof richesse de savoir
Egalite homme/femme Toujours pas Théorie du pot de yaourt :
Imaginons Gwendoline, en couple avec Richard: Gwendoline gagne moins que Richard car elle travaille à temps partiel pour pouvoir s’occuper des enfants. Le couple achète une nouvelle voiture: le genre de voiture que Gwendoline n’aurait jamais pu se permettre seule. Richard rembourse le crédit de la voiture, car il gagne davantage, ce qui leur semble logique à tous les deux. Gwendoline propose alors de payer un peu plus que Richard pour les courses (symbolisées ici par les pots de yaourt), pour équilibrer la balance, pense-t-elle. “Petit salaire, petite dépense. Gros salaire, grosse dépense” souligne Titiou Lecoq. Quand ils se séparent, Richard repart avec la voiture. Gwendoline, elle, quittera le couple avec … ses pots de yaourt vides. Cette métaphore montre bien comment, sournoisement et sans que personne ne s’en rende compte, la mise en ménage a appauvri Gwendoline — la femme — à long terme.
Si on paye une personne pour faire le travail domestique c’est plus cher qu’un salaire
Sensibiliser aux mots : aider/prendre sa charge du travail/répartitir équitablement
Création compte en banque : 1970
Différence de salaire entre les hommes et les femmes : 21% – à cause du plafonds de verre, de la parois de verre, du plancher collant et de la réduction du temps de travail souvent incombée aux femmes. Pension = 500€ de différence.
Maladies professionnelles 1927 : création du fmp
Mutualités 1894 : 1ere loi sur mutualités
Obligation scolaire 1914 : obligation scolaire jusqu’a 14 ans
ONSS 1944 : arrête-loi instaurant sécu sociale Rappeler les 6 piliers de la Sécu : Pensions/soins de santé/accidents de travail & maladies professionnelles/allocations familiales/Vacances annuelles/Chômage
Rappeler le principe d’une caisse solidaire
Pensions 1895 : 1ere loi et 1924 : pension obligatoire pour tous
Protection de la rémunération 1896 : loi sur la protection de la rémunération
Règlement de travail 1965 : loi sur le règlement de travail
Ris (revenu d’intégration sociale – minimex) 1974 : loi sur minimum des moyens d’existence
Revenu minimum mensuel garanti (RMMG) 1975 : cct relative au rmmg Salaire minimum en fonction de ta commission partaire/secteur
Suffrage universel 1919 : pour les hommes /1948 : pour les femmes Historique du droit de vote :
1. Vote censitaire : les plus riches qui peuvent voter
2. Vote plural : tu peux mettre plus de votes si tu as plus d’argent
3. Vote universel : tous les hommes peuvent voter
4. Vote femmes : et enfin !
Syndicat 1853 : 1er syndicat Caisses de solidarité pour défendre le salaire des membres
Lien
Travail des femmes et des enfants 1889 : régl. du travail des femmes et des enfants
8 heures/jour 1921 : loi des 8 heures 8 heures pour travailler, 8 heures pour se divertir et 8 heures pour dormir. 1er mai fêté depuis avant 1900 : fête des travailleurs (moving day : jour où le contrat des travailleurs était renouvelé, grande grève de Chicago, pendaison de personnes sur place publique), férié en 46, avant journée de grève
Historique 1er mai
38h/sem 2003 : fin des 40h/sem
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Wokisme : Panique morale Benjamin Vandevandel • Juillet 2024 CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 56 cepag@cepag.be • www.cepag.be Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 2 Il est impossible d’être passé, depuis les 5 dernières années, à côté du terme « woke » et de ses dérivés. Utilisé jusqu’à la nausée dans l’espace médiatique et politique depuis 2020, cette notion semble regrouper pour ses détracteurs l’ensemble des dangers qu’encourent la civilisation occidentale, l’esprit des Lumières et l’universalisme. La définition du mot « woke », qui a fait son entrée dans le dictionnaire Robert en 2023, laisse pourtant penser tout le contraire d’une attaque mettant en péril la civilisation. Le Petit Robert définit un woke comme un individu « qui est conscient et offensé des injustices et des discriminations subies par les minorités et se mobilise pour les combattre ». Cette définition nous renvoie à notre propre histoire sociale, aux luttes ouvrières, aux mouvements d’émancipation des femmes ou encore aux actuellesluttes des communautés LGBTQIA+, ensemble de luttes composant plus d’un siècle de combats qui ont abouti à l’obtention de l’enseignement gratuit et obligatoire, au droit de vote universel, à la sécurité sociale, au droit à se syndiquer, à l’adoption d’enfants par les couples de même sexe … Bref à l’ensemble de conquis sociaux et sociétaux que nous connaissons aujourd’hui et qui sont régulièrement mis à mal. Le Petit Robert complète sa définition en précisant que le militant woke combattrait parfois « de manière intransigeante » et que le terme deviendrait alors « péjoratif », utilisé « par dénigrement ». Comment peut-on être qualifié d’« intransigeant » lorsqu’il s’agit de lutter contre les discriminations ? C’est ce que nous allons tenter de comprendre. Être « woke » : être « éveillé » Alex Mahoudeau1 et Audrey Millet2 nous permettent d’appréhender historiquement le concept « woke »3 . Le terme est utilisé dès le 19ème siècle dans un sens social comme politique par de jeunes partisans de Lincoln appelés « Wild awakes ». Suite à la guerre de Sécession va se développer un courant de pensée politique au sein des jeunes afro-américains : les problèmes qu’ils rencontrent au quotidien ne sont pas liés à leur responsabilité individuelle mais bien à une situation d’ensemble tournée contre eux, à un racisme systémique qui les exclus d’emblée d’un système pensé et légiféré par les blancs. Repris par le journaliste William Melvin Kelley dans un article du New York Times en 1962, le terme réappuie sur la nécessité de se conscientiser aux discriminations systémiques dont sont victimes les populations noires aux Etats-Unis. Ces discriminations raciales vont rencontrer d’autres mouvements de revendications sociales, notamment celles des féministes : émerge alors la notion d’intersectionnalité des luttes qui sera théorisée en 1989 par l’universitaire afroféministe américaine 1 in « La panique woke : anatomie d’une offensive réactionnaire », Les Editions Textuels, 2022 2 In « Woke washing : capitalisme, consumérisme, opportunisme », Les Pérégrines, 2023 3 Notons déjà que s’il est très facile de trouver moult ouvrages dénonçant un péril woke dans les librairies, l’exercice est beaucoup plus compliqué lorsqu’il s’agit de trouver des essais plus nuancés sur le sujet. Signe avant-coureur d’une panique morale orchestrée par la droite conservatrice et l’extrême-droite. Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 3 Kimberlé Williams Crenshaw4 . Il s’agira alors d’étudier les formes d’oppression, de domination et de discrimination non pas séparément mais dans les liens qui se nouent entre toutes ces formes de discriminations. C’est opérer un décloisonnement des différenciations sociales que peuvent être la religion, le genre, l’origine, l’orientation sexuelle, le handicap, … et comprendre que les rapports de domination sociale ne pourront pas être appréhendés et étudiés pleinement s’ils le sont de façon isolée. L’intersectionnalité veut mettre en avant les façons dont le système maintien les inégalités dans la société en général (niveau macrosociologique), mais aussi les mécanismes par lesquels ce système influe sur les parcours de chaque individu victime de stéréotypes (microsociologique). Intersectionnalité et « wokisme » sont indissociables : s’il s’agit d’être « éveillé » aux discriminations multiples, il est évident que l’allié potentiel doit pouvoir intégrer l’ensemble de celles-ci et comprendre par exemple qu’une femme racisée, musulmane et en situation de handicap subit dans les faits trois formes de discriminations qui peuvent s’exprimer soit séparément (aménagement inadéquat de l’espace public) soit collectivement (refus d’un emploi en raison d’inaccessibilité au poste de travail et par peur que des clients refusent de s’adresser à une femme racisée). Le terme « woke » arrive en Europe suite au #staywoke lancé par le mouvement antiraciste « Black Lives Matter ». Hashtag utilisé une première fois en 2014 suite à l’assassinat d’Eric Garner par la police (accompagné du maintenant célèbre #I can’t breathe) et une seconde fois suite au meurtre de George Floyd en 2020 par le policier Derek Chauvin. C’est le début de la popularisation du concept dans nos contrées et d’une attaque organisée de ce dernier par la droite conservatrice (et par la suite de la part de certaines droites « classiques ») et de l’extrême-droite. En effet, être « éveillé » implique pour toute personne non victime de discrimination de non seulement faire preuve d’une prise de conscience de la situation systémique que vivent les personnes discriminées, mais aussi de comprendre ses propres privilèges et de les questionner au nom d’une réelle inclusion de toutes et tous au sein de la société. C’est sans doute ce qui pose un problème aux tenants du pouvoir capitaliste qui y voient un danger menaçant de les priver d’un système qui nourrit et consolide leur domination. Il s’agit donc de convaincre que des revendications légitimes sont dans les faits un danger pour la civilisation occidentale. 4 Juriste et professeure, spécialisée dans les questions de race et de genre ainsi qu’en droit constitutionnel. Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 4 Propagande de guerre Le vocabulaire utilisé par les opposants au « wokisme » s’inscrit directement dans les mécanismes sémantiques propres à la propagande de guerre définis en 2001 par l’historienne Anne Morelli5 . De nombreux exemples peuvent être mis en avant et ce de la droite (: « une guerre qui ruine de l’intérieur la société occidentale 6 », « Toute la gauche est contaminée par le phénomène7 », « dictature des minorités8 », …) jusqu’à l’extrême-droite (« Vous méritez mieux que cet esclavage intellectuel […] Élu président je vous libérerai, vous découvrirez la joie de ne plus vous soumettre9 », « Woke, une lutte culturelle contre la civilisation européenne10 », …). Le militant woke est le danger. Il sera, au mieux taxé, d’extrémiste et, au pire, de fanatique ou de terroriste. Les titres de nombre d’essais publiés, l’anti-wokisme étant un marché plus que juteux en termes éditoriaux, est plus qu’évocateur à ce sujet : « la religion woke », « Les nouveaux virus de la pensée », « Les nouveaux inquisiteurs : l’enquête d’une infiltrée chez les wokes »… En plus de la propagande de guerre, le wokisme va être défini comme un virus, comme une contamination de l’espace politique et médiatique ; le mélange de discours de propagande de guerre et de risque épidémiologique n’est évidemment pas innocent dans un monde encore marqué par la pandémie Covid 19. Pourtant, de tous ces ouvrages, aucune définition de ce que serait le mouvement global wokiste ne semble émerger ; certains et certaines admettent même ne pas être capables de proposer une définition du danger qu’ils prétendent combattre. Une notion floue et indéfinissable Selon Jean-Luc Nsengiyumva, chercheur en socioanthropologie, aucune définition n’est possible pour la simple raison que « le mouvement woke ne se présente pas comme un cadre théorique qui a ses auteurs de référence et ses contours. Il n’y a pas de plateforme d’information et de promotion du wokisme. Ni radio, ni télévision, ni maison d’édition d’importance, ni école de pensée connue et médiatiquement remarquable ne se distinguent »11. Avis partagé notamment par Christophe 5 Anne Morelli, « Principes élémentaires de propagande de guerre », Bruxelles, Labor, 2001 6 https://www.lalibre.be/belgique/2023/03/03/la-croisade-de-bart-de-wever-contre-la-pensee-woke-cette-guerre-quiruine-de-linterieur-la-societe-occidentale-BPGYI2ZWLRBQFF6DDGU7AHLI2Q/ 7 https://www.7sur7.be/belgique/nadia-geerts-decrypte-le-wokisme-dans-un-nouvel-essai-en-belgique-toute-lagauche-est-contaminee~aed796c1/?referrer=https%3A%2F%2Fwww.google.com%2F 8 https://www.7sur7.be/belgique/marc-ysaye-rejoint-les-rangs-du-mr-pour-combattre-la-dictature-des-minorites-et-lewokisme~a5c68098/ 9 https://www.lapresse.ca/international/europe/2022-01-10/apotres-du-wokisme/le-peuple-a-raison-d-en-vouloir-auxjournalistes-dit-eric-zemmour.php 10 https://www.vlaamsbelang.org/nieuws/woke-een-cultuurstrijd-tegen-de-europese-beschaving 11Cité in « https://www.soralia.be/wpcontent/uploads/2023/12/Analyse2023-Wokisme.pdf » Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 5 Mincke12 : « L’idéologie woke, ou le wokisme, est ce qualificatif péjoratif ne reposant sur aucun fondement sérieux, mais qui permet de disqualifier comme un tout l’ensemble des forces contestataires issues des minorités ou des populations minorisées. Charriant à la fois une accusation d’hypersensibilité, un renvoi à l’invasion de “théories américaines” et l’assimilation de réactions à des discriminations à une volonté de mise en danger de notre société, ce terme a notamment été intensément utilisé en France pour tenter de faire taire certains courants critiques au sein de la recherche en sciences humaines et sociales, portant notamment sur les questions de genre, d’identité sexuelle, de discrimination fondée sur l’appartenance religieuse, ethnique, etc 13» Ce qu’affirment Jean-Luc Nsengiyumva et Christophe Mincke est intéressant à deux titres : ils nous permettent non seulement de comprendre qu’il est vain de vouloir définir un mouvement woke unifié (étant donné que celui-ci n’existe pas), mais aussi de pointer du doigt le but avéré des conservateurs de tous bords qui consiste à jeter le discrédit sur l’ensemble des luttes portées par les minorités. Si le terme « islamogauchisme » était délicat à utiliser en dehors des sphères de l’extrême-droite, « wokisme » passe sans trop de problème étant donné qu’il ne cible aucune minorité en particulier… il permet de toutes les citer sans les nommer. Le fait que le danger woke soit répété à l’envi dans les médias tout en ne définissant jamais ce qu’est un « woke » permet au mot (et au danger) d’exister. C’est ce que le politologue Clément Viktorovitch appelle « le principe de proférence » : le simple fait de proférer un mot suffit à le faire exister. « Même si les auditeurs ne savent pas exactement ce qu’il signifie, ils vont partir du principe qu’il possède une signification14. » L’intellectuel woke contamine l’humanité Dans la préface du livre de Nadia Geerts (au titre évocateur de « Woke ! La tyrannie victimaire »), Pierre-André Taguieff donne un aperçu de l’impossibilité (selon lui) à engager un débat sur la question du wokisme. Il dénonce la « bêtise sophistiquée » des wokes, leur propension à la cancel culture15, … et va encore plus loin allant jusqu’à accuser les universitaires wokes de « bêtise enruban12 Docteur en droit (Université Saint-Louis, Bruxelles), titulaire d’un DEA en sociologie et d’un master en théorie du droit 13 https://www.cairn.info/revue-nouvelle-2022-8-page-5.htm 14 https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/entre-les-lignes/le-wokisme-une-arme-de-disqualification-massive_4795169.html 15 Alors que la cancel culture est dans les faits dans l’ADN des conservateurs et non des progressistes : – « La plupart des livres ciblés par cette censure évoquent la question de l’identité sexuelle et des droits des communautés LGBTQ+, le racisme et les questions de violence policière. Des stars de la littérature, comme Toni Morrison, qui a obtenu le prix Nobel de littérature en 1993, ou John Steinbeck, l’auteur des “Raisins de la colère”, sont sur la liste des écrivains les plus ciblés par ses nouveaux maîtres censeurs. » https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20230413-%C3%A9tats-unis-pourquoi-les-conservateurs-se-sontmu%C3%A9s-en-censeurs-de-livres-pour-enfants – Au cœur de la guerre culturelle qui fait rage aux États-Unis, le milieu de la littérature jeunesse fait office de champ de bataille sur lequel l’extrême droite américaine assoit toujours plus sa domination. » https://www.lesinrocks.com/societe/aux-etats-unis-la-censure-de-livres-juges-woke-atteint-des-sommets-604946-27- 12-2023/ – “La salle de classe des républicains” : c’est le titre de couverture du New York Magazine, où l’on voit une phrase s’égrener au tableau comme une punition : “Je ne dirai pas gay.” Une allusion à la loi surnommée “Don’t say gay”, adoptée en 2022 en Floride, pour circonscrire l’évocation des questions de genre et d’orientation sexuelle à l’école. Ce texte de loi n’est qu’un des exemples de l’offensive menée par le gouverneur républicain Ron DeSantis – candidat présumé à Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 6 née », de « folie dissimulée », d’être porteurs de « troubles mentaux » et de « tendance paranoïaques ». Taguieff est loin d’être un cas isolé. Mathieu Bock-Côté16 parle de « virus idéologique », de « pulsion de mort » , de « cancer » et de « totalitarisme inédit qui transforme la société occidentale de camp de rééducation à ciel ouvert ». Fondapol17 qualifie le phénomène woke de « fanatisme ». Ces qualificatifs ne sont pas choisis au hasard : ils justifient pleinement le fait de ne pas avoir à argumenter avec l’adversaire. En effet, quel intellectuel responsable irait se compromettre dans un débat avec des fanatiques, des malades mentaux ou des imbéciles ? L’intellectuel conservateur se place dans l’argument d’autorité. Cela lui évite de faire ce qui l’effraye plus que tout : se remettre en question et réfléchir à ses propres privilèges. La vision conservatrice de la société est marquée par une volonté d’immuabilité : le monde est certes imparfait, mais chaque individu peut s’élever par son travail, sa volonté et sa soif d’entreprendre. Ne peuvent bénéficier d’avantages que ceux et celles qui l’ont mérité ; les revendications « victimaires » de minorités sont inaudibles. Cette opposition idéologique entre les individus qui réussissent par méritocratie (les bons) et ceux qui réclament des ajustements afin de lutter contre les discriminations systémiques (les mauvais) permet aux croisés anti-wokes d’opérer un renversement de la charge : ce sont eux qui sont victimes de minorités qui les censurent, les empêchent de parler et tentent de détruire la démocratie… et ils seront invités sur la majorité des plateaux télés pour crier combien ils ne peuvent plus rien dire, se verront ouvrir les portes de prestigieuses maisons d’édition pour publier les essais confirmant qu’ils ne peuvent plus dire. Pourtant et d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, rien ne laisse supposer une mainmise des « féministes radicales », des « minorités inquisitrices » ou autres « lobby LGBT ». Francis DupuisDéri l’a longuement démontré dans un ouvrage18 de 2022 : – En 2021, moins de 10% des établissements universitaires états-uniens proposent un programme en Black Studies (soit environ 360 établissements) et à peine 5% (soit moins de 200) offrent un programme en études sur le genre. En comparaison, on compte plus de 1700 programmes en « Business administration ». – En France, sur 350 établissements d’enseignement supérieur, on trouvait en 2021 un seul département en études sur le genre (Paris 8) et à peine 12 programmes sur ce domaine dans les autres établissements. – Au Québec, les sociologues Robert Leroux, Jordan Peterson et Joseph Facal soutiennent depuis des années que leurs départements sont désertés par les hommes blancs sous pression des « wokes » et qu’il est impossible d’être aujourd’hui engagé dans ces départements la Maison-Blanche – sur le terrain éducatif. Et la croisade des républicains ne se limite pas à la Floride : “Convaincus que les écoles lavent le cerveau des enfants pour en faire des gauchistes, les conservateurs prennent le contrôle des salles de classe américaines”, souligne le magazine. » https://www.courrierinternational.com/une/une-du-jour-aux-etats-unis-les-republicains-prennent-le-controle-dessalles-de-classe 16 Essayiste, chroniquer et sociologue conservateur qui a popularisé la lutte contre le wokisme au Québec. 17 Fondation pour l’innovation politique. Laboratoire d’idées français créé en 2004 et proche de l’UMP à sa création, il évolue de plus en plus à droite dans les années 2020 sur les questions sociétales, particulièrement en ce qui concerne l’immigration, l’identité et la sécurité, et dénonce « l’idéologie woke ». 18 In « Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires », Lux Editeur Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 7 si l’on est « mâle et blanc ». En 2018-2019, 59% du corps professoral des universités est composé d’hommes, ils occupent 72% des postes de titulaires et gagnent en moyenne 20 000 dollars de plus par an que leurs consœurs. En France, on compte 75% d’hommes dans le corps professoral universitaire et 83% de directeurs. – En Allemagne, les conservateurs nationalistes affirment depuis des années que les universités sont dominées par le développement des gender studies. Seules 0.4% de l’ensemble des chaires universitaires du pays sont consacrées à ces études et aucune structure de financement n’est dédié au gender studies. Enfin, 2 millions d’articles sont publiés en anglais chaque année dans 30 000 revues scientifiques. Il existait sur ce total en 2018 une cinquantaine de revues en études de genre. Faire passer des faits minoritaires pour majoritaires 19 Si l’on prend par exemple l’affirmation selon laquelle les campus états-uniens sont envahis par les wokes, quelques chiffres suffisent à démontrer l’exact contraire. On a compté 0.0015% de mise à pied dans le monde académique pour donner suite à des plaintes qualifiées de « wokes 20» entre 2015 et 2020. En revanche, entre 2018 et 2019, on a recensé 69 rassemblements de mouvements d’extrêmedroite et des campagnes d’affichages et de tractages sur 8% des campus états-uniens. Le nombre de professeurs qualifié de « progressistes » dont le contrat n’a pas été renouvelé est massivement plus élevé que celui de ceux qualifiés de « conservateurs ». 59 alertes à la bombe ont été recensées sur les campus célébrant le « mois de l’histoire des noirs ». En France, l’autoproclamé « Observatoire du Décolonialisme21 » a recensé 16 cas de « cancel culture » à l’université en 2019-2020. Dans les faits, 10 d’entre eux n’ont pas été annulés, 2 étaient des appels à respecter des grèves et des blocages liés à la réforme de l’enseignement supérieur et des retraites, 1 concerne la publication d’un guide d’écriture inclusive (que l’on a présenté comme une obligation à appliquer) et un dernier était un communiqué du CNRS qui marquait son désaccord avec l’usage du terme « islamo gauchiste » par la Ministre de l’Education. 19 L’ensemble des données chiffrées est tiré de l’ouvrage déjà évoqué de Francis Dupuis-Déri « Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires », Lux Editeur, 2022 20 Et soyons clairs : derrière ce terme « woke » se cachent ici des faits avérés de racisme et/ou de misogynie. 21 https://www.arretsurimages.net/articles/lobservatoire-du-decolonialisme-faux-think-tank-vrai-media-dopinion Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 8 Pourquoi une attaque concertées contre le « wokisme » ? Derrière les combats menés par les croisés anti wokes se cachent en définitive les craintes classiques des conservateurs à savoir la peur de voir le système changer et affaiblir leur position dominante, la crainte de devoir céder un tantinet une part des richesses concentrées entre les mains d’une minorité (la seule dictature des minorités étant celle des ultra riches), le rejet d’objectiver un récit national qui a souvent été écrit pour légitimer les rapports de domination qui leur sont favorables. La lutte des classes serait dépassée. La « démocratie libérale » permettrait à tout un chacun de s’élever dans la société et des mécanismes de solidarité protègent les plus faibles. Les défenseurs du système omettent les attaques toujours plus violentes sur l’ensemble des droits sociaux, syndicaux et humains que connaissent les sociétés occidentales depuis le début des années 80. Derrière leur lutte contre les wokes au nom de la « démocratie », de l’ « universalisme » et des « Lumières », les conservateurs dissimulent une lutte pour la préservation de leurs privilèges et le maintien du système capitaliste. Le racisme et les violences faites aux femmes systémiques n’existeraient pas, le patriarcat serait un mythe, un reliquat du passé n’ayant plus d’influence aujourd’hui. Preuves à l’appui de ces affirmations : les femmes jouissent des mêmes droits et devoirs que les hommes en Occident, le législateur lutte contre les discriminations, puni les discours racistes et est extrêmement sévère en ce qui concerne les agresseurs sexuels. Quiconque va au-delà de ce raisonnement simpliste peut constater que l’inscription dans la Loi n’élimine pas le crime de facto. Une majorité de femmes ne portent pas plainte pour une agression sexuelle car elles se savent peu entendues et soumises au pilori dans les médias comme sur les réseaux sociaux. Nombre de personnes racisées se voient refuser des emplois ou de logements du simple fait de leur origine et renoncent à le dénoncer tant il est difficile de démontrer une discrimination raciale. En guise de conclusion Le « wokisme » à la sauce conservatrice repose en définitive sur du vent, des approximations, des fake news. La crainte des minorités « wokes » relève des mêmes argumentaires que ceux liés, par exemple, à la thématique du « Grand remplacement » : une généralisation abusive de cas isolé, une lecture tronquée des faits sociologiques, une négation des statistiques et, surtout, une croyance profonde que ce que l’on voit ou l’on ressent est le reflet réel de l’ensemble de la société. Wokisme : panique morale _________________________________________________________________Juillet2024 9 Pour citer Rokhaya Diallo22 : « le terme de culture « woke » en France n’existe que dans les termes de ses détracteurs. C’est présenté comme un mouvement, mais personne ne s’en revendique. C’est vraiment devenu une tentative de disqualification de mouvements sociaux autour du féminisme, de l’antiracisme, de l’écologie. Ça me rappelle un peu les débats autour de l’islamo-gauchisme, un terme que personne n’a jamais vraiment su définir. 23» 22 Journaliste française, militante féministe et antiraciste, éditorialiste et réalisatrice. 23 https://www.ouest-france.fr/societe/c-est-quoi-le-wokisme-cette-ideologie-que-jean-michel-blanquer-dit-vouloircombattre-22b58616-2cc1-11ec-9285-f388b2ea32b0
Retour en force des coupes budgétaires en Europe Nos dirigeants n’ont-ils donc tiré aucune leçon1 ? Olivier Bonfond2 & Laurent Pirnay3 • Juin 2024 1 Cette analyse a également été publiée dans le magazine Tribune de la CGSP – Mai 2024 (n°27). 2 Économiste au CCEF (Centre coordonné d’études et de formation), membre du CADTM (Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes), auteur de « Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde » (Le Cerisier, 2017). 3 Secrétaire général CGSP CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 56 cepag@cepag.be • www.cepag.be Retour en force des coupes budgétaires en Europe________ ______________________________________Juin 2024 2 Introduction La Commission européenne et les États membres viennent de s’accorder sur de nouvelles règles budgétaires, tout aussi strictes que les précédentes. On aurait pu penser que les dirigeants avaient retenu la leçon des années 2010. Il n’en est rien. Après plusieurs années de « quoi qu’il en coûte » au cours desquelles les États auraient dépensé sans compter pour faire face aux différentes crises (crise sanitaire, guerre en Ukraine, crise énergétique, inflation), il serait maintenant temps pour les États de revenir au sérieux budgétaire et de réduire les déficits et la dette, sous peine d’être sanctionnés par la Commission européenne. Cette orientation a pourtant déjà été testée de nombreuses fois par le passé, et les résultats sont connus : l’économie va se contracter, et cela va aggraver les déficits et la dette, sans oublier les conséquences sociales désastreuses, qui profiteront probablement une fois de plus à l’extrême droite. De nouvelles règles européennes, identiques aux précédentes Le 10 février dernier, après deux ans de discussions, le Conseil de l’UE est parvenu à un accord sur une réforme du Pacte de stabilité. On entend ici et là parler d’un assouplissement des anciennes règles en vigueur. Sous la pression de l’Allemagne et des Pays-Bas, les minuscules avancées qui étaient en discussion (trajectoires budgétaires adaptées et prenant en compte les spécificités et les besoins en investissement de chaque pays) ont été mises de côté, pour remettre en avant des critères numériques stricts et indifférenciés, imposant à chaque pays un ajustement budgétaire minimal à respecter. Sans rentrer dans les détails, les nouvelles règles sont les suivantes : les pays qui ont un déficit supérieur à 3 %, devront le réduire de 0,5 % chaque année. En ce qui concerne la dette, les pays qui ont un endettement supérieur à 90 % du PIB devront le diminuer de 1 point de pourcentage chaque année (0,5 point de pourcentage pour les pays dont la dette se situe entre 60 et 90 % du PIB). Les deux critères de base, à savoir un déficit de 3 % et un endettement de 60 % du PIB, considérés de plus en plus largement comme obsolètes, restent dont pleinement d’actualité. Et aucun pays n’y coupera, y compris les pays qui ont une dette inférieure à 60 % du PIB. Prenons l’exemple de la Pologne, qui a une dette équivalente à 55% du PIB mais avec un déficit prévu de 4,6% en 2024. Elle devra obligatoirement réduire ce déficit de 0,4 point en 2025, pour atteindre 4,2%. Ajoutons que la mise en place de sanctions pour non-respect des règles a été renforcée, ce qui revient en réalité à rendre cette réforme pire que la précédente. En effet, si les règles précédentes étaient – un peu – plus exigeantes en matière d’efforts à fournir, aucune sanction n’a jamais été mise en œuvre. Quant à la prise en compte des investissements nécessaires à réaliser dans le domaine de la justice sociale et de la transition écologique, circulez, on verra plus tard. Retour en force des coupes budgétaires en Europe________ ______________________________________Juin 2024 3 Des dizaines de milliards de coupes en vue Dans ce nouveau contexte, les ajustements budgétaires demandés pour de nombreux pays, en particulier ceux dont la dette dépasse 100 % du PIB, sont énormes. La Belgique (dette à 106 % du PIB) va devoir « économiser » 5 milliards d’euros de plus chaque année au cours des 7 prochaines années pour respecter ces normes européennes. En mars, la ministre fédérale du Budget annonçait déjà qu’il faudrait vendre Belfius, BNP Paribas et Ethias4 , ben voyons ! La Région wallonne, qui met déjà en œuvre une trajectoire austéritaire depuis 2022 (150 millions d’économies supplémentaires chaque année), devra sans doute encore augmenter ses « efforts » dans les années qui viennent. En France (dette à 111 % du PIB), suite à l’annonce d’un déficit de 5,5 % (150 milliards d’euros) en 2023, le gouvernement a annoncé en urgence 10 milliards de réductions de dépenses pour l’année 2024 et 20 milliards supplémentaires pour 2025. Le gouvernement italien (dette à 140 % du PIB) prépare, en plus des réductions de dépenses prévues, un grand plan de privatisations. Tout, ou presque, pourrait y passer : la banque Monte dei Paschi, la compagnie aérienne ITA Airways, la Poste italienne, la compagnie nationale des chemins de fer… Objectif : récupérer 20 milliards d’euros, soit 1 % du PIB. Dénoncer avec force cette orientation Cette orientation semble bel et bien absurde, et ce sur plusieurs plans… 1. Une décision purement politique Cette soudaine obsession pour des économies n’est que le résultat d’un choix politique. Rien ne nous y obligeait il y a encore quelques mois, et rien ne nous y oblige aujourd’hui. Par exemple, si une nouvelle grave crise intervenait demain, nécessitant une forte intervention publique, ces règles tomberaient à l’eau immédiatement. Par ailleurs, contrairement aux discours dominants, les Etats n’ont aucune difficulté à se financer sur les marchés financiers. A titre d’exemple, en janvier 2024, l’Agence de la dette émet une obligation d’Etat à 10 ans avec un coupon d’intérêt de 2,85% pour un montant de 7 milliards d’euros. Les marchés ont rapidement proposé 70 milliards. Un mois plus tard, en février, l’Agence de la dette belge émet une obligation d’Etat (OLO) sur une échéance de 30 ans et un coupon d’intérêt de 3,5% pour un montant de 5 milliards d’euros. Après quelques heures, le carnet de commandes dépassait déjà les 62 milliards d’euros… La demande dépassant largement l’offre, on 4 https://www.lesoir.be/574926/article/2024-03-16/alexia-bertrand-open-vld-il-faudra-vendre-belfius-bnp-paribas-puisethias Retour en force des coupes budgétaires en Europe________ ______________________________________Juin 2024 4 serait en droit d’attendre, en particulier de la part des défenseurs du marché et de la rigueur budgétaire, que la Belgique baisse les taux promis afin de faire baisser le coût de son endettement. Il n’en est pourtant rien. 2. Des critères obsolètes Il faut le rappeler, ces critères (une dette de 60% et un déficit de 3%) n’ont aucune justification économique, ils sont vieux de plus de plus de 30 ans (1992), et le contexte a radicalement changé. La croissance moyenne du PIB était à l’époque de 2% annuelle, et la question climatique ne se posait pas avec l’urgence d’aujourd’hui. Maintenir ces critères constitue une erreur politique gravissime. 3. Des mea culpa en trompe-l’œil De nombreux responsables politiques ont admis ces dernières années que les politiques d’austérité appliquées dans les années 2010 ont constitué une erreur et ont aggravé la situation. Citons le ministre wallon du Budget et des Finances en 2021 : « Le problème a été 2010 et 2011 parce que nous avons resserré la vis beaucoup trop vite et sommes rentrés dans des politiques d’austérité qui ont cassé la dynamique (…) Au nom de dogmes en matière budgétaire, cela a rendu la situation beaucoup plus difficile5 . » Les déclarations et engagements de ces derniers mois nous montre que ces Mea culpa sont bien loin… 4. « Ce n’est pas de l’austérité, mais de la responsabilité ». Ne pouvant nier cette réalité d’échec avéré des politiques d’austérité, les gouvernements tentent vainement de convaincre que leurs plans d’austérité n’en sont pas. Ils parlent de choix responsables visant à éviter une vraie austérité dans le futur, de création de marges de manœuvre pour l’avenir, de réorientation des choix budgétaires, d’amélioration de l’efficacité de la dépense publique, en affirmant que ces choix n’auront pas de conséquences sur les services publics et la vie des citoyennes et citoyens… 5. Diminuer les dépenses tout en les augmentant, une totale contradiction. Parallèlement à ces impératifs de réduction des déficits, les responsables politiques n’hésitent pas à affirmer qu’il faut préserver les investissements dans la formation, dans la transition écologique, dans le numérique, dans la défense nationale, dans la lutte contre l’exclusion sociale… Bref, qu’il faut dépenser beaucoup plus, tout en dépensant moins… 6. « Augmenter les recettes, vous n’y pensez pas ! » Alors que les potentialités sont très importantes (taxes sur les super profits, taxe sur les grandes fortunes, fraude fiscale…) aucune volonté politique ne semble émerger pour réduire les déficits en faisant payer les détenteurs de capitaux. Une fois de plus, ce sont les travailleurs et travailleurs qui vont payer : raboter le droit au chômage, repousser l’âge de départ à la retraite, sabrer dans les dépenses de santé ou de la transition écologique. 5 Jean-Luc Crucke, RTBF.be, 25 février 2021 Retour en force des coupes budgétaires en Europe________ ______________________________________Juin 2024 5 7. « Ce n’est pas le moment ! » C’est connu et démontré depuis longtemps : ce n’est pas quand ça va mal (période de ralentissement économique) que c’est le moment de réduire les dépenses publiques. Au contraire, c’est dans ces moments qu’il faut soutenir l’activité (pas n’importe laquelle bien sûr) en menant des politiques contra-cycliques. Olivier Blanchard, ancien économiste en chef du FMI ne dit pas autre chose : « Les prévisions de croissance pour l’Europe viennent d’être révisées à la baisse. Il faut donc être prêt à soutenir encore l’économie, même si cela implique un déficit plus important6 .» 8. Cela risque de mal se passer… Couper dans les dépenses et les investissements publics, alors que l’économie européenne ralentit, il n’y a pas pire choix d’un point de vue économique. Cela va aggraver l’effet récessif, et cela va faire augmenter la dette et les déficits publics. Et cela d’autant plus que tous les États européens s’apprêtent à le faire en même temps. Et après ? Un nouveau tour de vis austéritaire ? un cercle sans fin ? Nos dirigeants n’ont-ils rien appris des leçons du passé ? Ce n’est pas le bon sens qui dirige le monde ? Malgré des mea culpa et en total déni des phénomènes économiques, la Commission européenne, les dirigeantes et dirigeants européens ainsi que les États membres persistent et signent dans les erreurs du passé. Quelles conclusions faut-il en tirer ? Les peuples européens sont-ils dirigés par des institutions et des gouvernements de bonne foi, mais totalement aveugles et schizophréniques ? Ou bien faut-il admettre que ce n’est ni le bon sens, ni l’intérêt général qui dirigent ce monde, et qu’aujourd’hui comme hier, l’objectif n’est en réalité pas d’assainir les finances publiques mais bien d’accélérer le démantèlement des droits sociaux conquis et de servir les intérêts des puissances économiques et financières, dont l’appétit semble sans limites ? Poser la question, n’est-ce pas déjà un peu y répondre ? De quoi alimenter, en tous cas, la réflexion et le débat citoyen sur les politiques austéritaires, les coupes dans les services et investissements publics, la sécurité sociale et les droits sociaux. Dans un contexte marqué par la montée de l’extrême droite et de ses idées et les effets croissants des crises sociales et environnementales. 6 https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/03/04/olivier-blanchard-il-faut-etre-pret-a-soutenir-encore-l-economie_6219898_3234.html
Bons d’Etat au niveau wallon : Bonne idée ou projet injuste ? Analyse critique des arguments avancés pour geler la proposition Olivier Bonfond1 • Mars 2024 1 Economiste au CCEF (Centre coordonné d’études et de formation) ; membre du CADTM (Comité pour l’Abolition des Dettes Illégitimes) ; l’auteur du livre « Et si on arrêtait de payer ? 10 questions / réponses sur la dette publique belge et les alternatives à l’austérité » (Aden, 2012) et « Il faut tuer TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde » (Le Cerisier, fev 2017). CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 56 cepag@cepag.be • www.cepag.be Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 2 Introduction Petit Historique Analyse critique 1. Une idée à abandonner ? Ce n’est pas ce que dit la cellule de la gestion de la dette 2. Un projet injuste socialement ? Comment agir pour lutter contre les inégalités 3. Quel objectif doit-il être poursuivi ? Diminuer notre dépendance aux marchés financiers doit être une priorité 4. Des obstacles insurmontables ? Loin de là 5. La FGTB wallonne oublie-t-elle qu’il faut refinancer les dettes qui arrivent à échéance ? 6. Un bon d’Etat wallon pourrait-il avoir du succès en terme de récolte ? (Le beurre) 7. Quelle maturité pour le bon d’Etat wallon ? 8. Quel taux pour le bon d’Etat wallon ? est-ce que cela couterait plus cher que d’emprunter sur les marchés ? (L’argent du beurre) 9. L’émission d’un bon d’Etat wallon aurait-il pour conséquence d’augmenter les taux pratiqués par les marchés financiers ? (Le sourire de la crémière ou le grincement de dents des banquiers) En guise de conclusion Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 3 Introduction En septembre 2023, la FGTB wallonne a mis sur la table la proposition d’émettre des bons d’Etat au niveau wallon, notamment pour diminuer la dépendance de la Région aux marchés financiers et dégager des ressources pour financer la poursuite du financement du Plan de relance wallon. La position du Ministre du Budget et des Finances de la Région wallonne, Adrien Dolimont, face à cette proposition a évolué dans les semaines et mois qui ont suivi. Elle est passée d’un « oui mais non » (bonne idée mais pas envisageable à court terme) à un « projet injuste à oublier ». La plupart des arguments avancés par le Ministre ne nous semblent pas convaincants. Ils donnent l’impression qu’il s’agit surtout de tout faire pour mettre le plus vite possible cette proposition sous le tapis. Nous allons reprendre et analyser ici tous ces arguments. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire n’importe quoi. Cette mesure, si elle se concrétisait, se doit d’être intéressante, tant pour la Région que pour les épargnants et la population. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que plusieurs difficultés peuvent se poser, et il faut en tenir compte. La question des finances publiques wallonnes est une question trop importante pour venir avec des YAKA ou des « il suffit que ». Pour autant, et malgré le fait que certains points devraient être éclaircis et objectivés, y compris de la part du Ministre, cette proposition reste à nos yeux une idée intéressante. Surtout, ne pas anticiper et ne pas s’y préparer correctement, pour pouvoir la concrétiser à court ou moyen terme, constitue une erreur à nos yeux. Quid si dans quelques mois ou plus, elle devenait une alternative très sérieuse – voire une nécessité – au financement de la Région par les marchés financiers ? Le Ministre répondrait-il alors à nouveau par un « oui mais non » ou par un « oui mais désolé nous ne sommes pas prêts » ? Cette mesure ne constitue évidemment pas une solution miracle qui règlerait tous les problèmes. L’émission de bons d’Etat wallons ne constitue qu’un élément parmi d’autres qui doivent s’articuler dans une proposition alternative d’ensemble. Les mouvements sociaux (dont la FGTB wallonne) portent depuis plusieurs années plusieurs propositions pour alléger le poids de la dette, se libérer du diktat des marchés financiers et rompre radicalement avec les politiques d’austérité2 . Nous pensons notamment, comme le gouvernement libéral espagnol l’a fait en 2021, à une diminution drastique des charges d’intérêts payées aux banques, pendant une période de 3 ans. L’idée de lancer un Livret A (mesure fédérale) du type de celui qui existe en France mériterait également une analyse approfondie. On entend souvent les responsables politiques affirmer qu’il est essentiel de regarder ce qui fonctionne bien ailleurs pour s’en inspirer. Or, nous avons, juste à côté de chez nous, un système de compte bancaire réglementé, en particulier le Livret A, qui, bien que 2 Lire notamment le mémorandum de mai 2019 de la Plateforme d’audit citoyen : http://www.cadtm.org/Memorandumde-la-plateforme-d-Audit-Citoyen-de-la-Dette-ACiDe-en-vue-des Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 4 comportant certaines faiblesses, fonctionne très bien depuis très longtemps3 et joue un rôle doublement positif : garantir une rémunération correcte aux épargnants et financer des projets de long terme, en particulier la construction de logement sociaux. Ajoutons qu’à côté du Livret A, qui rapporte du 3 %, qui dispose d’une manne de 380 milliards, servant à financer les logements sociaux, il existe également en France le « Livret d’épargne populaire », uniquement destiné aux personnes aux revenus modestes. Ce livret propose un taux de 5 %, et dispose d’une manne de 20 milliards d’euros… Pourquoi ce qui est possible en France ne le serait-il pas en Belgique ? Dans tous les cas, il est nécessaire d’adopter une position forte et de rupture sur la dette publique, car qu’on le veuille ou non, l’application sans fin de politiques d’austérité au nom d’une hypothétique diminution de la dette est une impasse totale, à tous les niveaux. A l’heure où l’Etat et les Régions risquent de se voir de plus en plus confrontées au chantage des agences de notation et aux pressions de l’Union Européenne, il nous semble donc utile, d’analyser de manière critique les éléments à prendre en compte pour se positionner correctement sur la question des bons d’Etat wallons. Petit historique Septembre 2023 – le succès du bon d’Etat fédéral et la proposition de la FGTB wallonne Fin août 2023, le gouvernement fédéral lance un bon d’État pour les particuliers, avec une durée d’un an et avec un taux net de 2,81 %. Cette initiative connait un grand succès : elle permet de récolter 22 milliards d’euros via la souscription de plus de 250.000 personnes. Lors de sa rentrée politique en septembre 2023, la FGTB wallonne a avancé l’idée de lancer un même genre de bons d’État au niveau wallon, combiné à un Livret A similaire à celui existant en France. Octobre 2023 – Le « oui mais non » du Ministre Dolimont Interpellé trois jours plus tard en commission du parlement régional par le député wallon Ecolo Stéphane Hazée, le Ministre Dolimont, en s’appuyant sur un travail préalable de la Cellule de la dette (rapport sur les avantages et inconvénients d’une telle mesure) donne une série d’arguments, tous en défaveur de cette proposition.4 Signalons ici que ce rapport de la Cellule de la dette n’est pas disponible… Dans son intervention, le Ministre souligne cependant deux éléments importants tirés de ce rapport : 1. « Proposer ce type de produit pourrait être une source de diversification des moyens de financement dans le futur. » 2. « Selon la cellule de la dette, la Wallonie pourrait proposer un taux de 3,43 % brut à trois ans, ce qui donnerait un rendement net de 2,214 %, après déduction des coûts de placement et du précompte immobilier. ». 3 Le Livret A est le plus ancien produit d’épargne actuellement distribué en France et il est aussi le plus utilisé. 4 http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2023_2024/CRAC/crac4.pdf (pp. 27-29) Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 5 Le Ministre s’exprime dans les jours qui suivent dans différents médias, avec une position qui se résume par un « oui mais non5 », à savoir que cela pourrait être une bonne idée (ce que la Cellule de la dette confirme) mais qu’elle serait contre-productive à l’heure actuelle. Il laisse clairement sous-entendre que rien ne sera entrepris à ce stade pour avancer sur cette proposition. Décembre 2023 – L’Etat fédéral émet des nouveaux bons, mais uniquement à 5 et 8 ans En novembre 2023, l’État fédéral décide de relancer une nouvelle souscription en décembre, mais, alors qu’il avait parlé initialement de bons à 1 an, celui-ci décide cette fois d’émettre des bons avec des maturités de 5 et de 8 ans, avec un rendement respectif de 1,82 % et 2,03 %. Deux éléments nous paraissent alors évidents. Premièrement, cette émission ne rencontrera pas de succès. En effet, qui va vouloir « investir » à 5 ou 8 ans pour un taux si faible ? Cette émission n’a rapporté que 42 millions. Deuxièmement, cette décision de n’émettre que des bons d’Etat à 5 ou 8 ans à du 1,8 et 2 % rend tout d’un coup la proposition de la cellule de la dette attractive : un bon d’Etat wallon à 3 ans à du 2,2 % net à trois ans. La FGTB wallonne relance alors la proposition6 , peut-être en pensant que la position du Ministre pourrait évoluer… Décembre 2023 – d’un « oui mais non » à un « je m’étonne que la FGTB pousse à poursuivre un tel projet injuste » Le moins qu’on puisse dire est que le Ministre n’a pas été convaincu. Sa position a même évolué par rapport à octobre : on passe du « oui mais non » à un projet injuste à tous les niveaux. Le ministre allant même jusqu’à déclarer qu’avec un tel projet, « La Wallonie n’aurait ni le beurre, ni l’argent du beurre, ni le sourire de la crémière7 ». Circulez donc, il n’y a rien à voir, et arrêtons de parler de cette proposition « désastreuse »… Février 2024 – Jean-François Tamellini et Bruno Colmant appellent la Wallonie à lancer un bon d’État Dans l’Echo8 , Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la FGTB wallonne et Bruno Colmant (économiste, spécialiste du secteur bancaire, étiqueté à droite mais de plus en plus critique vis-àvis du néolibéralisme, et avec qui la FGTB wallonne ne partage toutes les idées), réalisent une interview croisée qui met en avant une série d’éléments en faveur d’un bon d’Etat wallon. Pour le leader de la FGTB wallonne, le lancement d’un bon d’État wallon doit permettre à la Région de diminuer la dépendance aux marchés, mais aussi de poursuivre la dynamique enclenchée par le 5 https://www.7sur7.be/belgique/un-bon-detat-regional-le-oui-mais-non-wallon~a096c8ab4/ 6 La FGTB wallonne relance l’idée d’un bon d’État wallon – https://www.lalibre.be/belgique/2023/12/07/la-fgtb-wallonnerelance-lidee-dun-bon-detat-wallon-le-patron-de-lagence-de-la-dette-dit-que-ca-aura-du-succes-R43TCERCZVCETFDBFA44TDITXU/ 7 https://www.7sur7.be/economie/un-bon-detat-wallon-ni-le-beurre-ni-largent-du-beurre-ni-le-sourire-de-la-cremiere~a79a1c41/ 8 https://www.lecho.be/economie-politique/belgique-wallonie/Colmant-et-Tamellini-appellent-la-Walloniea-lancer-un-bon-d-Etat/10529058?M_BT=57845739840 Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 6 plan de relance wallon. Pour Bruno Colmant, ce bon d’État régional devrait être un outil pour répondre à l’intérêt général et financer des projets porteurs de croissance économique. Mars 2024 – Nouvelle interpellation en commission du Budget, et réponse identique du Ministre Le lundi 11 mars, le député Hazée interpelle à nouveau le Ministre Dolimont sur cette question9 . Tout en donnant quelques nouveaux éléments intéressants, sa réponse ne change pas : un bon d’Etat au niveau wallon n’est pas envisageable, couterait cher à la Région wallonne et aurait des conséquences négatives. Analysons maintenant, objectivement, tous les arguments développés par le Ministre ces derniers mois. Analyse critique 1. Une idée à abandonner ? Ce n’est pas ce que dit la Cellule de la gestion de la dette Nous ne pouvons qu’être d’accord avec une des conclusions de la Cellule de la gestion de la dette lorsqu’elle déclare que « proposer ce type de produit pourrait être une source de diversification des moyens de financement dans le futur. » En effet, la Région wallonne – tout comme la Belgique et les autres pays européens – est extrêmement dépendante des marchés financiers. Elle doit emprunter chaque année environ 3 milliards d’euros pour boucler son budget (déficit primaire + intérêts de la dette + capital arrivant à échéance et devant être refinancé). Et cette situation va perdurer dans les années qui viennent. Pour rappel, pour 2023 et 2024, le Conseil régional du trésor a préconisé à la Wallonie de limiter les emprunts sur les marchés financiers à 2,5 milliards d’euros maximum pour l’année 2024. Pour respecter cette recommandation, le Ministre Dolimont a décidé d’aller chercher de l’argent ailleurs, notamment en allant puiser dans les trésoreries des Organismes d’intérêts publics (UAP – anciennement OIP). Le Ministre affirme que ces transferts n’impacteront pas négativement le fonctionnement de ces différents outils, essentiels pour le développement socio-économique de la Région. Il est permis d’en douter. Dans tous les cas, cette politique de transfert ne pourra pas être renouvelée d’année en année. Trouver une alternative crédible et durable de financement de la Région ne peut donc qu’être positive. 9 http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2023_2024/CRAC/crac113.pdf (pp.19-21) ; https://www.youtube.com/watch?v=r0ufHAfp7jU Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 7 En lisant les différentes interventions du Ministre, il semble malheureusement clair qu’il n’a aucune intention de faire avancer ce dossier. Cette « mise au frigo » nous paraît décevante et y compris surprenante, d’autant plus lorsque la Cellule de la dette admet que c’est une idée intéressante, même si plusieurs obstacles, loin d’être insurmontables (voir point 4), doivent être préalablement levés. A moins que ce manque évident de volonté n’en traduise une autre : celle de ne pas aller à l’encontre des desiderata des banques, qui n’ont aucun intérêt à ce qu’une telle initiative se mette en place. Ne l’oublions pas, les banques sont rémunérées à du 4 % sur les dépôts qu’elles placent à la Banque Centrale européenne (BCE). Les 22 milliards récoltés par l’Etat fédéral leur ont « couté » un manque à gagner de 900 millions d’euros. Elles ne se sont d’ailleurs pas gênées pour faire savoir qu’elles ne veulent pas d’un nouveau bon d’Etat à un an. Le titre de la LLB du 24 janvier 2024, tout comme son contenu, est très parlant : « Bons d’État : après la « fuite » massive de 21,9 milliards d’euros, le secteur bancaire réplique ». 2. Un projet injuste socialement ? Comment agir pour lutter contre les inégalités Dans sa sortie presse de décembre 2023, le ministre déclare que si on émettait un bon wallon : « On se serait retrouvé avec un coût de la dette plus élevé, porté par l’ensemble des Wallons alors que seuls certains en auraient tiré un bénéfice », pour ensuite s’étonner que la FGTB « pousse à poursuivre un tel projet injuste ». Tirer une conclusion définitive sur ce sujet nous paraît un peu léger, d’autant qu’il y a 3 mois, la Cellule de la dette déclarait que « dans les conditions de taux actuels, la Wallonie pourrait proposer un taux de 3,4 % brut à trois ans, soit un taux net de 2,2 %. ». Notons également que le dernier bon fédéral a été in fine bénéfique pour les finances publiques et le coût de la dette, et que l’agence de la dette a confirmé une nouvelle fois qu’un bon d’Etat « serait moins cher pour la Belgique qu’un financement sur les marchés institutionnels10 » (voir point n°7). Quant à la seconde partie de la phrase (« alors que seuls certains en auraient tiré un bénéfice »), le Ministre met le doigt sur un point important. Il est en effet très important d’avoir en tête que plus de 25 % des ménages n’ont aucune épargne, et que l’émission d’un bon d’Etat, quel que soit son taux de rémunération, ne changerait strictement rien à la vie des gens qui n’ont pas d’épargne. Rappelons que disposer d’un petit (ou moyen) matelas financier est tout sauf un luxe. Pouvoir faire face aux aléas de la vie, ou s’offrir de temps en temps un peu de confort de vie, devrait être à la portée de tous et toutes. Il est vrai également que l’émission du bon fédéral à 1 an n’a pas participé à réduire les inégalités. Lorsque Jean Deboutte, le Directeur de l’Agence de la Dette déclare : « Il y a pas mal de versements de 1.000 euros, de 2.000 euros, mais il y a très vite des versements de 10.000, 20.000, 30.000 euros, 10 https://www.lesoir.be/567888/article/2024-02-12/lagence-de-la-dette-tres-favorable-une-emission-de-bons-detatun-en-mars?utm_source=a_la_une Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 8 voire de plus de 100.000 euros, voire même de plusieurs millions d’euros11 », cela signifie que cette initiative a surtout constitué une opportunité pour les grands patrimoines. Il n’empêche, il a aussi permis à un certain de nombres de ménages de la « classe moyenne » de recevoir un taux de rémunération correct, et ainsi, face à une inflation forte, de maintenir son niveau d’épargne. C’est insuffisant mais cela reste positif. Par ailleurs, cela a permis aussi d’amener une alternative au recours aux marchés financiers. Or, diminuer notre dépendance vis-à-vis des marchés financiers diminue aussi la pression pour appliquer de nouvelles mesures d’austérité, ce qui est positif pour l’ensemble de la population. Cette mesure doit donc évidemment s’envisager avec d’autres qui ont pour objectif prioritaire de lutter contre les inégalités, tant de revenus que de patrimoine. Un livret d’épargne populaire destiné aux revenus modestes et rémunéré à du 5 % constitue une solution parmi de nombreuses autres (globalisation des revenus, taxe sur les grandes fortunes, développement des services publics…)12. La lutte contre les inégalités est évidemment un enjeu prioritaire. 3. Quels objectifs doivent-ils être poursuivis ? L’objectif officiel du bon d’Etat fédéral d’août 2023 était de pousser les banques à augmenter leurs taux sur les comptes d’épargne. La plupart s’accordent à dire que cet objectif n’a pas été atteint, ou très peu. François Mathieu, rédacteur en chef adjoint de la LLB, écrivait dans son édito du 22 janvier 2024 : « Qu’en est-il aujourd’hui ? De petits gestes ont été formalisés mais ils sont de façade : la majorité des comptes d’épargne traditionnels affichent toujours des rémunérations bien loin des taux d’intérêt des marchés, lesquels rémunèrent très correctement les capitaux des institutions financières auprès de la Banque centrale européenne (BCE)13. » A l’heure actuelle, les 270 milliard qui sont sur les comptes d’épargne sont rémunérés en moyenne à du 0,7%. Il est bien sûr possible de trouver mieux que du 0,7%, mais cela montre que les banques n’ont toujours pas fait de réels efforts en terme de rémunération de l’épargne. Lorsque le Ministre déclare dans le journal Moustique : «Un des objectifs du bon d’État, c’est aussi de faire une petite piqûre de rappel aux banques et concrètement, ce n’est pas avec 200 millions que l’on y arrivera», il indique clairement que, pour lui, un bon d’Etat wallon, s’il devait se concrétiser, devrait poursuivre le même objectif. 11 https://www.rtbf.be/article/bon-detat-a-un-an-les-belges-ont-souscrit-pour-pres-de-22-milliards-deuros-quel-seralimpact-pour-les-finances-du-pays-11250395 12 La plateforme d’audit citoyen a quant à elle émis la proposition de combiner une émission de bons d’Etat à un taux intéressant, uniquement pour les ménages gagnant moins de 100.000 euros par an, avec une émission de type « emprunt obligatoire » à taux zéro pour les banques et les patrimoines les plus élevés. : http://www.cadtm.org/Memorandum-dela-plateforme-d-Audit-Citoyen-de-la-Dette-ACiDe-en-vue-des 13https://www.lalibre.be/debats/edito/2024/01/21/taux-depargne-fini-le-temps-des-courbettesBYCHZLYG5JBA7N3E5F5RWSCTHA/ Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 9 Nous pensons que cette orientation est une erreur. L’émission de bons d’Etat devraient viser quatre objectifs : 1. Diminuer notre dépendance à l’égard des marchés financiers. 2. Dégager des ressources pour financer des projets d’intérêt général et stratégiques 3. Proposer un placement intéressant aux détenteurs d’épargne. 4. Faire pression sur les banques. La question de la rémunération des comptes d’épargne peut donc rester un des objectifs à poursuivre. Mais à nos yeux, cela doit se régler autrement, notamment via une contrainte légale. Il est en effet scandaleux que les banques réalisent des profits « magiques » en plaçant les dépôts des épargnants à la BCE en recevant pour cela une rémunération de 4 %, pendant que ces mêmes épargnants voient la valeur de leur épargne s’éroder du fait de l’inflation et des faibles taux d’intérêts accordés par les banques commerciales. Imposer un taux plancher (à définir) ou imposer aux banques de créer un compte d’épargne réglementé par les pouvoirs publics (comme c’est le cas pour le Livret A ou le livret d’épargne populaire en France) doit être envisagé sérieusement. 4. Des obstacles insurmontables ? Dans sa réponse donnée en commission du budget, le Ministre déroule plusieurs arguments en termes de contraintes techniques : – « En vertu de la loi spéciale de financement, les émissions destinées au grand public doivent faire l’objet d’un accord explicite du ministre fédéral des Finances. (…) – Pour mettre en place un incitant comme celui-ci (précompte mobilier réduit de 15 %), la Région wallonne devra également passer par le Fédéral, étant donné que le précompte mobilier ne fait pas partie des compétences de la Région. (…) – La Wallonie ne dispose actuellement pas de la documentation lui permettant d’émettre un tel produit ni d’un réseau de distribution. – Comme rappelé précédemment, les bons d’État ne sont pas un produit financier nouveau, alors qu’il n’existe pas d’équivalent wallon. Il faudrait donc prévoir un processus de sensibilisation destiné aux particuliers, pour qu’une opération de ce type puisse réussir. » Il est évident qu’une telle opération doit se préparer correctement. À moins que ce soit pour justifier sa décision de ne pas agir, ces obstacles, aussi réels soient-ils, ne nous semblent pas insurmontables. Dans tous les cas, avant d’émettre un bon wallon, ils devront de toute façon être surmontés. Le Ministre a déclaré que « gouverner, c’est objectiver », mais gouverner, c’est aussi prévoir. En admettant même que l’émission d’un bon d’Etat wallon ne soit pas possible à court terme, ne serait-il pas judicieux de commencer dès à présent la préparation de cette émission, dont la préparation de la documentation, de la publicité, ainsi que les nécessaires discussions avec l’Etat fédéral ? Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 10 5. La FGTB wallonne oublie-t-elle qu’il faut refinancer les dettes qui arrivent à échéance ? Le Ministre déclare : « Lors de l’échéance dans 1 ou 3 ans, il faudrait réemprunter ce montant et donc refinancer. Apparemment, la FGTB a oublié cet élément. » Toute personne qui travaille un peu sur la question est consciente que, sauf bien sûr dans le cas d’une restructuration ou d’une annulation, il faut refinancer les montants empruntés lorsqu’ils arrivent à échéance, et cela, que l’on emprunte aux marchés financiers ou aux particuliers. L’Etat fédéral ne devra-t-il pas lui aussi refinancer son dernier bon à un an ? La réponse est oui. Une fois l’échéance arrivée, l’Etat devra financer ce montant. Elle pourra le faire, soit auprès des marchés financiers, soit, si les particuliers sont satisfaits et que les taux sont intéressants, en proposant un nouveau bon d’Etat. Des réflexions sont d’ailleurs déjà en cours pour savoir ce qui pourrait être fait lorsque les 22 milliards d’argent récoltés arriveront à échéance en septembre 2024. Dans l’Echo du 4 mars 2024, Jean Deboutte, directeur de l’agence de la dette, déclare : « Nous essayerons bien entendu à ce moment-là de reconduire les investissements dans un bon d’État à un an ou d’une durée plus longue, cela dépendra de l’évolution des taux14 ». La Région wallonne n’aurait-elle pas elle aussi un « coup à jouer » à ce moment-là ? Dans tous les cas, en quoi ce refinancement, qui a lieu dans tous les cas, constituerait un argument pour ne pas envisager d’émettre un bon d’Etat wallon ? 6. Un bon d’Etat wallon pourrait-il avoir du succès en terme de récolte ? (Le beurre) Il est évidemment difficile de répondre à cette question. Cela dépend d’une série de facteurs, dont deux très importants : le taux proposé aux épargnants et la maturité du bon. Lorsque le Ministre déclare que selon les calculs de ses équipes, un bon wallon en l’état ne rapporterait pas plus que 200 millions d’euros15, on se demande sur quelle base peut-on en arriver à ce seul et unique montant, sans objectiver quoi que ce soit, que ce soit en terme de taux ou de maturité … Le ministre persiste et signe, en affirmant « Je l’encourage vivement à aller consulter les résultats des deux dernières émissions à maturité de 5 et 8 ans : 26 millions sur 4 jours. Nous sommes loin des 22 milliards récoltés avec le bon d’État précédent16 ». Le Ministre semble donc très motivé à nous convaincre qu’un bon d’Etat ne rapporterait que des miettes. 14 https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/bon-d-etat-que-va-faire-l-agence-de-la-dette-apres-cesucces-mitige/10531014.html 15 https://moustique.lalibre.be/actu/belgique/2023/09/25/bon-detat-pourquoi-un-equivalent-en-wallonie-nest-pas-alordre-du-jour-270197 16 https://www.7sur7.be/economie/un-bon-detat-wallon-ni-le-beurre-ni-largent-du-beurre-ni-le-sourire-de-la-cremiere~a79a1c41/ Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 11 Il est évident que l’attractivité, et donc le succès, d’un bon d’Etat dépend essentiellement du taux et de la maturité de ce bon. Le Ministre l’admet d’ailleurs, lorsqu’il déclare que le succès d’une telle opération est «intrinsèquement liée au timing et à la spécificité du bon d’État émis »17. Comme nous l’avons écrit ci-dessus, il était évident que la dernière émission fédérale, avec des taux inférieurs à 2 % et des maturités de 5 et 8 ans, n’allaient pas rapporter énormément. C’était couru d’avance. De la même manière, la décision d’émettre un bon d’Etat en mars 2024 avec un précompte de 30% et donc un taux net de 2,1% (bien loin des 2,8% net du bon de septembre 2023) explique en grande partie le succès mitigé de ce bon (430 millions d’euros récoltés avec un objectif initial de 6 milliards). Il est évident que si précompte avait été fixé à 15%, le succès aurait été plus important. Certains ont d’ailleurs parlé d’un « gâchis collectif18 » ou d’une « occasion manquée19 ». Les succès, tant du « bon Van Peteghem » de 2023 que du « bon Leterme » de 2011, ont ces deux points en commun : un rapport taux/maturité attractif par rapport aux conditions du marché bancaire, et une communication d’ampleur. Lorsque ces deux éléments sont réunis, les citoyens belges (qui en ont les moyens) sont prêts à prêter massivement à l’État (pour rappel, il y a environ 300 milliards sur les comptes d’épargne). A l’heure actuelle, tout semble indiquer que la demande pour un bon avec un taux intéressant et une maturité relativement courte reste forte à l’heure actuelle. Jean Deboutte, directeur de l’Agence fédérale de la dette déclarait d’ailleurs en novembre 2023 : « Je suis sûr que si on avait fait la même opération qu’en septembre, au même taux environ, on aurait eu un très grand succès. Peut-être même un succès encore plus important qu’il y a trois mois20. » Nous pensons que les conditions sont globalement toujours réunies pour pouvoir le faire au niveau wallon, et que cela pourrait rapporter des montants importants à la Région. Mais cette « fenêtre d’opportunité » n’est certainement pas permanente, rien ne l’est. Que choisir ? Strictement ne rien faire ou déployer l’énergie et les compétences nécessaires pour analyser en profondeur la faisabilité et l’intérêt d’une telle mesure. 7. Quelle maturité pour le bon d’Etat wallon ? A nouveau, toutes les pistes devraient être envisagées sérieusement, comme le fait de proposer aux épargnants des bons wallons de court terme (un an) mais aussi avec une échéance plus longue, par exemple de 2 ou 3 ans, voire un peu plus. En ce qui concerne le court terme, le Ministre déclare : « Le profil de l’échéancier de la dette régionale directe ne permet pas à la Région d’émettre des montants conséquents à court terme. Les besoins à court terme du Fédéral sont tout autres par rapport à ceux de la Région. » 17 Commission parlementaire du 7 octobre. http://nautilus.parlement-wallon.be/Archives/2023_2024/CRAC/crac4.pdf (pp. 27-29) 18 https://www.lecho.be/economie-politique/belgique/federal/un-gachis-collectif-sur-le-bon-detat/10531080.html?utm_source=SIM 19 https://www.lesoir.be/571774/article/2024-03-01/moins-dun-demi-milliard-de-bons-detat-recoltes-une-occasionmanquee 20 https://www.lesoir.be/550010/article/2023-11-17/le-patron-de-lagence-de-la-dette-sur-le-bon-detat-nous-avons-dejatrop-dargent Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 12 Que les besoins de financement à court terme soient moins importants que le Fédéral, c’est un fait : le dernier rapport annuel de la dette publique wallonne montre en effet que la dette à court terme de la Région wallonne se situe aux alentours de 800 millions d’euros, ce qui n’est pas négligeable. Il n’y a donc a priori pas de raison de s’interdire d’émettre tout de même des bons régionaux à un an. Ajoutons que la Région wallonne pourrait décider à l’avance, à l’instar de ce qu’a fait récemment l’Etat fédéral, du montant maximum qu’elle souhaite lever, pourquoi pas dans le cadre d’une coordination avec l’Etat fédéral. Cela devrait se discuter. Par ailleurs, même dans le cas où la Région récolterait plus d’argent que nécessaire à court terme, cela ne constituerait pas nécessairement un problème. En effet, il a maintenant été démontré que le dernier bon fédéral de 1 an a permis à l’Etat de réaliser un « gain » de 150 millions d’euros. Des bons avec une maturité de deux, trois ans ou 5 ans devraient également être envisagés, voire priorisés. 8. Quel taux pour le bon d’Etat wallon ? Cela couterait-il plus cher que d’emprunter sur les marchés ? (L’argent du beurre) Si la question de la maturité est importante, celle du taux est clé. Proposer un taux « trop » bas, en particulier un taux plus bas que ceux « offerts » aux particuliers par les banques commerciales, aurait pour conséquence de récolter très peu de ressources. A l’opposé, proposer un taux plus élevé que ceux qui ont cours sur les marchés financiers provoquerait une perte financière pour la Région wallonne. La question est donc la suivante : la Région wallonne est-elle en mesure de proposer un taux avantageux, à la fois pour les particuliers et pour elle-même ? Dans sa sortie de décembre, le Ministre affirme le contraire : « les taux que nous aurions pu proposer aux citoyens auraient été plus élevés que ceux du marché. » Pourtant, en octobre 2023, selon la Cellule de la dette, cette affirmation n’était pas valable : « Selon la Cellule de la dette, dans les conditions de taux actuels, la Wallonie pourrait proposer un taux de 3,43 % brut à trois ans, ce qui donnerait un rendement net de 2,214 %, après déduction des coûts de placement et du précompte immobilier. ». A ce moment, « nous aurions pu … ». Bien sûr les taux, tant ceux des banques commerciales que ceux des marchés financiers, évoluent de jour en jour. Ils ont donc évolué depuis et il faut en tenir compte. Ont-ils évolué de telle façon qu’un bon d’Etat serait devenu inenvisageable ? Dans tous les cas, pour le Fédéral, ce n’est pas le cas. Quid pour la Région wallonne ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut donc s’intéresser à la fois aux taux sur les comptes d’épargne et aux taux pratiqués sur les marchés financiers. Concernant les taux sur les comptes d’épargne, il faut savoir que les 270 milliard qui sont sur les comptes d’épargne sont rémunérés en moyenne à du 0,7% … Pour les belges qui ont les moyens et la motivation nécessaire (les belges n’ont pas tendance à faire bouger leur argent), il est possible de trouver mieux que 0,7. Cela varie évidemment d’une banque à l’autre mais on peut affirmer Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 13 qu’on se situe globalement à l’heure actuelle un peu en dessous d’une rémunération nette de 2 % (dont la prime de fidélité), et un peu plus de 2 % pour les comptes à terme. On peut donc conclure, comme le sous-entend le Ministre (voir la citation dessous), qu’un taux net de 2,5 % serait réellement attractif pour les particuliers. Concernant les taux auxquels emprunte la Région sur les marchés financiers, il est plus difficile de les évaluer. En effet, contrairement au niveau fédéral, qui fournit toute une série de données importantes et régulièrement actualisées, notamment via l’Agence de la dette, les données concernant la dette wallonne sont très peu disponibles. Il est néanmoins possible d’estimer plus ou moins correctement ces taux, en s’appuyant sur les taux de référence, c’est-à-dire les emprunts de l’Etat fédéral (ce qu’on appelle les OLO – Obligations linéraires Obligatie), et en y ajoutant ce qu’on appelle un spread, c’est-à-dire le différentiel de taux. Selon nos informations, ce « spread » est d’environ 40 points de pourcentage (0,4 %). Cela se confirme notamment lors de la présentation du Budget initial 2024 du gouvernement où on peut voir que l’emprunt de 10 ans était de 3,37 %, avec un spread de 45,9 points de pourcentage. Calculons maintenant, en posant l’hypothèse d’un spread de 40 points de pourcentage par rapport aux OLO, le taux auquel emprunte la Région sur les marchés financiers. Taux sur les marchés financiers (février 2024) 1 an 2 ans 3 ans 4 ans 5 ans 6 ans 7 ans 8 ans 9 ans 10 ans Fédéral (OLO) 3,4 3,0 2,6 2,5 2,5 2,6 2,6 2,7 2,8 2,9 RW (Fédéral +0,4 %) 3,8 3,4 3,0 2,9 2,9 3,0 3,0 3,1 3,2 3,3 Cette estimation, tant au niveau des taux qu’au niveau du spread semble correcte, puisque, dans sa réponse donnée en mars en commission du Budget, le Ministre déclare : Concernant les besoins de financement à lever auprès des marchés financiers en 2024, ils s’élevaient à 2,5 milliards d’euros. À la fin du mois de janvier, la Région wallonne a réalisé une émission obligataire sociale en deux tranches pour un total de 1,5 milliard d’euros : – une première tranche d’une maturité de 6 ans, qui a permis de lever 700 millions d’euros, à un taux all-in de 3,052 %, dont un spread de 47,47 points de base ; Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 14 – une seconde tranche d’une maturité de 19 ans, qui a permis de lever 800 millions d’euros, à un taux all-in de 3,715%, dont un spread de 44,79 points de base. Des chiffres fantaisistes annoncés dans la presse ? Comparons maintenant ces données avec l’affirmation du Ministre lors de sa sortie en décembre 2023 : « si la Région offrait un taux de 2,5 %, il y aurait un différentiel potentiel de 0,7 % à 1 an, de 1,3% à 3 ans, de 1,4 % à 5 ans et de 1,6 % à 8 ans ». Cette déclaration manque à tout le moins de transparence, mais tentons de l’analyser. Commençons par supposer qu’il parle bien d’un taux net de 2,5 %. Cela veut dire qu’il faudrait offrir un taux brut plus élevé, car il faut tenir compte du précompte (30% ou 15%) et des coûts de placements (hypothèse de 20 points de base). Cela signifie que pour offrir un taux net de 2,5% aux particuliers, avec un précompte de 30%, il faudrait offrir un taux brut d’environ 3,6%. Si on reprend maintenant sa déclaration : « Si la Région offrait un taux de 2,5 %, il y aurait un différentiel potentiel de 0,7 % à 1 an, de 1,3 % à 3 ans, de 1,4 % à 5 ans et de 1,6 % à 8 ans », cela signifierait donc que, selon cette affirmation, la Région emprunterait sur les marchés financiers, aux taux respectifs suivants : – 1 an : 2,9 % (« différentiel de 0,7 % ») – 3 ans : 2,3 % (« différentiel de 1,3 % ») – 5 ans : 2,2 % (« différentiel de 1,4 % ») – 8 ans : 2 % (« différentiel de 1,6 % ») Cela ne colle pas du tout avec le tableau ci-dessus (« Taux sur les marchés financiers » (février 2024) ). Ces chiffres nous paraissent fantaisistes, notamment parce qu’ils signifieraient que la Région emprunterait à un taux inférieur à l’Etat fédéral, ce qui est impossible. D’où vient cette erreur et cette différence ? Cette question doit être éclaircie. En repartant de nos hypothèses et estimations, la situation par rapport à la possibilité d’émettre un bon wallon est bien différente que celle définie par le Ministre, à savoir, selon lui, une mesure qui couterait inévitablement des centaines de millions d’euros aux finances publiques wallonnes. Bon à un an La Région wallonne pourrait en effet proposer un bon d’Etat wallon à 1 an à du 3,6% brut (2,5 % net), sans que cela ne coute rien aux finances publiques, au contraire, puisqu’elle emprunte (selon notre hypothèse) à 1 an à du 3,8 %. Il nous semble intéressant de poser également une hypothèse supplémentaire, à savoir le fait d’avoir un accord avec le Fédéral pour bénéficier d’un taux de précompte réduit de 15 %. Dans ce cas, la situation devrait être encore plus favorable : elle pourrait proposer un taux brut de 3,6 %, qui donnerait cette fois un rendement net de 2,9 %21, ce qui serait très attractif. Bon à 3 ans Pour ce qui est d’un bon à 3 ans, la situation est un peu différente puisque la Région emprunte actuellement (selon nos estimations) à du 3,0%. Difficile donc de proposer des taux bruts à 3,6% 21 Le dernier bon fédéral de 1 an avait un rendement de 3,3 % brut pour arriver à un rendement net de 2,81 %. Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 15 sans effectivement perdre un peu d’argent. Mais elle pourrait offrir un taux brut de 3,0 %, ce qui donnerait un rendement net de 2,1% avec un précompte de 30 %. Ce n’est pas magnifique, mais cela reste relativement intéressant. Pour rappel, même si le dernier bon d’Etat avec un taux brut de 3% et un taux net de 2,1% (précompte de 30%) n’a pas eu le succès escompté, il a tout de même permis de récolter 430 millions d’euros. Dans le cas où le précompte serait de 15 %, le taux net serait de 2,5%, ce qui deviendrait à nouveau réellement attractif. Emettre un bon d’Etat wallon reste donc à nos yeux une possibilité sérieuse à envisager. Dans tous les cas, la balayer d’un revers de la main en affirmant que la Wallonie n’aurait « ni le beurre, ni l’argent du beurre, ni le sourire de la crémière », et que cela couterait inévitablement des centaines de millions d’euros aux finances wallonnes, nous semble contraire à la réalité. Ajoutons deux éléments récents : 1) Selon les calculs du professeur Eric Dor, emprunter auprès des particuliers coûte moins cher à la Belgique que lever des fonds via les investisseurs institutionnels, et que « le bon d’État permet une économie de 4 millions d’euros par milliard emprunté ». 22 2) Contrairement aux affirmations de la Ministre fédérale, Alexia Bertrand23, l’agence de la dette a confirmé que l’avantage fiscal du bon d’État à un an est bon pour l’État24. 9. L’émission d’un bon d’Etat wallon aurait-il pour conséquence d’augmenter les taux pratiqués par les marchés financiers ? (Le sourire de la crémière) A plusieurs reprises, le Ministre affirme que l’émission d’un tel bon aurait pour conséquence d’augmenter les taux pratiqués par les marchés financiers. Le 7 octobre : « Si la Région souhaite émettre un taux concurrentiel attractif pour les épargnants, elle serait certainement amenée à s’écarter de ses références actuelles en termes de spread, c’est-à-dire d’augmenter le différentiel de taux par rapport aux obligations fédérales de référence, ce qui constituerait un signal perçu par les emprunteurs institutionnels auxquels nous recourons majoritairement, avec in fine un risque d’augmentation des taux pratiqués par ceux-ci pour prêter à la Région ». Et le 7 décembre : « Cette mesure pourrait également avoir un effet pervers avec une hausse des taux pour l’ensemble de notre financement puisque les marchés pourraient aligner leurs taux sur ceux offerts aux particuliers avec le bon d’État wallon25 ». Ce raisonnement semble très contestable et contraire à la réalité. En effet, un gouvernement qui montre qu’il est capable de se passer des marchés financiers (dans ce cas-ci en récoltant l’épargne 22 https://www.lecho.be/les-marches/actu/general/le-bon-d-etat-permet-une-economie-de-4-millions-d-euros-par-milliard-emprunte/10527113.html 23 https://www.rtbf.be/article/alexia-bertrand-open-vld-on-a-fait-tellement-deffort-budgetaire-que-ce-nest-pas-le-moment-de-se-laisser-aller-11329358 24 https://www.lecho.be/tablet/newspaper/une/l-avantage-fiscal-du-bon-d-etat-a-un-an-est-bon-pour-l-etat/10526690 25 https://www.7sur7.be/economie/un-bon-detat-wallon-ni-le-beurre-ni-largent-du-beurre-ni-le-sourire-de-la-cremiere~a79a1c41/ Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 16 de ses résidents) constitue un message fort, qui a en règle générale, des conséquences positives sur les taux. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé avec le dernier bon d’Etat fédéral. Le directeur de l’Agence de la dette a en effet indiqué que le succès du bon d’Etat a eu un effet positif sur les taux d’intérêt belges, qui ont légèrement baissé par rapport à ceux des pays voisins au début du mois de septembre. Ajoutons que c’est également ce qui s’est passé lors de l’émission du « Bon Leterme » en novembre 2011, qui avait récolté à l’époque 5 milliards d’euros. Alors que la Belgique était mise sous pression par les agences de notation depuis plusieurs mois, cette opération, en envoyant un signal fort aux marchés, a eu pour effet de diminuer les taux auxquels elle a pu se financer sur le marché des capitaux internationaux, y compris après la dégradation de la note de la Belgique le 26 novembre 2011 par Standard & Poor’s. Cette diminution s’est poursuivie, malgré la dégradation de la note le 16 décembre par Moody’s et le 27 janvier 2012 par Fitch. Entre le 25 novembre et le 27 janvier, la Belgique a en effet vu son taux d’intérêt passer de 5,8 % à 3,6 %… Signalons que cette diminution constante de taux n’est évidemment pas due essentiellement au bon Leterme, mais bien à la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) appliquée à l’époque, à savoir une injection massive de liquidités dans la sphère financière (quantitative easing). Mais dans tous les cas, il est clair que le bon Leterme a eu un impact positif sur les taux. Ajoutons également que cet exemple du bon Leterme nous montre une autre chose importante : les agences de notation sont loin d’être les seules à pouvoir agir sur le niveau des taux d’intérêt. En guise de conclusion Il ne s’agit pas d’affirmer que l’émission d’un bon d’Etat au niveau wallon peut se mettre en place d’un claquement de doigt, mais bien de montrer que c’est loin d’être une option désastreuse à écarter directement, comme voudrait nous le faire croire le Ministre. Gouverner, c’est prévoir. Et à nos yeux, ne rien faire aujourd’hui constitue une erreur importante. Nous pensons que cette proposition mériterait d’être investiguée sérieusement dès maintenant. Si les conditions sont réunies, elle devrait être mise en œuvre dans des délais raisonnables. Même dans le cas où elle ne rapporterait pas l’argent escompté, elle constituerait une expérience et un savoir-faire acquis, qui pourrait être renouvelés à un autre moment. Un outil important de financement serait en place, ce qui rejoindrait une des conclusions importantes de la Cellule de la dette : « Proposer ce type de produit pourrait être une source de diversification des moyens de financement dans le futur. » Ne soyons pas naïf. La mise en œuvre d’une telle mesure n’est pas du goût des banques. Le sourire de la crémière dont parle le Ministre se rapproche plutôt d’un grincement de dentt de la banquière. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne faut pas le faire. Au contraire, d’une part les banques réalisent des profits très importants depuis plusieurs années, notamment en bénéficiant d’un taux Bons d’Etat au niveau wallon : bonne idée ou projet injuste ? ______________________________________Mars2024 17 de 4 % pour ses dépôts à la BCE. D’autre part, il est fondamental de rechercher toutes les alternatives possibles pour desserrer l’étau dans lequel se trouvent les finances wallonnes. Si un jour, les agences de notations et les marchés financiers décidaient d’attaquer la Région wallonne, avec un outil comme les bons d’Etat au niveau wallon, elle serait en meilleure posture pour réagir. La diminution de notre dépendance aux marchés financiers devrait constituer une priorité pour tout gouvernement, actuel et futur.
PETIT TRAITÉ DE SOCIOLOGIE ANIMALE Retour à la source de nos collectifs humains Étude • Bruno Poncelet • Décembre 2023 CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 52 • F. 081/26 51 51 cepag@cepag.be • www.cepag.be Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 2 Durant tout le XXe siècle, nous n’avons cessé de nous raconter des histoires sur nos différences supposées avec le monde animal. Selon les penseurs et les époques, nous avons ainsi tour à tour été les seuls à être aptes à réfléchir grâce à notre gros cerveau, les seuls à utiliser des outils grâce à nos mains habiles, les seuls à faire preuve d’empathie vis-à-vis de nos semblables, ou bien encore les seuls à être capables de ressentir des émotions comme l’amour, l’amitié, le sens de la famille, etc. Toutes ces histoires à propos de nos différences supposées avec le monde animal ne sont pas universelles, mais bien culturelles. Leurs racines plongent loin dans l’histoire occidentale (on peut les faire remonter à la Grèce de l’Antiquité et au christianisme de l’époque médiévale), même si leur essor contemporain est surtout dû aux derniers siècles parcourus… C’est en effet principalement à partir du XVIe siècle et la colonisation de « l’Amérique » que les Européens se sont raconté une histoire où ils étaient les seuls à détenir la Vérité (il n’existe qu’un seul Dieu, et c’est celui du Nouveau testament), toutes les autres populations du monde étant perdues dans de fausses et perverses croyances sataniques qu’il fallait annihiler à tout prix. Ce qui justifiait évidemment l’entreprise coloniale… Ensuite, quand on a cessé de croire en Dieu pour devenir laïcs au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, on a certes supprimé les mots Dieu et Diable du vocabulaire officiel, mais le fond de l’histoire n’a pas changé d’un iota : nous étions devenus le phare avancé, la civilisation utilisant la Raison pour se gouverner quand les peuples primitifs (et colonisés) du monde entier étaient perdus dans des Instincts bestiaux les rapprochant des animaux et de la nature. Les Occidentaux étaient à l’époque tellement convaincus de leur supériorité que certains scientifiques du XIXe siècle passaient leur temps à mesurer des crânes pour établir une hiérarchie biologique et physique entre les races. Sans surprise, l’Homme blanc arrivait en tête devant tous les autres. De même, il était évident pour les chercheurs de l’époque que les hommes étaient supérieurs aux femmes… Bref, le racisme colonial et patriarcal imposait de penser un monde où le mâle était supérieur aux femelles, où la peau blanche était gage d’une intelligence supérieure, et où le fait de marcher sur deux pieds tout en possédant un gros cerveau nous rendait supérieur aux animaux. Une vision du monde qui survit hélas encore de nos jours, notamment lorsque des supporters de football lancent des cris de singe pour insulter un joueur à la peau noire… ou lorsque des gens se remettent à voter massivement pour l’extrême droite. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 3 Quand trois femmes refondent l’éthologie1 Et pourtant, une révolution scientifique a eu lieu au milieu du XXe siècle pour reconsidérer complètement nos croyances naïves à l’égard du monde animal. À une époque où les sciences étaient encore quasi-exclusivement masculines, le paléoanthropologue Louis Leakey (1903-1972) a eu la bonne idée de confier des missions éthologiques de terrain à trois pionnières : – dans les années 1960, Jane Goodall (née en 1934) est allée observer les chimpanzés d’Afrique de l’Est en Tanzanie ; – à la même époque, Dian Fossey (1932-1985) est partie voir comment vivaient les gorilles au Rwanda ; – enfin, dans les années 1970, Biruté Galdikas (née en 1946) affronte la forêt tropicale d’Indonésie et de Malaisie pour apprendre à connaître les orangs-outans. Grâce à ces trois femmes faisant preuve de patience, d’empathie et d’esprit analytique à l’égard des sujets qu’elles observaient, les croyances naïves sur la simplicité des primates ont été profondément bousculées… Tellement bousculées que la plupart des critères que nous nous sommes inventés pour distinguer l’humanité des autres primates se sont avérées être des caractéristiques que nous partageons avec de nombreuses espèces animales contemporaines. Mieux : non seulement ces caractéristiques ne sont pas notre attribut exclusif, mais ce sont de lointains ancêtres animaux (présents sur Terre bien avant nous) qui les ont créées et façonnées. Du coup, il est intéressant de se poser la question : que partageons-nous avec les autres animaux ? Et qu’est-ce que ces ressemblances peuvent nous apprendre sur nous-mêmes et sur nos vies en société ? Certes, pour penser avec un certain recul des mots comme autorité, démocratie, liberté ou solidarité, pour voir comment ils ont existé à différentes époques, on peut se tourner vers les sciences humaines. Les livres d’histoire et les fouilles archéologiques nous permettent de découvrir de grandes civilisations passées, dotées d’un pouvoir central gravant ses envies de grandeur dans la pierre éternelle de somptueux édifices. Plus modestes par la taille mais beaucoup plus importantes par le nombre, les sociétés dépourvues de pouvoir central ont été visitées par de nombreux ethnologues dont les études de terrain ont donné vie à une discipline académique – l’anthropologie – qui met en avant l’incroyable diversité des manières de vivre de l’humanité. Toutefois, la plupart des récits ethnologiques remontent à peine à quelques siècles alors que l’espèce humaine la plus ancienne recensée (à savoir Homo habilis) vécut il y a 2,4 millions d’années ! Pour surmonter cet écueil chronologique et débusquer les plus lointaines racines de l’humanité, il faut alors se tourner vers une science a priori moins humaine : l’éthologie. Évidemment, l’étude des comportements animaux est un champ de recherches qui peut sembler bizarre pour parler de nous. Pourtant, sa pertinence s’explique en raison d’une théorie scientifique qui a révolutionné la manière de comprendre notre lointain passé. 1 Il s’agit de la discipline scientifique étudiant les comportements animaux (humains compris). Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 4 L’évolution des espèces : une théorie révolutionnaire Le XIXe siècle fut pour partie un monde de découvertes scientifiques bousculant les idées reçues, parfois jusqu’à scandaliser certains milieux conservateurs ne pouvant accepter une remise en cause de leurs préjugés ancestraux. Ainsi, durant toute l’époque médiévale occidentale, la Bible narrait la genèse d’un genre humain commencée dans un lieu idéal – le Paradis céleste – où un Dieu unique tout puissant avait créé deux êtres immortels : Adam et Ève. Dans la foulée, pour les distraire, Dieu avait également créé les animaux tels que nous les connaissons. Mais suite au Péché originel commis par Ève, Dieu devenu furieux avait condamné le couple humain originel (et l’ensemble des animaux) à vivre en exil dans un monde putrescible où toute vie était mortelle : la Terre. S’il n’était pas encore question de critiquer le patriarcat profondément enfoui dans cet imaginaire monothéiste, un grand coup de balai allait toutefois être donné dans cette vision chimérique de nos origines avec une théorie révolutionnaire : l’évolution des espèces. Présentée conjointement par Charles Darwin (1809-1882) et Alfred Russel Wallace (1823-1913) au milieu du XIXe siècle, l’hypothèse selon laquelle les espèces vivantes ne sont pas apparues ex nihilo, telles que nous les connaissons, mais résultent d’une lente et graduelle évolution à partir d’ancêtres communs était pour le moins décapante. Tellement décapante que les êtres humains ne furent pas évoqués de façon explicite dans les premiers écrits de Darwin et Wallace. En dépit de cette prudente réserve, les deux scientifiques subirent de virulentes critiques à l’encontre de leur théorie que d’aucuns jugeaient aberrante… même si elle reçut également des soutiens importants. De l’eau a depuis coulé sous les ponts et les enfants spirituels de Darwin et Wallace ont poursuivi leur quête scientifique. Tout au long du XXe siècle les recherches paléoanthropologiques du chaînon manquant, avec les célèbres fossiles Lucy et Toumaï notamment2 , combinées aux progrès plus récents de la génétique n’ont cessé de confirmer et d’affiner la théorie de l’évolution des espèces… au point que sa validité générale ne souffre plus aucun doute. C’est donc une certitude : les Homo sapiens que nous sommes partagent une longue histoire commune avec l’ensemble des vivantsi . Un parcours commun entamé il y a des milliards d’années (si on remonte aux premières formes de vies microbiennes) ou des centaines de millions d’années (si on remonte aux premiers animaux) durant lesquelles les espèces n’ont cessé d’évoluer et de se diversifier. Dans ce cheminement incroyablement long, nos lointains ancêtres ont emprunté exactement les mêmes bifurcations que l’ensemble des primates apparus il y a environ 65 millions d’années avec leur buste droit, leurs épaules mobiles, leurs mains préhensibles et leurs yeux orientés vers l’avant pour percevoir la profondeur. Il y a une quarantaine de millions d’années, nous prenons le sentier des primates anthropoïdes dotés d’un visage raccourci, d’arcades dentaires courtes et d’oreilles osseuses. En leur sein, le groupe des grands singes auquel nous appartenons abandonne la queue arrière et opte pour un buste plus droit il y a environ 30 millions d’années. Vient alors l’heure des adieux à nos plus proches cousins contemporains : nos ancêtres se distinguent de ceux des orangs-outans il y a environ 16 millions d’années, puis disent au revoir à ceux des gorilles il y a à peu près 9 millions d’années. Finalement, c’est aux alentours de huit à 2 Aucun de ces deux fossiles n’est rangé parmi les espèces humaines proprement dites. On pense que l’espèce Sahelanthropus tchadensis (à laquelle appartenait Toumaï) est un ancêtre encore commun aux humains et à nos proches cousins bonobos et chimpanzés, tandis qu’Australopithecus afarensis (alias Lucy) pourrait être une espèce amorçant le genre humain auquel elle n’est toutefois pas rattachée, notamment parce qu’elle privilégiait manifestement la marche sur quatre membres plutôt que la bipédie. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 5 six millions d’années que notre cheminement évolutif se distingue de celui de nos plus proches cousins encore vivants : les bonobos et les chimpanzés (lesquels ne se sont séparés les uns des autres qu’il y a deux millions d’années environ)3 . Certes, il faudra encore du temps et une foisonnante diversité d’espèces humaines (avec notamment les Homo habilis, Homo erectus et autres Homo neanderthalensis) avant qu’émerge notre espèce proprement dite : les Homo sapiens. Leurs plus vieux restes fossiles identifiés à ce jour remontent à 300.000 ans, soit à peine le temps de cligner des yeux à l’échelle des temps géologiques… Pour illustrer ce fait, prenons comme référence la naissance des premiers mammifères : depuis l’apparition de ces êtres à sang chaud au corps couvert de poils il y a 225 millions d’années, nous avons évolué de façon similaire à l’ensemble des primates durant 71% du temps écoulé, et avons déambulé durant 97% en compagnie des chimpanzés et des bonobos ; quant au petit sentier spécifique à notre espèce, les Homo sapiens, il pèse à peine pour 0,13% du temps écoulé ! Pour se faire une représentation visuelle de la chose, imaginez que les 225 millions d’années de présence des mammifères sur Terre soient comprimées dans un ballon de basket de 24 centimètres de diamètre, soit un volume total de 7.234,56 cm³. En comparaison et en respectant l’échelle des proportions, toute l’histoire des Homo sapiens tiendrait dans une sphère presque deux fois plus petite qu’une balle de ping-pong4 ! Si on préfère se représenter la chose de façon linéaire, la différence est encore plus impressionnante : si les 300.000 ans d’histoire d’Homo sapiens étaient condensés sur une ligne du temps longue de 20 centimètres (ce qui équivaut à la circonférence d’une balle de tennis), alors l’histoire des mammifères nécessiterait une ligne du temps d’un total de 150 mètres (ce qui est supérieur au périmètre cumulé de deux terrains de tennis pour des matchs en double) ! On peut encore le dire comme suit : dans un livre constitué de 750 pages exclusivement consacré à l’histoire des mammifères, la partie relative à notre espèce tiendrait toute entière sur la seule et dernière page ! Pour qui s’intéresse à nos lointaines origines sans trop de préjugés, une conclusion évidente s’impose : même lorsque les vestiges matériels manquent pour raconter l’histoire des premiers humains, on peut s’en approcher en s’intéressant aux fondamentaux partagés avec de nombreuses espèces vivantes contemporaines. Non parce que ces dernières auraient cessé d’évoluer pour rester figées à jamais dans un lointain passé (ce qui n’est évidemment pas le cas). Plus simplement, la présence de caractéristiques largement partagées avec d’autres espèces animales reflète vraisemblablement des facultés communes acquises il y a longtemps. Autrement dit, interroger les manières de vivre des tout premiers représentants du genre Homo passe d’abord par une compréhension des héritages millénaires que nous avons reçus de lointains ancêtres non humains. Et n’en déplaise aux partisans du libéralisme économique vouant un culte forcené à l’individualisme, l’un des héritages les plus importants est 3 Ces estimations se basent sur l’analyse des gènes et le concept d’horloge moléculaire, dont les « aiguilles » mesurent l’importance de l’écart génétique entre deux espèces possédant un même ancêtre commun. Sachant qu’il existe de l’ADN codant (dont les gènes sont actifs) et non codant (considéré comme non actif, à tort ou à raison), la méthode retenue peut faire diverger les résultats de plusieurs millions d’années. Si l’on prend les aiguilles les plus larges (à savoir l’ADN non codant), notre écart génétique avec les orangs-outans est de 3,1%, contre 1,6% avec les gorilles et seulement 1,2% avec les chimpanzés (un chiffre à diviser par deux et qui chute sous la barre des 0,6%, si l’on veut mesurer l’écart d’ADN codant nous séparant des chimpanzés). Source : L’Histoire de l’homme (enquête sur nos origines), hors-série n°26 du magazine Les mystères de la science, 2019, p.25. 4 Le calcul est le suivant : 0,13% d’un volume de 7.234,56 cm³ équivaut à un volume approximatif de 9,4 cm³, soit une sphère de 2,6 centimètres de diamètre… à comparer aux 4 centimètres de diamètre d’une balle de ping-pong. Pour l’exemple suivant, il faut savoir qu’un terrain de tennis (pour des matchs en double) a un périmètre total de 69,48 mètres et que 225 millions d’années équivaut à 750 fois les 300.000 ans d’histoire Homo sapiens. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 6 assurément la création de collectifs générant, dans leur sillage, bien d’autres innovations fondamentales. Les héritages non humains : une part oubliée de notre histoire La vie en société a des origines qui se perdent dans la nuit des temps. Si les premières formes de vie microbiennes étaient composées de cellules uniques, évoluant de façon indépendante les unes des autres, les choses ont changé au bas mot il y a 1,6 milliard d’années. À en croire les fossiles retrouvés, certains organismes microbiens ont alors décidé de vivre et de coopérer ensemble pour former les premières algues multicellulaires. À l’époque, chaque être cellulaire composant une colonie végétale restait en tout point identique aux petits êtres cellulaires voisins. Mais voilà qu’un beau jour, remontant à environ 600 millions d’années, la vie collective engendra une innovation fondamentale : la spécialisation cellulaire. Peu à peu, les multiples cellules composant un être vivant ont commencé à se distinguer les unes des autres pour former des tissus spécialisés dans certaines tâches – comme la vue, l’ouïe, l’odorat, la respiration ou la digestion – au sein d’un système organisé et cohérent de plus en plus complexe. Notre corps, avec ses multiples organes aux fonctions spécialisées, est le fruit de cette innovation collective : la spécialisation des tâches cellulaires. Parmi ces cellules spécialisées, certaines nous offrent la faculté de percevoir le monde alentour et d’échanger des messages avec nos semblables. Des facultés nées au fond des océans, il y a plusieurs centaines de millions d’années, quand les premières espèces animales marines ont développé une vaste panoplie d’outils de communications reposant sur la perception de l’électricité (ondes électromagnétiques), de la chimie (odeurs), de la lumière (contacts visuels), des sons (échanges d’ondes acoustiques) et du toucher. Ainsi, dans un banc de poissons, chaque membre parvient à synchroniser parfaitement sa nage avec ceux qui l’entourent grâce aux perceptions tactiles des vibrations mécaniques de l’eau produites par les mouvements de chacun d’eux. De même, les requins ne sont pas que des prédateurs effrayants, loin s’en faut. Ils sont aussi capables de diplomatie en exprimant leurs intentions pacifiques via certaines postures gestuelles spécifiques5 que comprennent à merveille leurs congénères et les poissons nettoyeurs. Ces derniers savent alors quand s’aventurer, sans prendre trop de risques, dans la gueule entrouverte des squales pour se nourrir des lambeaux de proies restés accrochés dans leurs dents, les requins bénéficiant en retour de soins dentaires de qualité. Dotées de facultés de communication, certaines espèces ont fait le choix de vivre au sein de collectifs plus ou moins durables car ceux-ci présentent un certain nombre d’avantages6 . Chez les végétaux, c’est le cas des arbres grégaires qui forment des systèmes forestiers leur permettant d’aménager un territoire en fonction de leurs besoins, que ce soit en stockant collectivement de l’eau 5 Chez le requin blanc, par exemple, avancer lentement avec les nageoires pectorales bien droites est un gage d’intentions pacifiques. À l’inverse, incurver le dos et les nageoires pour en révéler la pointe intérieure noire traduit de l’agacement et de l’hostilité susceptible de dégénérer en attaque. Source : Steve Greenwood, Dans le sillage des requins, épisode 3 (Les secrets de tournage), 2015. 6 Citons notamment le fait de prendre soin les uns des autres, la protection collective d’un territoire et des membres de la troupe, l’organisation de chasses coordonnées, la limitation des conflits pour l’accès à des ressources rares, la mise en place de crèches collectives et la transmission intergénérationnelle de savoir-faire, sans oublier le fait de vivre à proximité de proches, familiers et autres amies. Nous reviendrons brièvement sur tous ces points dans cette étude. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 7 sous terre ou en modulant la température de l’air ambiant (ce qu’un arbre seul est incapable de faire). Par ailleurs, les forêts ont bâti (des millions d’années avant nos États-Providence) des systèmes de sécurité sociale où certains arbres, mieux pourvus en ressources grâce à leur localisation, offrent une partie de leurs nutriments à des arbres moins bien lotis via les réseaux souterrains de champignons qui interconnectent leurs racines. Une solidarité aux bénéfices partagés car les arbres occupant les meilleures positions, s’ils ne devaient penser qu’à eux-mêmes, grandiraient tellement qu’ils dépasseraient largement tous les autres et se mettraient en danger face à des vents puissants. En étant solidaires, ils peuvent compter sur le rideau collectif des arbres qui les ceinturent pour former, les soirs de tempête, un bouclier protecteur ralentissant le vent furibond et atténuant ses morsures cinglantesii . Dans le monde animal, de nombreuses espèces ont également fait le choix de vivre en société. Qu’elle soit permanente ou épisodique, cette vie en communauté est par ailleurs souvent décisive pour la continuité de l’espèce. Nombre d’oiseaux, par exemple, forment des couples unis où la femelle et le mâle coopèrent au moment de se reproduire : que ce soit pour couver les œufs ou nourrir les oisillons, le fait d’être deux permet d’assurer ces tâches essentielles avec un maximum d’efficacité pour assurer la survie des petits. Chez la plupart des mammifères, la répartition des tâches parentales est beaucoup plus déséquilibrée car ce sont les femelles qui portent puis allaitent les petits : ces dernières jouent donc un rôle essentiel dans le soin et l’éducation des jeunes, alors que la participation des mâles est beaucoup plus aléatoire (voire totalement nulle chez les espèces où les mâles ne vivent jamais en compagnie des femelles). Même s’il existe d’autres raisons que la reproduction pour vivre ensemble, le fait de prendre soin d’un nombre limité de bébés a sans doute joué un rôle fondamental dans la manière de créer des collectifs, notamment chez les mammifères où les femelles coopèrent souvent ensemble pour élever leurs petits. Pour donner quelques exemples concrets, suivons les pas du biologiste Laurent Tillon rendant visite à des animaux qui n’ont pas toujours bonne réputation dans nos têtes, alors qu’ils nous ressemblent beaucoup sur certains traits fondamentaux : les chauves-souris7 . Vivre en famille et se faire des amis : deux manières (et bonnes raisons) de faire société Les chauves-souris sont apparues sur Terre il y a environ 65 millions d’années, soit l’époque où nos ancêtres optaient pour la route de l’évolution des primates. Malgré cette divergence de destinées, les chauves-souris sont – comme nous – des mammifères. Soit des animaux au corps couvert de poils, se reproduisant par la rencontre d’un mâle et d’une femelle, et dont le sang chaud réclame beaucoup d’énergie. Autrement dit, les chauves-souris ont besoin de s’alimenter régulièrement. Comme leurs régimes alimentaires sont souvent très spécifiques (certaines ne mangent que des insectes, d’autres mangent des fruits ou butinent le nectar des fleurs, etc.), les nombreuses espèces qui vivent sous des climats tempérés ont un sérieux problème : durant l’hiver, les ressources nécessaires à leur existence disparaissent ou s’étiolent drastiquement. Pour contourner ce problème et économiser un maximum d’énergie, les chauves-souris concernées mettent leurs fonctions vitales en sommeil en hibernant durant l’hiver. Au printemps, lorsque la belle saison arrive et qu’elles se réveillent, elles sont encore loin d’être tirées d’affaire : souvent minuscule, leur corps est particulièrement sensible au mauvais temps, 7 Sauf mention contraire, les passages évoquant la vie des chauves-souris dans les paragraphes qui suivent sont inspirés du livre Les fantômes de la nuit (des chauves-souris et des hommes), publié en 2023 par le biologiste Laurent Tillon. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 8 à la pluie ou au gel tardif. Pour les chauves-souris femelles, manger et reprendre des forces est pourtant vital car elles vivent une grossesse à retardement : alors qu’elles se sont reproduites à l’automne, le sperme du mâle a été conservé dans un sac interne et n’est libéré pour féconder l’ovule qu’au printemps. Après un à deux mois de gestation, la femelle chauve-souris donne naissance à un petit (voire deux chez certaines espèces) qui s’avère particulièrement fragile : il est aveugle, complètement dépourvu de poils, incapable de réguler sa température et a donc besoin d’être réchauffé en permanence. (Notons la similitude avec nos bébés humains, eux aussi entièrement dépendants des soins prodigués par les adultes.) Le problème est d’autant plus sérieux que les mamans chauves-souris ont besoin de faire le plein de nutriments, afin de produire le lait dont se nourrira leur bébé. Pour relever ce défi épineux, les femelles chauves-souris optent pour une stratégie collective : elles élisent domicile dans un même lieu qu’elles transforment en nurserie. Pendant que certaines mamans partent chasser, les autres femelles de la colonie restent dans la nurserie qu’elles réchauffent par la présence de leurs corps agglutinés. Ainsi, les chauves-souriceaux restent à l’abri du froid même s’ils sont incapables de réguler la température de leur corps. Comme les chauves-souris et de nombreuses autres espèces de mammifères (cachalots, éléphants, hyènes, lionnes, orques, suricates, etc.), il y a fort à parier que notre espèce a misé sur un collectif d’adultes s’entraidant pour élever et protéger des bébés particulièrement fragiles à leur naissance, et nécessitant même des années de soins et d’éducation avant de devenir autonomes. Mais vivre en société ne se fait pas tout seul. Cela réclame une capacité à interagir avec les autres de façon aussi coordonnée et paisible que possible. Autrement dit, les espèces animales qui ont appris à vivre en société ont aussi développé des facultés sociales spécifiques. Parmi celles-ci, on trouve notamment l’empathie (savoir se mettre à la place de l’autre pour comprendre ce qu’il ressent) et l’attachement sentimental (développer des relations privilégiées avec certains êtres vivants qu’on préfère à d’autres). Bien que variables d’une espèce à l’autre8 , ces facultés sociales sont apparues longtemps avant les premiers humains car on les retrouve chez de nombreuses espèces communautaires, allant notamment des oiseaux grégaires aux mammifères sociaux. Basée sur l’empathie et l’attachement sentimental, la « colle sociale » pour se lier les uns aux autres peut changer de formule d’une espèce à l’autre. Pour rester dans le monde des chauves-souris, certaines espèces donnent la priorité absolue aux relations familiales tandis que d’autres espèces se regroupent sur base d’affinités personnelles où la réciprocité est cruciale. Ainsi : le murin de Bechstein, une chauve-souris qui vit et chasse des insectes dans les forêts européennes, se regroupe sur base de liens familiaux : « Une femelle donne naissance à un seul jeune. S’il s’agit d’un mâle, il devra quitter le groupe à la fin de l’été. Mais s’il s’agit d’une femelle, alors elle pourra rester et contribuer à grossir les effectifs. » Au fil du temps, les différentes colonies de femelles s’agrandissent pour former des lignées matriarcales, c’est-àdire des colonies où les mères vivent « avec leurs filles, leurs petites-filles, leurs nièces, leurs sœurs, leurs tantes et leurs cousines. »iii ; nommées ainsi parce qu’elles lapent le sang de leurs proies après en avoir incisé la peau, les chauves-souris vampires du Guatemala passent l’essentiel de leur temps (parfois jusqu’à 23 8 Le primatologue Frans de Waal compare l’empathie à une poupée russe dont le noyau dur est « l’aptitude à se mettre au diapason d’autrui » ; noyau qui s’élargit ensuite avec des couches d’aptitudes complémentaires plus complexes comme « celle de se préoccuper des autres et celle d’adopter leur point de vue. » Frans de Waal ajoute : « Rares sont les espèces où toutes les couches sont présentes, mais la capacité-noyau est aussi ancienne que les mammifères. » [Frans de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, 2015, p.200]. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page 9 heures par jour) à dormir dans des dortoirs communautaires en compagnie de leurs amies préférées. Mais comment construit-on une relation d’amitié quand on est un vampire ailé ? Cela demande un lent travail d’approche fait d’étapes successives où la confiance et la réciprocité jouent un rôle crucial. Ainsi, la première de ces étapes consiste à se rapprocher physiquement de certaines chauves-souris qu’on aimerait avoir pour amies. Parfois, cela ne marche pas et la chauve-souris rejetée connaît une frustration sociale. À l’inverse, si la tentative de rapprochement physique est couronnée de succès, la chauve-souris qui cherche à se faire des amies passe alors à l’étape du toilettage : elle aide l’une ou l’autre chauve-souris qui ont accepté sa promiscuité physique à se débarrasser de ses parasites, puis elle voit si ce toilettage lui est rendu ou pas. Si les choses tournent bien et que les soins deviennent mutuels, la chauvesouris qui cherchait à se faire des amies est peu à peu inclue dans une bande et va alors pouvoir dormir en bonne compagnieiv. Pour bâtir des collectifs, les chauves-souris n’agissent donc pas au hasard. À l’instar des nombreux animaux dotés d’empathie et liés sentimentalement les uns aux autres, elles organisent leurs colonies sur base d’affinités spécifiques qui peuvent dépendre de relations d’amitié, de liens familiaux ou d’un mélange des deux. De tous les héritages reçus de nos lointains ancêtres non humains, c’est sans doute le plus fondamental et le plus cher à notre cœur : une capacité à bâtir des organisations sociales structurées (comme la famille et les cercles d’amis) où les relations interpersonnelles occupent une place majeure. Un héritage riche de sentiments et de soins réciproques, d’attentions et de câlins, de moments de tension et de réconforts qui fournit aussi une puissante motivation à vivre en société : le plaisir de côtoyer des êtres qu’on aime et qu’on apprécie9 . Il découle de cet héritage historique un fait crucial : à partir du moment où la vie sociale se construit par le biais de relations interpersonnelles, on s’attache immanquablement davantage à certains membres de son espèce qu’à d’autres. Certaines sont des amies, d’autres au mieux des inconnus, d’autres encore des rivaux. Autrement dit, les interactions communautaires produisent des préférences sentimentales aux retombées, individuelles et collectives, profondément ambivalentes. Elles sont sources de solidarité, ce qui améliore le bien-être des membres de la communauté (plus riches entourés d’autrui que s’ils vivaient seuls) et renforce sa cohésion. Mais les relations interpersonnelles sont également inégalitaires, générant dans leur sillage des systèmes hiérarchiques aux multiples ressorts – on y trouve un savant mélange de charisme, conformisme, générosité et violence – où certains statuts sociaux bénéficient de privilèges. La vie en société : un monde hiérarchisé par la générosité En s’attachant à d’autres êtres vivants, le don de soi est souvent au rendez-vous. De nombreux collectifs animaux sont ainsi régis par des règles de partage auxquels consentent volontiers les membres du groupe. Le fait de se toiletter mutuellement est une manière assez répandue de consolider des relations interindividuelles. Certaines espèces animales poussent toutefois le bouchon de la solidarité plus loin. Revenons un instant chez les chauves-souris vampires désireuses de se faire des amies : outre le réconfort sentimental espéré, être membre d’un cercle d’amitiés y est aussi 9 On peut lire à ce propos le très beau livre de Vinciane Despret, Habiter en oiseau, paru en 2019 chez Actes Sud. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page10 une question de vie ou de mort. En effet, la capacité de ces chauves-souris à digérer du sang frais est limitée ; or, elles ne chassent qu’à la nuit tombée et rentrent parfois bredouilles. Si elles échouent à se nourrir deux à trois nuits d’affilée, elles s’affaiblissent à en mourir de faim. Pour s’éviter mutuellement cette issue fatale, les chauves-souris vampires femelles largement rassasiées partagent leur trop-plein de nutriments en régurgitant une partie du sang qu’elles ont avalé (c’est leur manière de nourrir les bébés) dans la bouche affamée de leurs amies et amis chauves-souris. Réservé aux proches, ce baiser intime et généreux n’en produit pas moins une inégalité fondamentale : les chauves-souris les plus sociables, entourées de nombreuses amies (donc situées au centre des cercles de sociabilité), ont également les meilleures chances d’être aidées et de vivre longtemps ; tandis que les individus moins populaires (situés en périphérie des cercles de sociabilité) risquent de mourir de faim prématurément v . La générosité est donc paradoxale : elle part d’initiatives individuelles spontanées pour aider des proches mais construit des cercles relationnels où certains individus, situés au centre des relations, sont privilégiés par rapport à d’autres. Autrement dit, pour être inégalitaire, un collectif n’a pas besoin d’un pouvoir central dirigé d’une main de fer par une puissante élite : l’organisation sociale hiérarchique peut s’édifier sur base de préférences sentimentales individuelles, générant des réseaux de sociabilité et d’entraide privilégiés. Pour le dire autrement : le charisme est un ressort inégalitaire qui part du bas de la société – ou plutôt de façon diffuse en son sein – pour élever certains individus à une position centrale où ils sont davantage aidés de façon spontanée ; quant aux autres, il se répartissent dans différents cercles de sociabilité périphériques où leur popularité – et le soutien qui l’accompagne – déclinent au fur et à mesure qu’on s’approche des individus les plus marginaux. Vivre en marge d’un groupe ne veut pourtant pas dire vivre en dehors. Chez les chauves-souris par exemple, on est membre d’une colonie dès qu’on est autorisé à dormir avec les autres (même si c’est à une place périphérique). On se sent même tellement inclus dans la communauté qu’on veut bien l’aider contre vents et marées. Ainsi, une autre manière de se sacrifier pour le groupe est de renoncer à se reproduire. Quand la belle saison s’avère moins clémente qu’espérée et que les ressources manquent pour nourrir toutes les mamans et leur bébé, certaines chauves-souris en arrivent parfois à une situation extrême : sacrifier leur bébé sur l’autel du bien-être collectif. Chez les chauves-souris pipistrelles, certaines femelles abandonnent ainsi volontairement leur bébé quand les insectes se font trop rares. Mais elles continuent à dormir avec la communauté, et réchauffent donc les chauves-souriceaux restants pour les aider à atteindre l’âge adulte. Les chauves-souris murins de Bechstein (dont on a parlé plus haut) obéissent depuis si longtemps à cette méthode sélective que leur organisme s’est même doté d’une faculté biologique particulière : la capacité d’avorter. Lorsque les conditions météo se dégradent et que la belle saison s’avère soudain plus pénible que prévue, elles peuvent décider d’interrompre une grossesse devenue indésiréevi ! Incontestablement, ce sacrifice volontaire est un acte généreux et altruiste par lequel certaines femelles d’une colonie renoncent à un bonheur individuel (élever un petit auquel elles s‘attachent sentimentalement) pour le bien-être collectif du groupe et des chauves-souriceaux restés en vie. Mais du sacrifice volontaire au sacrifice imposé, la marge est parfois ténue. Elle disparaît carrément lorsque la mise en place de balises GPS sur certaines chauves-souris révèle des inégalités invisibles dans leurs déplacements nocturnes. D’après les scientifiques qui observent ces chauves-souris en liberté, celles qui doivent sacrifier leur maternité sur l’autel du bien-être collectif n’ont pasfranchement le choix. Elles n’auraient en effet accès qu’à des territoires de chasse moins bien fournis en insectes, et verraient donc s’étioler en premier les nutriments volants nécessaires pour allaiter leur chauve-souriceau. En période faste, le désavantage est relatif car il y a assez d’insectes pour tout le monde ; mais par temps de disette, Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page11 les membres situés en périphérie d’une communauté alimentaire10 subissent des privations qui les forcent à accepter certains sacrifices. Des sacrifices qui ne sont alors manifestement pas que volontaires, mais résultent aussi de rapports de forces existants entre les membres d’une même communauté. Les rivalités de chasse entre chauves-souris étant difficiles à décrire en raison de leur petite taille et de leur vie nocturne, tournons-nous un instant vers des mammifères sociaux plus faciles à observer grâce à leur imposant gabarit : les éléphants. La vie en société : un monde hiérarchisé par les rapports de forces Alors que les sociétés d’éléphants sont matriarcales (les éléphanteaux grandissent au sein d’un clan familial élargi où toutes les adultes présentes sont des femelles), la naturaliste Caitlin O’Connell s’est interrogée sur le vie des éléphants mâles adultes : ceux-ci sont-ils vraiment des individus solitaires comme on le dit souvent ou bien peuvent-ils aussi appartenir à un groupe social ? Pour répondre à cette question, Caitlin O’Connell s’est intéressée à la manière dont les éléphants mâles accédaient à une ressource précieuse : l’eau fraîche. Chacun y allait-il quand il voulait en mode libre accès ou bien respectaient-ils une hiérarchie et des privilèges d’accès établis entre eux ? À force de revenir chaque année observer les pachydermes au parc national d’Étosha en Namibie à proximité d’un point d’eau, la chercheuse a effectivement pu établir l’existence d’un clan masculin emmené par un mâle puissant : Greg. « En voyant ses subordonnés faire la queue pour porter leur trompe à sa bouche comme s’il embrassaient la bague d’un parrain de la mafia »vii, Caitlin O’Connell a même surnommé cet éléphant, disposant d’un pouvoir relationnel central, « le parrain ». Parmi ses subordonnés figure notamment son fidèle lieutenant, Trompe Déchirée, avec qui le parrain se désaltère un jour au centre d’un point d’eau étriqué, là où l’eau est suffisamment profonde pour être claire et désaltérante. Arrive alors le Capitaine Picard. Ce mâle vit en marge de la bande dirigée par le parrain Greg, lequel lui signifie immédiatement qu’il n’a pas le droit d’approcher pour venir se désaltérer à leurs côtés : « Cette fois, Greg lui a adressé les oreilles les plus exagérément pliées que je lui aie jamais vu faire jusque-là, avant d’exécuter un énorme saut sur place, trompe déployée. Greg ne plaisantait pas […]. C’était l’un de ces moments où il devenait l’incroyable Hulk, gonflé à bloc, cou élargi et dents serrées (ce qui en langage éléphant se traduisait par une bouche exagérément ouverte) devant son adversaire sans aucun mouvement vers l’avant. Voyant que Capitaine continuait à s’approcher de l’eau, Greg est allé l’affronter sans détour. »viii En plus de sa force individuelle, Greg le parrain sait pouvoir compter sur un allié de poids : son réseau social. Situé au centre d’un cercle relationnel, le parrain sait qu’il n’est pas seul pour livrer combat. Comme de juste, son lieutenant Trompe Déchirée interrompt ses ablutions et vient l’aider : 10 Par communauté alimentaire, j’entends ici un groupe traquant les mêmes proies et acceptant de se partager de façon plus ou moins (in)égalitaire un même territoire de chasse – par exemple en nichant ensemble dans un dortoir collectif où tout le monde lorgne sur les proies environnantes. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page12 « Apparemment, Trompe Déchirée avait tout vu, car il avait cessé de boire. Il s’est avancé et positionné à côté de Greg, oreilles déployées et tête haute, pour appuyer la menace du parrain, empêchant effectivement Capitaine d’atteindre l’eau. Ce dernier s’était mis dans une situation très délicate et renonçait à présent. Avançant péniblement avec les épaules roulées vers l’avant [ce qui équivaut à notre démarche le dos courbé, ndla], il s’est frayé un passage jusqu’à bout du pan pour siroter l’eau boueuse. »ix Difficile d’être plus clair sur le rapport de forces imposant à un élément marginal du groupe (ici le Capitaine Picard) à se contenter d’eau croupie alors qu’une élite privilégiée (formée ici par le duo Greg et Trompe Déchirée) se réserve l’eau claire et désaltérante. Pour l’éléphant marginalisé, cet accès à de mauvaises ressources (l’eau croupie) n’est pas un choix volontaire mais résulte de la menace exercée par d’autres individus – plus forts ou mieux entourés – désireux de se ménager le meilleur accès à une ressource précieuse. La générosité diffuse (par le bas) n’est donc pas le seul ressort favorisant la naissance de hiérarchies au sein d’un collectif ; les inégalités peuvent aussi reposer sur l’hégémonie volontaire d’individus qui, par leur force personnelle ou leur capacité à mobiliser des proches, imposent leur autorité. Soit par la force brutale en cas de bagarre bien réelle. Soit par la mise en place de rituels d’intimidation, où pointe seulement la menace d’une violence à l’encontre de perturbateurs osant enfreindre les règles de priorité. Évidemment, les individus situés au centre des cercles de sociabilité disposent de réseaux d’alliés sur lesquels ils peuvent compter, et sont donc les mieux placés pour activer la ficelle collective d’une intimidation en bande organisée. On passe alors d’une générosité diffuse (reposant sur la sociabilité) à une hégémonie volontaire (liée à un contrôle social) où l’autorité use d’intimidation pour imposer ses diktats par la contrainte. Mêmes si elles paraissent à première vue antagonistes, les logiques de la générosité diffuse et de l’hégémonie volontaire peuvent donc s’entretenir l’une l’autre : plus un individu est situé au centre des cercles relationnels, plus il a des chances d’actionner des réseaux d’alliés afin de jouir de privilèges dans l’accès à des ressources rares. À l’inverse, plus un individu est situé en périphérie ou sur les marges des cercles relationnels, plus le collectif lui impose des choix (et des droits) au rabais… Pour évoquer ce cas de figure où l’hégémonie volontaire s’enracine dans la générosité diffuse et renforce l’influence d’une position centrale dominante, on pourrait utiliser le terme de pouvoir centripète. Soit un monde où les éléments marginaux d’un groupe gravitent autour de l’individu central sans avoir l’opportunité de s’extraire de son influence. Et bien que ces situations inégalitaires ont tendance à être plus injustes lorsque les ressources se font rares (puisque les individus marginaux sont aussi les premiers à être frappés par le manque de nourriture ou d’eau de qualité), ces périodes d’infortune semblent également être celles où le respect des rangs hiérarchiques s’avère être le plus strict. Ainsi, au parc national d’Étosha, la chercheuse Caitlin O’Connell constate que le clan des mâles éléphants dirigé par le parrain Greg n’est jamais aussi soudé qu’en période de sécheresse, quand l’accès à l’eau est rare et compliqué (ce qui était le cas dans l’exemple d’interactions sociales intimidantes donné plus haut). À l’inverse, le parrain a toutes les peines du monde à se faire obéir de ses alliés lors des années humides où les plans d’eau pullulent dans la région : « Greg a semblé plus affairé à surveiller qu’à socialiser. Et, après que le groupe a passé un moment au point d’eau, il a décidé de partir vers le sud mais n’a trouvé personne pour le suivre. C’était un contraste radical avec les années précédentes [et plus sèches, ndla] lorsque, chaque fois qu’il lançait l’appel – le grondement à basse fréquence qui signifiait ‘‘Allons-y’’ -, les autres, alignés Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page13 derrière lui, répondaient par une série de cris similaires, coordonnés et sans chevauchement. Il les conduisait ensuite vers la sortie, tous le suivant en une longue ligne. Cette fois, Greg a lancé l’appel mais personne n’a répondu, personne ne l’a suivi. Ils ont tout simplement continué à boire. Greg s’est éloigné de l’eau, battant des oreilles et grognant à nouveau son ‘‘Allons-y’’, mais personne n’y a porté attention. »x Les éléphants mâles ne sont donc pas constamment sociables. Leurs collectifs sont régis par une logique dite de fission-fusion. Tel un accordéon qu’une musicienne ouvre et referme successivement, les membres d’une troupe s’éparpillent et se regroupent au gré de circonstances partiellement volontaires (leurs envies personnelles) et partiellement involontaires (les contraintes extérieures). La musique qui en sort alterne ainsi entre une cohésion sociale en mode mineur ou majeur, tandis que les individus impliqués dans ces dispersions et regroupements alternés peuvent varier au fil du temps. Évidemment, cette possibilité de quitter le groupe mine la domination autoritaire (et les privilèges qui l’accompagnent) qui n’est donc pas un phénomène stable et immuable. Pour évoquer ce cas de figure où l’hégémonie volontaire s’effiloche face aux libertés d’action plus grandes des membres subalternes, on pourrait utiliser le terme d’autonomie centrifuge. Soit un monde où les éléments marginaux d’un groupe s’émancipent de l’individu central pour mener, à l’écart, leur propre vie à leur guise. L’autonomie centrifuge des libertés individuelles s’oppose ainsi au pouvoir centripète d’une organisation sociale hiérarchisée de façon autoritaire. Une autorité qui s’exerce avec une poigne d’autant plus forte lorsque les ressources viennent à manquer et que les individus les plus puissants cherchent à s’en emparer – soit en usant de leur force personnelle, soit en mobilisant leurs alliés au sein de leur cercle relationnel. Terriblement injuste sur le plan individuel, cette logique a cependant du sens d’un point de vue collectif : en respectant la hiérarchie établie entre eux sans en venir aux mains (ou aux morsures, ou aux griffes, ou aux coups de pattes, de tête, de cornes ou de défenses en ivoire…), les différents membres d’un collectif évitent les conflits susceptibles de dégénérer en blessures – lesquelles seraient d’autant plus graves et périlleuses lorsque les ressources sont rares. Si cela n’a rien de consolant pour les animaux situés en marge des cercles relationnels, le fait qu’ils restent membres d’un collectif les ravalant à une place subalterne prouve, malgré tout, qu’ils attendent de l’organisation sociale des bienfaits supérieurs au prix payé pour en être membre. Le collectif : un monde paradoxal Les sociétés de suricates nous donnent un bel exemple de l’ambivalence des collectifs. Ces petits mammifères appartenant à la famille des mangoustes sont particulièrement vulnérables en raison de leur petite taille (moins de trente centimètres), des habitats semi-arides dans lesquels ils vivent (peu de végétation où se cacher) et de leur manière de chercher de la nourriture. Chaque jour, les suricates doivent en effet passer des heures à fouiller le sol pour se nourrir en débusquant des proies (insectes, lézards, scorpions, œufs, petits serpents…). Mais rester avec les yeux à hauteur du sol n’est pas idéal quand les prédateurs peuvent surgir de partout : les aigles depuis le ciel, les renards depuis le sol, etc. Comme les suricates ne peuvent simultanément se nourrir et surveiller leurs arrières en scrutant les alentours, c’est le collectif (construit par leur intelligence sociale) qui leur vient en aide. Pendant que le gros de la troupe cherche à manger en fouinant le sol, d’autres suricates sont postées Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page14 en sentinelles avec le corps dressé vers le haut et tous les sens en alerte. En cas de danger, ces sentinelles peuvent fournir des informations précises et nuancées grâce à un vocabulaire riche d’une trentaine de cris différents : certains de ces cris diffèrent selon l’endroit d’où vient le prédateur (le ciel ou le sol) tandis que leur fréquence d’émission s’élève ou diminue pour spécifier le niveau de risque (imminent ou non) en fonction de la distance à laquelle se trouve le prédateur. Alors qu’on a longtemps cru cette faculté réservée aux seuls humains, les suricates sont donc capables d’associer différents sons pour nuancer les messages délivrés au sein de leur communauté. Autrement dit, ils disposent d’un langage sémantique donnant du sens aux conversations (certes de façon rudimentaire comparativement aux nôtres), ce qui leur permet de mieux interagir socialement. Ainsi, les suricates sont également adeptes d’une organisation partagée des tâches reposant sur la loyauté : les suricates qui traquent des proies à hauteur du sol doivent faire confiance à leurs sentinelles pour être averties d’un danger potentiel et retourner à temps s’abriter dans leurs terriers. Bref, le collectif familial est vital pour la survie des suricates. Leur système de communication couvre également la recherche de nourriture : lorsqu’un suricate fouillant le sol ne trouve plus rien à se mettre sous la dent, il se déplace mais reste à portée de voix des autres qu’il alerte à l’aide d’un cri spécifique. Traduit en langage humain, ça pourrait donner « j’aimerais changer d’endroit, allons chercher de la nourriture plus loin ». Tant qu’il n’y a qu’un seul cri de ce genre, le clan familial ne bouge pas. Mais si ces messages réclamant un déplacement se multiplient, alors une décision démocratique s’ensuit : « Ces vocalises fonctionnent comme un recensement de la qualité des parcelles d’alimentation. Ce n’est que lorsque trois suricates éloignées les unes des autres émettent le signal de départ que le mouvement de l’ensemble du groupe a enfin lieu. Aucune indication n’est donnée sur la direction, c’est le moment de quitter le lieu qui importe. Ce quorum de trois appels reflète une accumulation de preuves. Les suricates savent ainsi qu’il ne reste plus beaucoup d’insectes à dévorer dans le secteur. […] C’est grâce à ce mécanisme simple que les suricates se coordonnent pour optimiser leur collecte. Ils offrent ainsi de meilleures chances de survie à la colonie. »xi Vital pour les suricates, le collectif familial repose donc et sur la confiance mutuelle avec la loyauté des sentinelles, et sur un choix démocratique dans la manière de chercher de la nourriture. Pourtant le monde des suricates n’est ni égalitaire, ni de tout repos. Ces sociétés matriarcales sont en effet dirigées par une femelle leadeuse qui se réserve le monopole de la reproduction au sein de sa troupe. Par inhibition, la plupart des femelles qui l’entourent acceptent en général cet ordre des choses ; mais si l’une d’entre elles a le malheur de se reproduire, alors les sanctions pleuvent ! La femelle subordonnée désobéissante peut se retrouver soudainement bannie du groupe qui lui devient hostile et n’accepte plus sa présence (adieu le bouclier collectif offert par les sentinelles !). Il peut aussi arriver que la femelle leadeuse se montre clémente en acceptant le retour de la subordonnée bannie peu de temps auparavant, mais elle fera en général payer le prix du sang à cette dernière en tuant ses petits dès la naissance. Une cruauté hiérarchique qui n’est pas la seule source d’injustice sociale chez les suricates, où la répartition des tâches impose à certains membres de la troupe des tours de garde plus longs ou plus fréquents. Assignées au rôle de sentinelles, ces suricates ont par conséquent moins de temps que les autres pour débusquer suffisamment de nourriture. Les sociétés matriarcales de suricates offrent ainsi un parfait exemple de la dualité de certaines organisations sociales. Côté pile, elles sont indispensables à la survie des membres de la troupe et fonctionnent en partie sur des mécanismes de décision démocratique pour quitter ou rester sur une parcelle de chasse. Côté face, certaines membres de la troupe ont moins de temps que d’autres pour Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page15 fouiller le sol et se nourrir, tandis que la femelle dominante se réserve le privilège de la reproduction. En cas de rébellion, elle a pratiquement droit de vie ou de mort sur les membres de sa famille qu’elle peut bannir ou punir sévèrement. Notons que cette autorité de la femelle leadeuse ne repose pas sur sa force personnelle, mais bien sur son réseau social. C’est parce qu’elle sait qu’elle sera suivie par ses surbordonnées qu’elle dispose de l’autorité pour sanctionner l’une ou l’autre membre du groupe. Toutefois, occuper le sommet d’un système hiérarchique n’offre pas que des privilèges. Étant la seule à allaiter des petits, la femelle leadeuse des suricates doit aussi impérativement absorber plus de nutriments. Faute de quoi, elle s’affaiblirait et ses petits disparaîtraient en grand nombre, hypothéquant ainsi l’avenir de toute la communauté. Chez de nombreuses espèces animales, le statut d’élite impose ainsi des responsabilités. La hiérarchie : l’expérience au service du groupe Revenons chez les éléphants, mais intéressons-nous à présent à la vie des femelles. Celles-ci vivent au sein de clans matriarcaux beaucoup plus soudés que les mâles, avec pour centre de gravité l’une des plus vieilles membres du groupe. Le privilège de l’âge autorise en effet la matriarche à guider l’ensemble de sa communauté. En réalité, c’est aussi et surtout une immense responsabilité. Elle a en effet la charge de guider sa famille vers toutes les ressources vitales réparties sur un très vaste territoire, dont elle connaît les moindres recoins grâce à une mémoire construite au fil des décennies. Depuis son plus jeune âge, elle a toujours suivi sa tribu et a pu voir comment les matriarches qui l’ont précédée ont trouvé des solutions adaptées face à des circonstances changeantes (comme une saison très humide ou exceptionnellement sèche par exemple). La même mission, confiée à une éléphante manquant d’expérience et de savoir-faire, pourrait conduire l’entièreté du groupe au naufrage et à la famine dès que les conditions seraient peu clémentes. C’est d’autant plus vrai que les éléphants disposent de facultés singulières et précieuses. Pour se nourrir, boire et interagir socialement, ces animaux sont notamment capables de percevoir les infrasons. Cela leur permet de communiquer à des dizaines de kilomètres de distance ou d’entendre des orages parfois éloignés de plusieurs centaines de kilomètres11. Mais là encore, ces facultés réclament un long temps d’apprentissage avant d’être correctement maîtrisées. Il y a donc une certaine logique, en terme de survie collective, à accorder un rôle de guide aux individus les plus expérimentés au sein d’un collectif. Comme le constate la philosophe Vinciane Despret : « Dans les groupes, les matriarches ont un rôle essentiel. La matriarche est la mémoire de la communauté ; elle est la régulatrice des activités ; elle transmet ce qu’elle sait mais, surtout, elle est essentielle à l’équilibre du groupe. Lorsque la troupe rencontre d’autres éléphants, la matriarche peut reconnaître, à la signature vocale de ces derniers, s’ils sont membres d’un clan plus large ou très éloignés ; elle indique la manière dont il faut organiser la rencontre. Une fois la décision prise et transmise à ses membres, le groupe s’apaise. »xii 11 Les infrasons émis par les éléphants (que nous, humains, ne percevons pas) peuvent circuler dans l’air sur une dizaine de kilomètres, mais créent également des ondes sismiques dans le sol qui, elles, peuvent parcourir plusieurs dizaines de kilomètres. Même si on ignore leur façon exacte de procéder, on pense les éléphants capables de percevoir et d’interpréter ces ondes sismiques, par exemple pour identifier tel ou tel individu. Par ailleurs, des tests audio réalisés par des scientifiques ont prouvé la capacité des éléphants à reconnaître les puissants infrasons caractéristiques d’un orage. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page16 Par ailleurs, être la matriarche d’une harde d’éléphants n’empêche pas de consulter d’autres adultes expérimentées pour prendre la meilleure décision possible (en diffusant des sons d’orages par haut-parleur pour tester la réactivité des pachydermes, des scientifiques ont pu assister à de tels conciliabules). Enfin, en cas de désaccord, une famille matriarcale d’éléphants préfèrera éviter les disputes comme en témoigne l’observation suivante faite dans le parc national d’Embosélie. Là-bas, au pied du Kilimandjaro (Kenya), une matriarche émet le grondement caractéristique de poitrine pour inviter sa troupe à quitter un point d’eau. Alors que les hardes matriarcales d’éléphantes sont très soudées, tout le monde devrait suivre mais des réticences sont exprimées au sein de la famille : « La dominante a beau gronder, l’une de ses filles n’est visiblement pas de son avis. Elle a encore besoin de boire, et gronde à son tour. La matriarche hésite, elle s’immobilise en attendant. Rien n’y fait : sa fille et quelques récalcitrantes refusent d’obtempérer. La dirigeante n’est pas autoritaire : en cas de désaccord, c’est la scission qui prévaut. Car pour ses mastodontes aux défenses pointues, tout conflit est potentiellement mortel. Dotée d’une excellente mémoire, la matriarche sait qu’elle et son opposante courent un risque à s’affronter. Elle s’éloigne donc avec une partie de la troupe, abandonnant les autres au point d’eau. » Ensuite, « les retardataires continuent de profiter des plaisirs aquatiques », mais leur bonheur est vite rompu car « un autre groupe d’éléphants s’approche : la matriarche qui les avait entendus de loin est partie à temps pour éviter cet attroupement associé à des risques de bousculade pour les plus jeunes. Le reste de sa famille doit quitter la mare à son tour. Le petit dernier et sa mère rejoignent enfin la harde. »xiii Loin d’être systématiquement abusif ou autoritaire, le leadership peut donc revêtir des habits chaleureux et constructifs, où prévaut l’intérêt général du groupe et la protection de ses membres les plus vulnérables (ici les éléphanteaux). À rebours d’une vision simpliste et caricaturale de la hiérarchie, le leadership bienveillant existe bel et bien. Il contribue même au bien-être et à la cohésion du groupe pourvu – et cette précision est importante – que les membres impliqués dans les décisions disposent des compétences adéquates, de liens sentimentaux tissés par un vécu commun avec le restant de la troupe, et enfin de personnalités capables de se mettre au service des autres. Faute de cocher ces cases, le leadership bienveillant s’effrite. Et comme le rappelle Vinciane Despret, se faisant ici l’écho d’expériences humaines où l’on rassembla des éléphants inexpérimentés et/ou ne se connaissant pas les uns les autres, les conséquences en sont souvent tragiques : « Ainsi, des troupes qu’on avait reconstituées dans un parc en Afrique du Sud, au tournant des années 1970, pratiquement aucune ne survécut. À l’autopsie, on leur découvrit des ulcères de l’estomac et d’autres lésions habituellement liées au stress. En l’absence d’une matriarche, seule à même de leur assurer un développement et un équilibre normaux, les animaux sont incapables de faire face. »xiv Ce besoin des éléphantes d’être guidées et rassurées par la présence d’une matriarche se traduit aussi par la chaleur des retrouvailles en cas de brève séparation de la harde. Poursuivie par un éléphant mâle (nommé Rocky Balboa) sous les yeux de la chercheuse Caitlin O’Connel, une matriarche nommée Big Mamma s’enfuit et quitte précipitamment sa troupe. Le temps d’échapper au semeur de trouble, son absence ne dure que quelques minutes avant qu’elle ne rejoigne les autres femelles, si heureuses de la revoir que ces dernières lui font une fête en mode pachyderme : « Le groupe d’éléphants a commencé à rugir, gronder, agiter les oreilles, uriner et déféquer en entourant de leurs trompes tendues la matriarche qui revenait, pour l’accueillir comme s’ils l’avaient perdue depuis longtemps alors qu’ils n’avaient été séparés d’elle que quelques minutes. »xv Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page17 Les orques : une vie coopérative multifacettes Plus on avance dans cette étude, plus une évidence se dégage : nous devons absolument nous méfier des points de vue unilatéraux et simplistes. Alors que les suricates nous offraient l’exemple d’une société faisant coexister en son sein des pratiques démocratiques et tyranniques, les hardes d’éléphantes ont besoin d’une matriarche expérimentée mais non autoritaire pour maintenir leur cohésion sociale et les orienter au mieux au gré des circonstances (ressources abondantes ou rares, interactions avec d’autres groupes de pachydermes, etc.). En voyageant d’une espèce animale à l’autre, il s’avère que leurs organisations sociales, leurs hiérarchies internes et leurs manières de se lier les uns aux autres n’obéissent pas à un schéma mécanique immuable. La vie sociale animale est plutôt à l’image de la vie tout court : un phénomène dynamique exprimant des contrastes qui fluctuent aussi bien pour des raisons internes (interactions entre les membres) que des facteurs externes (contraintes imposées par des circonstances indépendantes de leur volonté). Il en résulte des communautés sociables diversifiées. Nommons cette capacité des collectifs animaux à s’adapter et à se métamorphoser au gré des circonstances : la souplesse sociale. Si celle-ci caractérise le monde animal considéré de façon générale, elle peut aussi exister au sein d’une même espèce. Pour s’en rendre compte, il suffit de plonger dans les océans en compagnie des orques. Dotés d’une intelligence sociale remarquable, ces mammifères aquatiques sont apparus, en tant qu’espèce distincte des autres mammifères, il y a environ onze millions d’années. Soit l’époque où nous partagions encore des ancêtres identiques à ceux des bonobos, des chimpanzés et des gorilles contemporains. Au cours de ces onze millions d’années, les orques ne sont pas restées figées dans l’argile : elles se sont dispersées dans les différents océans de la planète, où elles ont été confrontées à des contraintes et des opportunités différentes (notamment concernant les proies disponibles). Cela les a conduites à façonner des manières de vivre ensemble singulières. Ainsi, on distingue de nos jours trois grands modes de vie chez les orques : les orques nomades se déplacent constamment en groupes de petites tailles (moins de dix membres) qui communiquent très peu par vocalises, sauf au moment des repas ; les orques résidentes passent leur vie entière dans une même région de l’océan (ce qui facilite leur observation par les scientifiques contemporains). Dirigées par une matriarche, ces sociétés forgent des collectifs aux tailles très variables (de 5 à 50 individus) qui ont pour point commun de discuter énormément par l’échange de vocalises mutuellement compréhensibles12 ; les orques off-shore apprécient la vie en haute mer où elles forment des troupes comptant plusieurs dizaines de membres (de 30 à 60 individus) qui, à l’image des orques résidentes, dialoguent et vocalisent beaucoup entre elles. Cette diversité, dans leurs manières d’organiser leurs déplacements, s’est évidemment conjuguée à des milieux contrastés. La vie des orques n’est pas semblable selon l’océan (Arctique, Atlantique, Indien, Pacifique…) qu’elles fréquentent, ou selon leur dispersion dans les hémisphères nord ou sud de 12 Pour communiquer entre elles, les orques émettent notamment des sifflements qui peuvent durer de nombreuses secondes. Elles complètent ces sifflements par des signaux pulsés, ou appels, dont le répertoire varié leur permet manifestement de nuancer les conversations. Enfin, tout comme les chauves-souris, les orques jouissent de la faculté d’écholocation : leur sonar leur permet de cliquer pour envoyer de ondes sonores dans l’eau, pour capter ensuite leur réverbération et se faire une image précise de l’espace et des autres vivants autour d’elles. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page18 la planète. Les espèces animales qu’elles chassent peuvent ainsi changer du tout au tout. Cela a conduit les orques à adopter différents régimes alimentaires pouvant inclure des proies aussi variées que baleines, calmars, dauphins, éléphants de mer, oiseaux de mer (manchots), otaries, phoques, divers poissons (flétans, harengs, maquereaux, morues, saumons), pingouins, requins, etc. Au fil du temps, ces modes de vie distincts ont produit chez les orques des différences morphologiques allant de détails spécifiques – comme la couleur de leur peau ou la forme de leurs nageoires – à des différences de taille partant du gabarit modeste des orques pygmées (dont la taille moyenne oscille entre 2,10 mètres et 2,60 mètres) pour atteindre celui, autrement plus massif, des grands épaulards (où la taille des mâles approche les 10 mètres). En dépit de ces divergences évolutives, les orques ont en commun un caractère très sociable – c’est l’un de leurs héritages millénaires – et font du lien communautaire la clé de leurs succès individuels. Leurs techniques de chasse en témoignent : bien que diversifiées, elles reposent en général sur une forte coopération sociale, où chaque membre de la troupe joue un rôle vital pour mener au succès collectif. Dans l’océan Antarctique, certains orques de grande taille ont ainsi appris à chasser les phoques et les otaries réfugiées sur un fragment de glace dérivant à proximité de la banquise. Pourvu que ce fragment soit de taille modeste, les orques géantes unissent leurs efforts pour pousser et déplacer le bloc de glace en direction du large, privant ainsi leur proie de tout repli sûr. Ensuite, quatre à cinq orques synchronisent leur nage en fonçant à vive allure, côte à côte, en direction du bloc de glace afin de le secouer d’une vague si puissante qu’elle déséquilibre l’otarie (ou le phoque) pour la faire glisser dans l’eau… là où un épaulard solitaire n’aurait pas eu la force nécessaire pour faire osciller le morceau de glace jusqu’à « désarçonner » sa proie. Cernée de toutes parts, le sort de cette dernière est vite scellé. Quoique… Les orques pratiquant cette chasse collective étonnent par un autre fait surprenant : il leur arrive de jouer avec la proie saisie, se la refilant à tour de rôle dans leur gueule sans la blesser, pour ensuite la libérer et lui laisser la vie sauve ! Selon le primatologue Frans de Waal, « on les a même vues reposer un phoque sur un autre bloc de glace pour qu’il continue à y couler des jours heureux. »xvi De même, chasser le hareng sans aide collective relève de l’impossible pour les orques piscivores, en raison du bouclier collectif mis en place par ces poissons grégaires. Pour leurrer leurs prédateurs, les harengs forment des bancs unis où chaque individu est caché par la masse grouillante de ses semblables. Qui plus est, la parfaite synchronisation collective des mouvements de chaque hareng leur permet d’effectuer des ballets d’esquive efficaces face aux attaques. Leurs prédateurs ont donc peu de chances d’assouvir leur faim tant que les harengs disposent d’espaces libres pour se déplacer et virevolter à leur guise. C’est pour contourner ce problème que certaines orques, vivant dans l’Atlantique Nord, ont appris à chasser le hareng à l’aide d’une technique collective nommée le carrousel. Dans un documentaire suivant un groupe d’orques au large des côtes norvégiennes, on voit comment celles-ci opèrent lorsqu’un banc de harengs est repéré en pleine mer : une quinzaine d’orques plonge vers le fond et nage en exhibant une multitude de ventres blancs qui apeurent les harengs. Effrayés, ces poissons grégaires veulent s’enfuir mais ne peuvent pas s’échapper car ils sont ceinturés de bas en haut, et de tous côtés, par d’autres orques formant un carrousel diabolique. Emprisonnés entre ces cloisons vivantes, les harengs n’ont d’autre choix que de remonter le plus haut possible jusqu’à s’agglutiner en boule compacte sous la surface de l’eau. Les voilà piégés. Tout en maintenant cet étau collectif fruit d’une intense coopération, les orques approchent tour à tour de la boule grouillante de poissons pour y donner un immense coup de queue qui assomme ou tue simultanément plusieurs dizaines de harengs. Le dîner est servi… et ce manège peut durer plusieurs heures avant que toute la troupe ne soit repue, sachant qu’une orque adulte a besoin de l’équivalent de 200 harengs par jour de protéines.xvii Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page19 Réussir ce genre de chasse ne nécessite pas seulement une excellente coordination des membres. Les orques participantes doivent aussi se faire mutuellement confiance, car certaines maintiennent l’étau collectif quand d’autres en profitent pour manger ; ensuite les rôles s’inversent et tout le monde s’y retrouve (à part bien sûr les harengs !). Qu’il s’agisse de déséquilibrer une otarie réfugiée sur un fragment de glace ou de former ensemble un carrousel diabolique piégeant les harengs, différentes sociétés d’orques usent donc de stratagèmes collectifs pour chasser et avaler des proies qui, sans l’appui du groupe, leur échapperaient. Même lorsque leurs techniques de chasse sont solitaires, le collectif des orques n’est jamais très loin. Dans les cas les plus sophistiqués, il peut même jouer un rôle fondamental en assurant la transmission intergénérationnelle d’un savoir-faire aussi précieux que complexe. Les orques résidentes de Patagonie, pratiquant la chasse par échouage, en sont sans doute l’exemple le plus éloquent. Dans la péninsule Valdès, en Argentine, les récifs marins qui s’étirent sur des kilomètres forment une barrière infranchissable qui protège les plages locales des attaques de prédateurs marins. Les otaries en profitent pour transformer l’endroit en nurseries géantes, constituées de centaines de petits bassins naturels où leurs petits peuvent jouer, s’exercer à nager, muscler leur corps et gagner en agilité – le tout en parfaite sécurité. Toutefois, à de rares endroits, la barrière de récifs présente des failles de quelques dizaines de mètres qui laissent la plage directement accessible depuis l’océan. Chasseuses aguerries et téméraires, certaines orques s’aventurent dans ce chenal pour repérer, à l’aide de leur sonar, l’une ou l’autre jeune otarie en train d’avancer à proximité du rivage. Cachée sous la surface de l’eau, l’orque à l’affût s’approche aussi discrètement que possible puis, subitement, jaillit sur la plage pour y harponner sa proie… Partiellement échouée, l’orque profite ensuite du mouvement de reflux des vagues pour se remettre à l’eau, et regagner le large avec une jeune otarie en guise de dîner. Les orques : des vies sociales culturelles Loin d’être innée ou facile à acquérir, cette technique de chasse par échouage nécessite un apprentissage social graduel particulièrement complexe. En voici les étapes successives : une maman orque nage en compagnie de son jeune vers le rivage pour l’habituer à la sensation simultanée des cailloux et des vagues sur son corps ; une adulte supervise ensuite la jeune apprentie pour lui apprendre à s’échouer sur la plage au rythme du mouvement des vagues, histoire de pouvoir repartir vers le large sans mourir définitivement échouée sur le sable ; le même exercice de synchronisation est ensuite reproduit en y ajoutant un bouquet d’algues (ou tout autre leurre) faisant office de proie virtuelle à saisir. Enfin, pour apprendre aux jeunes à identifier une véritable proie au radar et à s’en emparer, c’est toute la famille qui forme une arène à l’intérieure de laquelle une orque adulte relâche une otarie bien vivante : les jeunes vont devoir s’échiner à comprendre ses mouvements d’esquive et à la saisir (si possible sans la tuer, car le but est de s’entraîner) en s’y reprenant autant de fois que nécessaire. L’entraînement terminé, l’otarie est finalement relâchée et s’en sort indemne, hormis qu’elle a eu la peur de sa vie.xviii A minima, il faut entre trois et cinq ans d’apprentissage à un jeune membre de la famille orque pour maîtriser cette technique de chasse en solitaire. Et comme pour les hardes d’éléphantes emmenées par une matriarche, ce sont à nouveau les femelles adultes expérimentées qui jouent un rôle crucial dans la transmission de ce savoir-faire. Par ailleurs, que ce soit par peur de quitter l’eau, parce qu’ils ne supportent pas la sensation des cailloux râpant leur corps à l’approche du rivage, ou bien encore parce Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page20 qu’elles ne parviennent tout simplement pas à effectuer les différentes étapes de cette chasse avec succès, certaines et certains jeunes orques ne vont jamais jusqu’au bout du cursus : d’après les observations humaines, sur la trentaine d’orques occupant les 150 km de plage de la péninsule Valdès, un peu moins de la moitié sont des pêcheuses par échouagexix. Qu’importe : même si elle est solitaire, la chasse par échouage mène toujours à un partage du butin. Faute de posséder des dents tranchantes, les orques de la Péninsule Valdès sont en effet incapables de lacérer et d’avaler toute seule une proie de la taille d’une jeune otarie. Dès lors, celle qui est parvenue à s’en saisir va ensuite rejoindre une autre membre de sa famille. Nageant côte à côte, les deux orques tiennent dans leur mâchoire un bout de l’infortuné bébé otarie et c’est en duo, chacune tirant de son côté, que le corps de la proie finit par se déchirer en deux. Les deux orques répètent alors cette opération de fragmentation en formant de nouveaux duos avec les autres membres de la troupe, jusqu’à ce que tout le monde ait des protéines à se mettre dans le ventre. À première vue, on pourrait être tenté d’y voir un fatalisme biologique : c’est parce qu’elles ne possèdent pas de dents tranchantes que les orques de la péninsule Valdès partagent leur butin. Mais pour peu qu’on reprenne les choses dans l’ordre chronologique, l’hypothèse d’un fatalisme biologique s’efface pour laisser place à l’esprit d’équipe : si les orques n’ont aujourd’hui plus de dents tranchantes alors qu’elles traquent pourtant de grosses proies, c’est parce que leur choix historique de vivre en société, de chasser en groupe et de se partager la nourriture a fini par rendre cette faculté biologique caduque. Autrement dit, à force de mener des vies différentes et d’entretenir des savoir-faire particuliers transmis volontairement de générations en générations, les communautés d’orques ont développé des facultés culturelles qui leur sont propres. Comme on l’a vu plus haut, il en est ainsi pour leurs manières de tisser des liens sociaux qui donnent vie à des collectifs plus imposants chez les orques résidentes et les orques de haute mer, comparativement aux orques nomades. De même, leurs techniques de chasse diffèrent pour former des savoir-faire traditionnels que chaque groupe perpétue par apprentissage social, ancrant ainsi ses membres dans des réalités culturelles qui leur sont propres. Enfin, grâce aux travaux de sciences récentes comme la bioacoustique13, on a aussi découvert que certaines familles d’orques communiquent entre elles à l’aide de dialectes qui leur sont spécifiques. Tous ces savoir-faire particuliers renforcent vraisemblablement la cohésion sociale et l’attachement sentimental à la culture partagée au sein du groupe. En tout cas, des études génétiques effectuées sur des orques nomades et résidentes montrent que ces épaulards, aux modes de vie distincts, n’ont plus partagé d’ancêtre commun depuis au moins 750.000 ans ! L’attachement culturel à des savoir-faire traditionnels crée donc des distinctions identitaires telles que certaines orques, appartenant à des communautés aux styles de vie différents, ne se reconnaissant plus comme assez proches pour se reproduire ensemble. Il en découle que la culture, et la souplesse sociale qui permet de coopérer ensemble de façon diversifiée, ne sont pas des attributs spécifiques à notre espèce. Comme la colle sociale mêlant l’empathie et l’attachement sentimental pour se lier les uns aux autres, ces facultés sont le fruit d’un héritage animal millénaire que les primates, eux aussi, ont su faire fructifier à leur manière. 13 La bioacoustique associe la biologie et l’acoustique pour enregistrer, stocker, et diffuser les sons produits par toutes sortes d’êtres vivants (animaux, végétaux et même microbes), dans le but d’analyser les réactions comportementales que ces sons engendrent et ainsi mieux comprendre les interactions sociales existantes. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page21 Nos cousins les grands singes Au terme de ces déambulations passées en compagnie des chiroptères, des pachydermes, des suricates et des orques, un constat s’impose : la vie en société dans le monde animal est bien plus complexe qu’on ne l’imagine en général. Reposant sur l’empathie, les liens familiaux et l’attachement sentimental, les communautés de mammifères sociaux créent, via les interactions sociales de leurs membres, des manières de vivre ensemble qui sont non seulement dynamiques mais également surprenantes. En nous renvoyant aux lointaines origines de facultés comme l’amitié et la solidarité, qu’on pense à tort être l’attribut exclusif des humains, elles bousculent nombre de jugements hâtifs sur nos différences supposées avec le reste du règne animal. Elles ouvrent aussi grand la porte à diverses questions philosophiques pouvant s’appliquer à notre propre espèce : comment fonctionne une organisation sociale ? ; quelles sont ses qualités et défauts potentiels ? ; sur quels ressorts se construisent les hiérarchies ? ; comment s’articulent les oppositions entre pouvoir centripète et autonomie centrifuge ? ; etc. Bien sûr, de nombreuses personnes se sont penchées et se pencheront encore sur cet abîme fascinant, bien que sans fond. Toutefois, dans la perspective de cette étude dédiée à la sociologie animale, les travaux du primatologue Frans de Waal (né en 1948) nous intéressent plus particulièrement. Par ses recherches et le succès mondial de ses publications14, ce spécialiste des primates n’a pas seulement contribué à combler le fossé imaginaire que nous nous sommes inventés – souvent à tort et à travers – pour nous distinguer du monde animal. Il a aussi souligné certaines convergences et divergences rapprochant ou opposant nos deux plus proches cousins primates : les bonobos et les chimpanzés. Pour rappel, notre ancêtre commun les a quittés il y a environ six à huit millions d’années, soit une époque où ces deux espèces ne se distinguaient pas encore l’une de l’autre (puisque leurs routes évolutives n’ont bifurqué qu’il y a environ deux millions d’années). En sondant leurs manières de vivre, on peut donc apporter un éclairage partiel sur des traits similaires que nos lointains ancêtres partageaient vraisemblablement avec eux. À l’inverse, quand chimpanzés et bonobos optent pour des manières de vivre différentes, un brouillard épais plane sur nos origines ancestrales… Notons que pour simplifier la lecture et éviter les redondances de vocabulaire, les termes bonobos et chimpanzés seront utilisés de façon isolée quand ils renvoient à des comportements spécifiques à chaque espèce ; à l’inverse, on usera de termes plus globaux comme nos proches cousins, les primates ou les grands singes pour évoquer des traits communs aux deux espèces (sans qu’on puisse toujours généraliser ce qui est dit à l’ensemble des primates). Ces précisions étant faites, nous voici prêts à tirer quelques enseignements politiques sur la manière dont les rouages sociaux, entraperçus furtivement dans cet écrit, s’appliquent aux bonobos et aux chimpanzés. 14 Les livres de Frans de Waal utilisés ici sont les suivants : Le bonobo, Dieu et nous – à la recherche de l’humanisme chez les primates, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, et Différents (le genre vu par un primatologue) publiés – en version française – respectivement en 2015, 2018 et 2022. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page22 Vivre en mammifère : une question de genre Même si on ne l’a pas dit clairement jusqu’ici, le lecteur ou la lectrice attentive aura remarqué que la précision du genre (mâle ou femelle) a systématiquement accompagné la présentation des différentes espèces rencontrées plus haut. C’est parce que la biologie – à commencer par le fait de naître mâle ou femelle – joue un rôle important dans notre destin d’êtres vivants. Avec les chauves-souris murin de Bechstein ou les orques, nous avons notamment découvert des collectifs matriarcaux soudés par des liens familiaux, où des femelles apparentées s’associaient les unes aux autres pour veiller sur leurs bébés. Hélas pour les femelles primates, rien de tel n’est observé chez les bonobos et les chimpanzés. Pourtant, comme chez tous les mammifères, la relation des bébés avec leur maman est cruciale dans les premières années d’existence des bonobos et des chimpanzés. Ces derniers, par exemple, ne sont sevrés qu’à l’âge de quatre ans… et les femelles chimpanzées mettent un bébé au monde en moyenne tous les cinq à six ans. Cela impose évidemment aux mamans primates des soins quotidiens. Or, la tâche de ces dernières est d’autant plus ardue qu’aucune cellule familiale élargie ne vient les assister. Ni les mâles, ni les autres femelles du groupe n’apportent une aide constante et coordonnée dans les soins aux bébés et jeunes en bas âge – même si les femelles nouent des contacts et laissent leurs enfants jouer ensemble. Que ce soit chez les chimpanzés ou les bonobos, les mamans sont donc multitâches : elles doivent allaiter leur bébé et veiller à sa sécurité ; elles sont le premier être vivant avec lequel elle ou il apprend à sociabiliser ; enfin, elles doivent aussi porter leur petit accroché à leur pelage tant qu’il ou qu’elle reste trop jeune pour se déplacer toute seule. Pour assurer ces soins quotidiens, les femelles bonobos et chimpanzés ne donnent vie qu’à un seul bébé à la fois (un trait que les humaines partagent avec elles) mais restent fertiles jusqu’à la fin de leur vie (contrairement aux femmes humaines). Une fois atteint l’âge adulte, la vie des femelles bonobos et chimpanzés gravite donc en grande partie autour de l’attention qu’elles doivent accorder à leurs bébés successifs. Dans la plupart des cas, cet intérêt des femelles primates pour les bébés commence à un très jeune âge : avant même l’adolescence, elles s’intéressent de très près aux bébés des autres…xx Les femelles primates n’en sont pas pour autant réduites à un rôle de faire-valoir. Elles jouent en effet des rôles cruciaux dans la dynamique sociale de leur espèce, à commencer par l’évitement de l’inceste. A priori, les animaux n’ont pas conscience que des reproductions répétées entre proches parents pourraient entraîner des maladies, via un appauvrissement de la diversité génétique au sein de leur population. Pourtant, les animaux mettent en place des stratégies pour éviter ce problème. La première règle pour éviter l’inceste est l’exil, à l’adolescence, de l’un ou l’autre genre hors du groupe où vit son parent de sexe opposé. Dans tous les familles matriarcales (comme les hardes d’éléphantes par exemple), les femelles adultes chassent les jeunes mâles lorsque les hormones du désir sexuel commencent à leur tournebouler la tête au point de les rendre insupportables ; ces derniers quittent alors définitivement leur groupe d’origine pour vivre loin de leur maman. Cette première règle n’est cependant pas universelle. Chez les espèces où les jeunes continuent à côtoyer leur parent de l’autre sexe tout au long de l’existence, une seconde règle intervient alors par le choix des partenaires sexuels : plus sélectives que les mâles, les femelles évitent de se reproduire avec leurs fils ou des mâles adultes susceptibles d’être leur père. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page23 Nul doute que l’évitement de l’inceste existait aussi chez nos lointains ancêtres. Par contre, il est impossible de dire la manière dont il s’effectuait concrètement en raison de dynamiques sociales divergentes entre nos proches cousins : Chez les bonobos, les femelles quittent leur groupe de naissance à l’adolescence et évitent ainsi de côtoyer de trop près leur géniteur ; à l’inverse, les bonobos mâles restent tout au long de leur vie dans le même groupe social que leur maman, mais en proscrivant soigneusement tout rapport sexuelxxi. Chez les chimpanzés, les organisations sociales sont plus souples et beaucoup moins prévisibles car elles obéissent à la logique de fission-fusion. Qu’elles soient femelles ou qu’ils soient mâles, les chimpanzés forment des petits groupes mixtes – dits multimâles-multifemelles – qui se rassemblent pour certaines activités, puis se séparent et déambulent en forêt de façon disparate. Tel un accordéon, leurs communautés enflent et se dégonflent donc au gré des circonstances. D’une fusion à l’autre, de proches parents peuvent se côtoyer à l’occasion. Pour éviter l’inceste, les femelles chimpanzées « évitent de s’accoupler avec les mâles âgés parmi lesquels elles ont grandi. Elles fuient ceux qui pourraient être leur père en hurlant, mais acceptent volontiers les avances des plus jeunes. »xxii Des relations plus amicales que familiales Chez les bonobos, l’exode des femelles hors de leur groupe de naissance brise le lien familial intergénérationnel, imposant à ces dernières de tisser de nouvelles relations sociales basées sur l’amitié. La logique est différente pour les mâles bonobos qui, en restant dans leur groupe de naissance, y côtoient leurs frères éventuels et construisent une relation durable avec leur maman – ce qui ne les empêche pas de tisser d’autres relations sociales basées sur l’amitié. Côté chimpanzés, la constitution de groupes multimâles-multifemelles disparates laisse persister des relations familiales longue durée, mais ces liens de parenté ne constituent pas le centre de gravité absolu des organisations sociales établies. Bref, nos proches cousins suivent des chemins complexes et diversifiés, où le lien de parenté n’est pas le facteur exclusif de la cohésion socialexxiii. À l’image des chauves-souris vampires du Guatemala, leurs collectifs reposent également sur des affinités personnelles. Pour sociabiliser les uns avec les autres, les grands singes s’accordent du temps, de l’attention et des soins mutuels. Sans surprise, le toilettage est un incontournable partagé par les primates pour conforter ou nouer des liens sociaux. Il faut dire que ce geste apaisant est également indispensable pour se débarrasser de parasites envahissants et rester en bonne santé. Ces préférences sentimentales créent forcément des réseaux d’entente et d’entraide privilégiés au sein du groupe. On retrouve ici le principe d’inégalité hiérarchique engendrée par la générosité diffuse : les sociétés de bonobos et de chimpanzés forment des cercles relationnels où certains individus, particulièrement doués pour les interactions sociales, occupent une position plus centrale que d’autres relégués en périphérie. En réalité, cette logique hiérarchique se dédouble en fonction des sexes : les femelles primates font des différences statutaires entre elles, et les mâles en font de même de leur côté. Des leaders mâles et femelles émergent donc simultanément au sein des collectifs chimpanzés et bonobos, où la manière de gagner du prestige diffère toutefois selon le genre auquel on appartient. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page24 Chez nos proches cousins, plus une femelle vieillit, plus son aura grandit (on est donc dans une logique aux antipodes du culte de la beauté idéalisant les jeunes femmes dans nos sociétés contemporaines). Par exemple, les chimpanzés mâles adultes deviennent littéralement fous lorsqu’une femelle âgée est en période de fertilité – ce qui se voit comme le nez au milieu du visage, car son derrière enfle et rosit considérablement -, alors qu’ils boudent les jeunes femelles adolescentes à la recherche de leurs premières expériences sexuelles. Avoir des enfants est un deuxième facteur clé dans la promotion sociale des femelles, tant chez les bonobos que les chimpanzés. En effet, bien qu’il n’y ait pas de soins coordonnés au sein d’une cellule familiale élargie, les femelles qui viennent d’avoir un bébé changent provisoirement de statut. Frans de Waal évoque ainsi le cas d’une jeune maman bonobo : « Tant qu’elle était petite ou adolescente, personne ne la prenait au sérieux, et l’on n’hésitait pas à l’éloigner de la nourriture ou de l’eau. Porter un nouveau-né lui vaut immédiatement le respect et la priorité. Du jour au lendemain, elle est autorisée à manger ou boire avec les grands, du moins pendant un certain temps. Elle fait fureur, et les autres n’ont de cesse de s’asseoir à côté d’elle et de la toiletter. Dans certaines troupes de bonobos, j’ai vu de nouvelles mères avec des zones de peau à vif à cause des toilettages excessifs. »xxiv Notons que cette valorisation sociale est un atout pour l’espèce, car une maman avec un jeune bébé a besoin de nutriments de qualité pour l’allaiter convenablement. Enfin, le troisième facteur permettant à une femelle de gagner en influence – tant chez les bonobos que les chimpanzés – tient à sa personnalité : certaines femelles sont tout simplement plus douées que d’autres pour interagir socialement et consolider de multiples liens d’amitié. Au final, cette capacité à mieux sociabiliser leur confère une aura et un charisme supérieurs à d’autres femelles situées dans la même tranche d’âge. Paix et violence : une question de genre ? A priori, la promotion sociale des femelles primates repose essentiellement sur des rouages pacifiques. Qu’en est-il pour les mâles ? Si l’on se penche sur le cas des chimpanzés, ceux-ci comptent également sur la sympathie pour se faire des amis : jour après jour, des chimpanzés mâles adultes passent parfois des heures à épouiller certains membres de leur communauté ; de même, ils sont capables de cajoler les bébés pour s’attirer les bonnes grâces des mamans. En prenant ainsi soin des autres, ces chimpanzés veulent évidemment sociabiliser et se faire des amis, ce qui contribue vraisemblablement à leur bien-être psychologique. Toutefois, leur objectif ne s’arrête pas là. Comme on l’a vu avec Greg le parrain chez les éléphants mâles, les chimpanzés de sexe masculin recourent à des rituels d’intimidation que nul ne peut ignorer : pour montrer sa force personnelle, un chimpanzé mâle va secouer des branches, lancer des pierres et faire des démonstrations aussi tapageuses que possible.xxv Mais là où les pachydermes dominants imposent en général leur hégémonie volontaire sans se battre vraiment, les chimpanzés mâles ne rechignent pas aux coups bien réels. Chez eux, tôt ou tard, contester la hiérarchie établie pour gagner des places (ou inversement, défendre son statut de dominant) passe par des combats violents, opposant les mâles adultes d’une même communauté. C’est là que le recours aux alliés s’avère précieux : le mâle qui en sort victorieux n’est pas toujours le plus fort sur le plan individuel, mais celui qui a su fédérer de puissants amis pour combattre à ses côtés. Autrement dit, au-delà des prouesses musculaires de chacun, « le réseau, la personnalité, l’âge, les compétences stratégiques et les liens familiaux sont autant d’éléments qui aident chaque individu à gravir l’échelle sociale. »xxvi Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page25 Très souvent, les chimpanzés mâles qui sociabilisent avec d’autres mâles ont donc une arrièrepensée stratégique dans la tête : se faire des alliés disposés à se battre avec eux le moment venu. Les chimpanzés mâles adultes ambitieux instrumentalisent donc la générosité diffuse – ces préférences sentimentales faisant germer un système hiérarchique lié aux affinités personnelles – pour consolider leur rapport de forces face à d’autres mâles rivaux. De façon délibérée (un peu comme ces politiciens humains allant serrer des pinces lors de sorties publiques à l’approche des élections), ils usent et abusent de sociabilité amicale dans l’espoir d’imposer leur autorité et le contrôle social qui l’accompagne. Parfaitement conscients que l’union fait la force, les mâles dominant une communauté de chimpanzés vont d’ailleurs jusqu’à interrompre des soins mutuels trop intenses entre leurs subalternes – soins mutuels qu’ils considèrent, à tort ou à raison, comme une potentielle amorce de rébellion. Tout cela fait dire à Frans de Waal que les chimpanzés forment une société politique, où les enjeux de pouvoir sont pris très au sérieux par les mâles adultes qui ambitionnent de forger une autorité centripète.xxvii Pour y parvenir, les chimpanzés mâles déclenchent parfois des guerres civiles d’une extrême violence. Il arrive ainsi qu’un des belligérants soit battu à mort, gravement blessé ou émasculé. Comme le souligne Frans de Waal : « Nous disposons d’une douzaine de rapports qui font état de mâles de haut rang s’étripant en pleine nature pour avoir le pouvoir. Ils sont prêts à tout pour obtenir la première place : faire et défaire des alliances suivant les circonstances, se trahir, fomenter des attaques. »xxviii Comparé aux femelles, il ne fait guère de doute que l’ascension sociale des primates de sexe masculin repose sur des ressorts globalement plus violents : « Les mâles sont plus préoccupés par leur rang social ; les femelles sont plus tournées vers les êtres jeunes et les êtres vulnérables. Les mâles sont physiquement (sinon toujours socialement) dominants, plus enclins à la confrontation ouverte et à la violence ; les femelles sont plus nourricières et se consacrent à leur progéniture. »xxix Notons que ce fait biologique n’a absolument rien de dévalorisant pour les mamans, ni pour les femmes en général. Bien au contraire ! Pour nombre d’éthologues dont Frans de Waal fait partie, « c’est justement parce que les soins maternels des mammifères sont si importants et si universels qu’ils ont sans doute été le creuset de l’évolution de l’intelligence sociale. »xxx En développant avec leurs bébés diverses facultés, comme l’empathie et les liens affectifs notamment, les femelles mammifères ont à leur tour favorisé l’apparition d’autres atouts évolutifs comme la coopération ou le langage, par exemple. Autrement dit, nous serions toutes et tous beaucoup plus idiots sans le rôle-clé, joué durant des centaines de millions d’années, par les mamans mammifères s’occupant avec amour et dévotion de leurs bébés ! Quant à celles et ceux qui voudraient en conclure un peu vite que le matriarcat rime avec un monde sans rapports de forces, les organisations animales dirigées par des femelles autoritaires – comme les familles suricates où la femelle dominante prononce parfois des sentences d’exclusion ou de mort au sein de son groupe – invitent à la prudence. Pris dans son ensemble, le monde animal est avant tout diversifié. Dès lors, aucun sexe ou genre n’a le monopole de la violence même si, chez les grands singes, on constate effectivement plus d’agressivité chez les mâles. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page26 Les bonobos : une société matriarcale Les femelles bonobos sont animées par un esprit de sororité inébranlable : dès qu’un mâle cherche à intimider une femelle, celles-ci s’unissent de concert pour le rappeler à l’ordre. Fortes de cette solidarité collective, les femelles bonobos parviennent à compenser le handicap de leur taille – légèrement plus menue que celle des mâles – pour prendre le dessus et dominer ces derniers. Loin de n’être qu’un simple mécanisme d’auto-défense, cette union des femelles bonobos vire parfois à l’hégémonie autoritaire. Au besoin, elles n’hésitent pas à s’unir pour donner une raclée à un mâle outrepassant ses droits, c’est-à-dire ne respectant pas la prééminence des femelles. Cette violence peut aller jusqu’à l’émasculation, et visera prioritairement des mâles peu charismatiques jugés moins sympathiques et moins attirants par les femelles bonobos.xxxi Pour s’éviter une telle déconfiture, les mâles bonobos peuvent compter sur un lien solidaire indéfectible parmi les femelles du groupe où ils vivent : le soutien de leur maman. Comme l’explique Frans de Waal, ce lien familial est en quelque sorte la bouée de sauvetage des mâles bonobos pour éviter une cinglante correction : « Les mâles sont des fils à maman qui comptent sur la protection maternelle. Dans la nature, un bonobo s’assure toujours que sa mère reste dans son champ de vision, parce que sa présence dissuade les autres femelles de se retourner contre lui. »xxxii De même, les zoos ont appris à ne plus séparer les mamans bonobos de leurs fils. Cela évite à ces derniers d’être malmenés dans les communautés bonobos maintenues en captivité où, esseulés, les mâles servent de boucsémissaires et liguent, à leur dépens, les femelles du groupe qui gagne ainsi en cohésion sociale. Chez les bonobos, le lien mère-fils fonctionne donc comme une sorte de contre-pouvoir. Cet attachement familial empêche une hégémonie trop autoritaire des femelles soudées par leur esprit de sororité. Si l’alliance matriarcale contre les mâles peut tourner à l’abus de pouvoir, il arrive aussi que les femelles bonobos se battent entre elles – sans toutefois jamais atteindre le degré de violence maintes fois observé chez les mâles chimpanzés. On retrouve ici l’ambivalence tapie au sein de nombreux collectifs où les réseaux d’entraide préférentiels – ici, l’esprit de sororité régnant entre femelles bonobos – peuvent donner lieu à des rapports de forces arbitraires. Autrement dit, même si les mâles primates sont globalement plus violents que les femelles, la logique matriarcale des sociétés de bonobos n’est pas exempte de discriminations résultant de l’alliance tissée entre femelles. Comme l’écrit Frans de Waal : « Toute hiérarchie implique une forme de coercition, que ce soit chez les femelles ou chez les mâles. »xxxiii De ce détour par la biologie, c’est-à-dire la manière dont nos corps sont façonnés, on peut conclure que des caractéristiques comme le genre et l’espèce affectent les comportements de nos proches cousins. Par ailleurs, si les femelles font la loi chez les bonobos, les chimpanzés obéissent plutôt à une logique patriarcale. Évidemment, cette divergence entre les deux espèces laisse planer un point d’interrogation géant quant à nos propres origines : quelle place occupait respectivement les hommes et les femmes dans les premières sociétés humaines ? À cette question, l’éthologie ne fournit aucune réponse. Par contre, la dynamique sociale des femelles bonobos et des mâles chimpanzés montre que l’adage « ensemble, on est plus forts » est en place depuis des millions d’années, c’est-à-dire bien avant que notre espèce ne pointe le bout de son nez d’Homo sapiens. Enfin, si les sociétés matriarcales de bonobos sont assurément plus pacifiques que les communautés patriarcales de chimpanzés, le genre qui domine chacune de ces sociétés n’est qu’un facteur explicatif Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page27 parmi d’autres. L’écologie a aussi son mot à dire, comme le prouve la diversité des manières de vivre des chimpanzés selon les milieux dans lesquels ils évoluent. Bonobos et chimpanzés : influences écologiques On l’a déjà remarqué en compagnie de Greg le parrain : l’hégémonie autoritaire d’un éléphant mâle dépend pour partie des ressources disponibles. Lorsque celles-ci sont rares et que tout le monde est obligé de fréquenter le même point d’eau, les mâles pachydermes acceptent les rapports de forces établis entre eux pour décider qui a la priorité sur qui – obéissant ainsi à la logique de l’autorité centripète. À l’inverse, lorsque les pluies abondantes démultiplient les sources où s’abreuver, Greg le parrain a beau sonner le rassemblement en demandant qu’on le suive, ses alter ego l’ignorent pour vaquer tranquillement à leurs affaires – ouvrant la voie à l’autonomie centrifuge. Cette influence de l’habitat sur les comportements imprègne également la vie sociale des primates, sans qu’on sache toujours en déterminer les causes précises. Ainsi, à l’état sauvage, nos plus proches cousins vivent tous dans des forêts africaines. Si la localisation des bonobos est plutôt restreinte (les forêts de la République Démocratique du Congo), celle des chimpanzés est beaucoup plus large. On les retrouve dispersés sur une vaste aire géographique allant de pays situés à l’ouest de l’Afrique (Côte d’Ivoire, Sénégal, Guinée) en passant par des pays plus centraux (Cameroun et Gabon notamment) pour terminer dans la partie est du continent (Soudan, Ouganda, Tanzanie). Pour compliquer les choses, tous les chimpanzés sont loin d’être connus de la même façon. Par le passé, deux régions notamment ont fait l’objet de recherches particulièrement poussées : dans les années 1960, la primatologue Jane Goodall (née en 1934) a étudié de près les chimpanzés vivant dans la forêt bordant le lac Tanganyika en Tanzanie, donc à l’est de l’Afrique ; à partir de la seconde moitié des années 1970, le primatologue Christophe Boesch (né en 1951) a longuement suivi les chimpanzés habitant la forêt du parc national de Taï en Côte d’Ivoire, donc à l’ouest de l’Afrique. Menées de façon séparée, ces deux séquences d’observations ont conduit a posteriori à un résultat remarquable : la dynamique sociale des chimpanzés de Tanzanie (qu’on nommera ici les chimpanzés de l’Est) diffère de celle des chimpanzés de Côte d’Ivoire (qu’on nommera ici les chimpanzés de l’Ouest). D’après Frans de Waal, les chimpanzés de l’Ouest forment des sociétés globalement plus coopératives et moins violentes que leur alter ego d’Afrique de l’Est, où les tensions sont beaucoup plus fréquentesxxxiv. Un constat qui semble valable à tous niveaux : rivalités entre mâles d’un même groupe, interactions sociales des mâles avec les femelles, et enfin conflits territoriaux opposant les chimpanzés de communautés différentes. Quel que soit le cas de figure envisagé, les chimpanzés mâles habitant l’Est de l’Afrique se montrent plus souvent agressifs et virulents que leurs alter ego d’Afrique de l’Ouest.xxxv Pour prendre l’exemple des rapports aux frontières, c’est-à-dire entre chimpanzés s’identifiant à des groupes différents, ceux-ci sont particulièrement virulents. La guerre y est souvent totale et sans merci. C’est notamment le cas chez les chimpanzés de l’Ouest où, observant des combats entre mâles appartenant à des communautés différentes, Christophe Boesch pouvait entendre les os craquer lorsque les protagonistes se mordaient l’un l’autre !xxxvi Malheureusement, les chimpanzés de Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page28 l’Est sont capables d’aller encore plus loin en pratiquant l’éradication collective de concurrents étrangers. En 1979, Jane Goodall fut ainsi témoin de l’anéantissement systématique d’une communauté de chimpanzés de l’Est par une autre ! Publié en 2014 dans la revue scientifique Nature, un article recensait un total de 152 attaques mortelles impliquant dix-huit communautés différentes de chimpanzés (dont une minorité était à l’origine des conflits) : « Les agresseurs étaient des mâles à 92%, les victimes à 73%, et la majorité des incidents (66%) étaient territoriaux. »xxxvii xxxviii. Grâce à cette solidarité liée au fait de se déplacer ensemble, les femelles de l’Ouest parviennent généralement à éviter les rapports sexuels contraints, dont sont parfois victimes leurs consœurs vivant dans les zones forestières d’Afrique de l’Est. Même si elles sont lacunaires, ces statistiques laissent entrevoir une violence mortelle impliquant prioritairement des mâles s’en prenant à d’autres mâles, dont une majorité sont issus de communautés étrangères. Nos cousins les chimpanzés sont donc extrêmement belliqueux avec leurs voisins… Ce qui n’est pas sans rappeler la cruauté de nos conflits géopolitiques humains. Quant aux voisines chimpanzées, moinssouvent victimes de violence criminelle, elles n’en sont pas pour autant épargnées. Ainsi, les chimpanzés mâles de l’Est n’hésitent pas à malmener des femelles avec lesquelles ils veulent copuler. Or, ces dernières se tiennent souvent à l’écart de la troupe et n’ont pas l’occasion de former des alliances matriarcales durables pour se protéger de cette violence masculine. Dès lors, personne ne leur vient en aide lorsqu’elles sont brutalisées par des mâles morphologiquement plus puissants. À l’Ouest, les femelles chimpanzées « passent plus de temps entre elles et finissent par former des blocs d’intérêts communs qui freinent les tactiques brutales des mâles » Les raisons permettant d’expliquer l’influence de l’écologie sur les mœurs des chimpanzés restent hypothétiques : « Il est possible que les chimpanzés de l’Ouest aient un niveau de coopération plus élevé parce que la présence de léopards dans la forêt les oblige à se défendre collectivement »xxxix, sachant que les léopards sont des prédateurs capables de grimper aux arbres. Il se pourrait aussi que la répartition des ressources alimentaires dans les forêts de Côte d’Ivoire autorise davantage de cohésion, et donc moins de fission-fusion, que dans les forêts en bordure du lac Tanganyika. En effet, c’est la dispersion des nutriments disponibles qui impose souvent aux chimpanzés de scinder leur collectif pour former des petites troupes distinctes, voire même d’effectuer de longues randonnées en solitaire. L’intensité des guerres territoriales pourrait aussi s’expliquer par une compétition plus forte pour des ressources rares, ne laissant ainsi pas vraiment le choix aux principaux protagonistes de ces conflits15 ? À l’inverse, l’habitat forestier des bonobos contient d’énormes arbres fruitiers et d’abondantes herbes nutritives qui leur permettent de rester ensemble de façon permanente, sans avoir à se soucier du manque de denrées à se mettre sous la dent.xl 15 Un argument plaide en ce sens. Il s’agit des conditions de vie dans les zoos. Ces lieux carcéraux fonctionnent en effet comme des territoires aux ressources suffisantes, mais très limitées dans le temps : la distribution de nourriture s’y fait à intervalles réguliers, produisant alors des moments intenses de concurrence (et de logique hiérarchique) pour accéder prioritairement aux ressources distribuées. Par ailleurs, les animaux rassemblés ne le sont pas selon des logiques affinitaires ou familiales, mais résultent du choix imposé par les institutions humaines. Comme le rappelle la philosophe Vinciane Despret, ces contraintes imposées de l’extérieur ont tendance à conforter des organisations sociales rigides où « le manque de place et de nourriture provoque immanquablement des conflits entre des singes qui ne se connaissent pas et qui sont regroupés dans un groupe social dont la structure est en quelque sorte déterminée par le dispositif même de la captivité. » [Vinciane Despret, 2014, p.79]. Dans la foulée de cette réflexion, Vinciane Despret ajoute que cette vie carcérale sert souvent de prétexte, chez des théoriciens peu scrupuleux, pour généraliser l’existence d’un modèle hiérarchique monochrome où n’existeraient que des rapports de forces imposés par les mâles. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page29 Quoi qu’il en soit, on constate chez nos proches cousins d’étroites interactions entre la biologie (la manière dont les corps sont faits), le type d’habitat forestier (sans qu’on en comprenne vraiment tous les tenants et aboutissants) et la manière de nouer des liens sociaux. Par ailleurs, même confrontés à des contraintes qu’ils ne choisissent pas, bonobos et chimpanzés n’en sont pas pour autant des êtres passifs et impuissants. Ils développent en effet des stratégies volontaristes pour maintenir une certaine cohésion sociale entre eux. Réconciliation et justice en mode chimpanzés Aussi violentes que soient les batailles rangées et les agressions chez les chimpanzés, ces derniers savent aussi se réconcilier lorsque des conflits opposent les membres d’une même communauté : « Si le combat éclate, les primates réagissent comme l’araignée quand la toile se déchire : ils passent en mode ‘‘réparation’’. Le moteur de la réconciliation est l’importance des relations sociales. Comme l’attestent des études menées sur les espèces les plus diverses, plus deux individus sont proches, plus ils font des choses ensemble, et plus il est probable qu’ils se réconcilieront après une agression. »xli Tout comme la matriarche éléphante, ce sont les individus de haut rang qui contribuent souvent à calmer le jeu. Ainsi, quand deux chimpanzés mâles rivaux sortent d’un combat avec trop de ressentiments pour se rabibocher de façon spontanée, ce sont les femelles les plus âgées qui prennent le relais pour apaiser les tensions : « Une tierce partie peut amener des combattants mâles à se réconcilier après une dispute. Notons qu’il s’agit toujours de femelles, et uniquement de très haut rang. Elles interviennent quand deux mâles rivaux n’arrivent pas à se réconcilier. Ces adversaires peuvent être assis l’un près de l’autre en évitant de se regarder : aucun des deux ne veut ou ne peut faire le premier pas. Si un troisième mâle approchait, même pour rétablir la paix, il serait perçu comme partie prenante du conflit. Les chimpanzés mâles forment continuellement des alliances ; leur présence n’est jamais neutre. C’est là que les femelles âgées interviennent […]. »xlii Fortes de leur statut social, ces femelles respectées cherchent à désarmer les belligérants quand, en guise d’arme, ils tiennent encore une lourde pierre à la main. Elles peuvent aussi les rapprocher physiquement, en les tirant l’un vers l’autre par le bras malgré leurs réticences. Les femelles dominantes « le font même si elles ne sont pas directement concernées et auraient pu aisément rester spectatrices », poussant Frans de Waal à constater que « les chimpanzés améliorent donc le climat social autour d’eux en encourageant la paix non seulement pour eux, mais aussi pour tous les autres. »xliii Après l’évitement de relations consanguines, nous voici en présence d’un autre rôle social fondamental joué par les femelles dans la société chimpanzée : apaiser les rancœurs belliqueuses des mâles. Chemin faisant, nous découvrons aussi une qualité essentielle à la personnalité des femelles leadeuses : quand c’est nécessaire, leur capacité à facilement sociabiliser doit pouvoir être mise au service de l’intérêt général. Il en est de même pour le mâle (ou l’alliance de mâles) dominant une communauté de chimpanzés. Pleins de fougue, les jeunes chimpanzés jouent énormément ensemble. Emportés par leur élan, il leur Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page30 arrive de passer du jeu à la dispute, risquant alors d’entraîner un conflit ouvert entre adultes si, d’aventure, les mamans décident de s’en mêler. En effet, les femelles chimpanzées sont terriblement partisanes quand il est question de leur enfant. Chaque mère défendra becs et ongles sa progéniture, avec le risque de dégénérer en bagarre collective si les réseaux sociaux de chacune d’elles décident de leur venir en aide. Pour autant qu’il dispose de la personnalité adéquate en étant capable de mettre ses propres sentiments de côté, le mâle dominant la communauté joue alors un rôle essentiel de gardien de la paix. D’un grognement autoritaire, sans prendre parti pour l’un ou l’autre camp, il ramène au plus vite les jeunes querelleurs à la raison et préserve ainsi l’harmonie au sein du groupe : « Les primates favorisent généralement leurs parents, amis et alliés, sauf quand il s’agit d’exercer ce rôle de contrôle, auquel cas ils se tiennent au-dessus de la mêlée, sans prendre parti. Leurs interventions visent davantage à rétablir la paix qu’à aider des amis ou parents. S’ils soutiennent un camp face à un autre, leur choix ne correspond pas toujours à leurs préférences sociales. Dans ces cas-là, ils protègent par exemple les faibles contre les forts, une femelle contre un mâle ou un jeune contre un adulte. Le mâle qui assume ce rôle est le seul membre impartial de sa communauté. »xliv À une question posée plus haut (quels sortent de bienfaits les membres marginaux d’un groupe attendent-ils de leur maintien dans cette communauté ?), nous voici avec un nouvel élément de réponse pour le moins étonnant : la justice. Même si c’est de façon beaucoup plus ambivalente que la matriarche éléphante (laquelle n’est jamais autoritaire), les chimpanzés situés au sommet de la hiérarchie sociale assument également une responsabilité importante : occulter provisoirement leurs préférences sentimentales en mettant leur autorité au service du groupe lorsque des tensions germent en interne. Certes, il s’agit alors de dissensions n’ayant rien à voir avec leur propre statut (auquel cas ils seraient les premiers à entrer dans la bagarre). Toujours est-il qu’ils peuvent court-circuiter des alliances majoritaires, voire leurs propres préférences personnelles, pour prendre la défense d’individus marginaux ou plus faibles. Évidemment, cela suppose que le leader en place dispose d’une personnalité capable de prendre en compte l’intérêt général – ce qui n’est pas toujours le cas. Toutefois, lorsque le leader sait se hisser au-dessus de la mêlée pour défendre l’intérêt général, il justifie son statut et son autorité aux yeux du groupe. Et même si ce n’est pas son but, il nous offre également un solide argument démocratique – et paradoxalement égalitaire – en faveur de l’existence d’une autorité centrale : celleci peut rendre justice en redressant, à l’avantage des plus faibles, certaines inégalités générées par la générosité diffusexlv ! Entraide et sens de l’équité chez les grands singes Le sens de la justice, chez les chimpanzés, ne consiste pas seulement à tout attendre d’un leader vertueux. Ils peuvent eux-mêmes se montrer généreux avec des proches ou des étrangers en position de faiblesse. Attestés aussi bien en zoo que dans la vie sauvage, des chimpanzés adultes viennent parfois spontanément en aide à d’autres membres de leur espèce. Un altruisme qui émane aussi bien de chimpanzés mâles et femelles, comment en témoignent ces exemples nullement exhaustifs : lors de ses études de terrain dans les années 1960, Jane Goodall a vu la fille de Madame Bee, une chimpanzée sauvage devenue trop vieille pour grimper en haut des arbres fruitiers, attendre patiemment que sa fille en redescende avec suffisamment de fruits à se partager pour qu’elles puissent manger ensemble.xlvi Des comportements similaires ont été observés, Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page31 notamment dans des zoos, où de jeunes chimpanzées rapportent parfois de l’eau ou de quoi manger à de vieilles amies peu mobiles et non apparentées ; en forêt, il arrive aussi que des chimpanzés mâles adultes recueillent de jeunes chimpanzés devenus orphelins, souvent suite au meurtre de leur maman par des humains. Ces chimpanzés mâles s’en occupent alors comme s’il s’agissait de leur enfant en partageant leur nourriture, en les accueillant dans leur nid, et en veillant constamment sur eux. Un processus d’adoption qui fait dire à Frans de Waal : « Il est clair que les chimpanzés mâles possèdent un potentiel paternel bien développé, même s’il s’exprime rarement. »xlvii Au-delà de ces actes généreux individuels, les chimpanzés membres d’une même communauté partagent également un certain idéal quant à la bonne manière de vivre en société. Des exemples concrets de ce sens avéré de ce qui juste ou injuste ont été maintes fois observés, notamment lors d’expérimentations scientifiques imposées à des animaux sociables détenus dans des zoos. Avec sa collègue Sarah Brosnan, Frans de Waal a ainsi testé la capacité de différents primates à évaluer quand ils étaient victimes de discriminations injustifiées. Menées sur des animaux en captivité, l’expérience consistait à fournir une même tâche à deux singes capucins bruns qui pouvaient par ailleurs s’observer mutuellement du fait qu’ils étaient enfermés côte à côte : « Après une tâche, nous les récompensions l’un et l’autre par des tranches de concombre et des grains de raisin – nous avions déjà établi qu’ils préféraient tous le raisin. Les singes ne faisaient aucun problème s’ils recevaient des récompenses identiques, même si les deux obtenaient du concombre. En revanche, si l’un recevait du concombre et l’autre du raisin, ils s’opposaient farouchement à cette inégalité des résultats. Le singe qui ne recevait que du concombre mangeait sa première tranche avec plaisir, mais faisait une scène terrible dès qu’il remarquait que son compagnon obtenait du raisin. Il jetait à terre son légume dérisoire et secouait avec tant de force la cage de test qu’on craignait fort qu’il ne la brise. »xlviii Des expériences semblables, menées par Sarah Brosnan avec des grands singes, montrent que ces derniers peuvent aller plus loin encore dans une vision communautaire de la justice : « Sarah a constaté que les chimpanzés protestent parfois contre une inégalité dans l’autre sens. Ils ne sont pas d’accord non seulement quand ils obtiennent moins que l’autre, mais aussi quand ils obtiennent plus. Ceux qui reçoivent du raisin peuvent refuser d’être avantagés ! »xlix Il y a donc bien une éthique partagée, par nos proches cousins, sur ce qui juste ou injuste au sein de leur société. Pour rester avec les chimpanzés, ceux-ci partagent une règle tacite quel que soit leur rang social : « Si tu tiens quelque chose dans tes mains ou si tu l’as dans la bouche, cela t’appartient, même si ton statut est inférieur. Cependant, avant la prise en main, lorsque deux individus approchent d’un aliment, le dominant a la priorité. »l Et Frans de Waal de préciser qu’en général « les chimpanzés et les bonobos respectent mutuellement leurs possessions, si bien que le mâle le plus haut placé peut avoir à quémander ses aliments. Il est rare qu’un dominant s’empare de la nourriture d’un autre par la force, et les violations du code se heurtent à une résistance acharnée. »li De même, lors d’une traque collective impliquant un partage des rôles (avec des rabatteurs et des chasseurs placés en embuscade), le chimpanzé qui attrape une proie ne se la réserve pas pour lui seul. Il alerte au contraire le reste de la troupe en poussant des hurlements spécifiques – nommés « houts » – pour dire qu’il y a de la viande à se partager. Cela crée alors « un grand rassemblement de mâles, de femelles et de jeunes où l’on se bouscule pour être bien placé. […] Le partage semble plus favorable aux Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page32 chasseurs qu’aux retardataires – même le mâle alpha peut repartir les mains vides s’il n’a pas participé. »lii Tout comme les orques, les chimpanzés partagent donc les fruits de leur coopération collective. Un trait qui caractérise en fait toutes les espèces animales qui coordonnent leurs efforts pour trouver de quoi mangerliii, même si certaines sociétés poussent plus loin que d’autres la solidarité. Au niveau des espèces, les bonobos sont plus coopératifs et solidaires que leurs cousins chimpanzés. Mais ces derniers expriment également différentes tendances. Ainsi, les chimpanzés de l’Ouest vivant dans la savane au Sénégal vont jusqu’à se partager des végétaux comestibles, comme des fruits de baobab ne nécessitant pourtant aucun effort collectif pour être cueillis. Ils sont également les premiers chez qui on a observé le partage d’outilsliv. L’usage d’outils : une faculté animale La fabrication et l’utilisation d’outils est un savoir-faire que nous avons (trop) longtemps considéré comme un trait singulier de notre espèce. Pourtant, dès les années 1960, la primatologue Jane Goodall assista à la scène suivante : après s’être saisi d’une brindille, l’avoir dépouillée de ses feuilles et avoir formé une baguette, un chimpanzé baptisé David Greybeard (en raison de sa barbichette argentée) l’enfonce dans un monticule de terre rouge. Sur l’instant, tandis que David Greybeard patiente en tenant sa baguette enfoncée dans le sol, Jane Goodall ne comprend pas que ce monticule est une termitière. Son Eurêka ! tombe quelques instants plus tard, alors que David Greybard extrait du sol sa baguette couverte de dizaines d’insectes qu’il gobe les uns après les autres. À l’époque, cette découverte stupéfia la communauté scientifique… persuadée qu’une telle prouesse technique (confectionner et utiliser des outils) était l’apanage exclusif des humains16. Pire : certains chercheurs masculins n’hésitèrent pas à surfer sur la culture patriarcale de leur temps pour mettre en doute les compétences de Jane Goodall, le fait qu’elle soit une femme étant à leurs yeux un argument suffisant pour contester un résultat par trop surprenant ! Toutefois, les recherches ultérieures ont donné raison à cette pionnière de l’observation méticuleuse des primates. De nos jours, les exemples d’animaux usant d’outils sont attestés notamment chez des oiseaux (chardonnerets et corbeaux), des crocodiliens (alligators et crocodiles), des céphalopodes (certaines espèces de pieuvres) ainsi que divers mammifères (éléphants, loutres de mer, blaireaux à miel ou ratels) dont plusieurs espèces de primates (macaques, singes capucins, etc.)17. Bien entendu, nos cousins chimpanzés sont de la partie. 16 Notons que c’est aussi dans les années 1960 qu’on découvre des fossiles, remontant environ à deux millions d’années, accompagnés d’outils en pierre taillée. Il n’en fallut pas plus soulever un enthousiasme délirant dans la communauté des paléoanthropologues affirmant qu’on tenait là le premier être vivant à avoir été capable d’utiliser des outils. Bien entendu, il s’agissait de l’un de nos lointains ancêtres qu’on nomma fièrement (mais présomptueusement) Homo habilis. 17 Placés devant un tube transparent trop fin pour y glisser leur bec mais contenant de la nourriture, les corbeaux sont notamment capables des prouesses suivantes : si la nourriture au fond du tube est un objet flottant comme une cacahuète, les corbeaux vont chercher de l’eau pour en remplir le tube et faire remonter la cacahuète à portée de bec ; si la nourriture est cachée au fond d’un petit seau muni d’une mini-anse, les corbeaux utilisent leur bec pour recourber un fil de fer, en saisir l’autre extrémité, et enfoncer le crochet dans le tube transparent pour attraper et remonter le mini-seau pour accéder au contenu. Agacés par les insectes virevoltant autour d’eux, les éléphants utilisent parfois des branches en guise de chassemouches tandis que certaines pieuvres utilisent des objets (comme des coquilles de noix de coco coupées en deux, par exemple) pour se cacher et se constituer un abri. Quant aux alligators et crocodiles lorgnant sur des proies appétissantes comme les hérons ou d’autres échassiers, ils rusent pour les attirer à proximité de leur mâchoire en tenant en équilibre, sur leur museau, de grands morceaux de bois qui ont l’air de flotter tout seul sur l’eau. Quand l’oiseau leurré vient s’y poser pour Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page33 Pour ces omnivores au régime alimentaire varié (fruits, insectes, viande…), l’usage d’outils est crucial. Cela leur permet de diversifier leurs sources de nourriture qui varient au gré des saisons, et sont par ailleurs dispersées dans un vaste espace tridimensionnel composé du sous-sol, du sol et des arbreslv. D’après les recensements effectués, les chimpanzés utilisent ainsi de quinze à vingt-cinq outils différents selon le milieu écologique qu’ils habitent, selon les nutriments qu’ils convoitent mais aussi… selon le groupe spécifique dans lequel ils vivent. Dans la savane, pour attraper leurs proies (comme des petits singes) réfugiées hors de portée de leurs mains dans le creux d’un arbre, certaines communautés de chimpanzés usent par exemple de bâtons pointus en guise de harpons. En Afrique de l’Ouest, les chimpanzés sont connus pour faire usage de pierres judicieusement choisies en guise de casse-noix. Quant aux chimpanzés du Gabon, ils pillent les nids d’abeilles en maîtrisant successivement cinq outils différents : « un pilon (un bâton lourd pour forcer l’entrée de la ruche), un perforateur (un bâton pour forer le sol et accéder au miel), un élargisseur (pour agrandir l’ouverture par un mouvement latéral), un collecteur (un bâton dont le bout a été effiloché afin de tremper le miel et de le retirer) et des cuillères (des bandes d’écorce pour ramasser le miel). L’opération est compliquée, puisque les chimpanzés préparent et transportent les outils jusqu’à la ruche avant de commencer le gros du travail, et doivent garder ces instruments à proximité jusqu’au moment où l’assaut agressif des abeilles les oblige à fuir. »lvi Cette technique de chasse au miel requiert donc un sens de la planification où les chimpanzés du Gabon, pour se servir de leurs outils, doivent « anticiper et planifier plusieurs étapes, ce qui correspond exactement au type d’organisation des activités souvent souligné chez nos ancêtres humains »lvii. La même faculté d’anticipation est de mise chez des femelles chimpanzées vivant en République Démocratique du Congo : « Lorsqu’elles ‘‘pêchent’’ des termites, elles réagissent aux supplications de leurs petits en leur tendant un outil ou en leur permettant de leur en prendre un des mains. Mais tous les bâtons ou brindilles ramassés au hasard n’ont pas la bonne forme ni la bonne longueur pour extraire les insectes. Ceux qu’elles sélectionnent sont les plus efficaces. Ainsi, plutôt que de laisser leurs petits se débrouiller, elles leur montrent comment s’y prendre. Elles anticipent leurs demandes en apportant avec elles plusieurs outils supplémentaires. Cela suppose une forme de recul – l’aptitude d’un individu compétent à apprécier l’incompétence d’un autre »lviii afin de lui transmettre volontairement son savoir-faire. On retrouve ici et la notion d’apprentissage social, et la volonté de transmettre d’une génération à l’autre un savoir-faire lié à l’expérience. Soit deux facultés que nous avons déjà rencontrées en compagnie des matriarches éléphantes et des communautés d’orques. Les chimpanzés développent eux aussi de précieux savoir-faire qu’ils transmettent de façon volontaire aux générations à venir. Autrement dit, par-delà les contraintes imposées par la biologie des corps et la configuration de leur habitat écologique, les chimpanzés font preuve de souplesse sociale. Cela leur permet – pour le meilleur, mais aussi parfois le pire – de développer des traditions culturelles spécifiques. sectionner une petite branche destinée à fabriquer son nid, le tronc prend soudain vie et croque l’oiseau ! Source : Frans de Waal, Sommes-nous trop ‘‘bêtes’’ pour comprendre l’intelligence des animaux ?, 2018, pages 105 à 128. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page34 Les chimpanzés : des communautés culturelles riches de savoir-faire traditionnels L’aspect culturel dans la fabrication et l’utilisation d’outils chez les chimpanzés ne fait guère de doute. Entamée en 2010 par l’Institut Max Planck (Allemagne), une étude sur les chimpanzés cultivés en atteste. Après avoir suivi dix communautés de chimpanzés sur plus de quarante sites de recherche, les scientifiques ont découvert pas moins de trente-huit techniques différentes pour pêcher des termites cachées dans le sol : « Non seulement chaque communauté a une façon très unique de pêcher, mais elle combine également un certain nombre d’éléments différents dans des protocoles spécifiques pour la pêche aux termites » lix. Cela va des outils utilisés aux manières de prendre son mal en patience avant de relever la « canne à pêche » pleine de termites : « Les chimpanzés Wonga Wongue du Gabon se couchent généralement sur le côté, tandis que les chimpanzés Korup au Cameroun s’appuient sur leurs coudes, et ceux de Goualougo dans la République du Congo s’assoient pendant la pêche. »lx Ces différences de comportement ne doivent rien au hasard, mais sont liées à la manière dont les chimpanzés – et plus généralement l’ensemble des primates – aiment apprendre des choses. Vivant dans des organisations sociales où l’attachement sentimental et l’expérience comptent énormément, les jeunes apprennent par mimétisme en prenant pour modèle les membres du groupe dont elles et ils se sentent proches, ou qu’ils et qu’elles admirent. Les réseaux d’apprentissage sont donc liés à des choix affectifs, où l’on imite prioritairement les membres de sa troupe. Il en découle fort logiquement des us et coutumes propres à chaque communauté qui entraînent, au fil des générations, la création de traditions culturelles spécifiques. Si l’ensemble du collectif hérite des traditions façonnées par les générations précédentes, tous les membres n’ont pas la même influence sur l’évolution potentielle des normes en vigueur. Deux facteurs cruciaux interviennent à ce propos. Le premier de ces facteurs est l’appartenance à un genre : les jeunes femelles primates passent beaucoup de temps à observer et imiter les comportements de leur maman, quand les jeunes mâles préfèrent souvent suivre l’exemple de mâles plus âgés qui acceptent de passer du temps avec euxlxi. L’apprentissage social est donc lié au genre, accordant ainsi un rôle crucial aussi bien aux femelles qu’aux mâles. À force d’observer leurs aînés et aînées plus expérimentées, les jeunes des deux sexes découvrent aussi bien la manière de se conduire en société que les facultés à développer pour gagner en autonomie. Toutefois, les mères transmettent également à leurs filles un savoir-faire qui reste terra incognita pour la plupart des mâles : savoir prendre soin d’un bébé. Et la chose n’a rien d’inné : « Les singes qui grandissent sans être entourés de mères ayant des nourrissons négligent plus tard leurs premiers-nés. Ils ne savent pas quoi en faire et n’ont même pas le réflexe de les prendre dans leurs bras. »lxii Pour éviter ce problème, les zoos veillent de nos jours à introduire au moins « une femelle dotée d’une solide expérience de maternité » parmi de jeunes mamans primates n’ayant connu que la captivité, sans quoi les compétences maternelles leur feront défaut. Pris de court par le passé, certains zoos ont même sollicité des mamans humaines, pour donner le sein à leur bébé devant un public de jeunes chimpanzées inexpérimentées, afin que ces dernières apprennent à allaiter leur propre nourrisson ! Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page35 Le second facteur intervenant dans l’apprentissage social des primates est le fait de prendre pour modèle « les membres importants de leur communauté et non ceux qui sont au bas de l’échelle. »lxiii Cet attrait pour les individus dominants, jugés plus charismatiques, a maintes fois été confirmé par des expériences menées sur différentes espèces de singes détenus en captivité. Parmi les nombreux exemples cités par Frans de Waal, épinglons notamment le cas suivant : « Dans le cadre d’une étude, nous avons enseigné un comportement précis à deux femelles d’un groupe de chimpanzés, l’une de rang élevé, l’autre de rang inférieur. Ces femelles étaient récompensées chaque fois qu’elles laissaient tomber un jeton en plastique dans une boîte. Chacune avait sa boîte, identifiée par un marquage spécifique. Dans un deuxième temps, elles se sont exécutées en présence du reste de la colonie. Toutes deux avaient beau être aussi faciles à suivre l’une que l’autre, les chimpanzés ont fait comme s’ils n’en avaient observé qu’une seule : celle de haut rang. Tous ou presque ont mis leurs jetons dans la boîte de la femelle supérieure, ignorant celle de l’autre. »lxiv Les réseaux d’apprentissage chez les primates sont donc liés à des choix affectifs, mais où l’on imite prioritairement les membres du même sexe ainsi que les individus les plus illustres de sa troupe. L’élite est donc une source d’inspiration prioritaire, et un modèle de référence pour le plus grand nombre. Cette fascination pour les individus disposant d’un statut social élevé est donc plus ancienne que notre propre espèce… qui ne déroge nullement à cette règle du conformisme primate en idéalisant, par exemple, la vie de personnalités richissimes considérées comme le modèle ultime de la réussite sociale. Pour Frans de Waal, c’est aussi l’une des raisons qui motive les désirs d’ascension sociale : « Tous les primates sont conformistes. Et ils ne se contentent pas d’imiter ; ils aiment aussi être celui que l’on imite. »lxv Excès et limites du contrôle social Certes, il existe des exceptions à ce principe général. Par définition, l’évolution des espèces ne cesse de produire de la diversité. Raison pour laquelle, dans la société patriarcale des chimpanzés, tous les mâles ne rêvent pas de dominer leurs semblables : « Il y a toujours des mâles qui ne jouent pas le jeu des rangs, y compris des géants ultra-musclés qui fuient les confrontations. Ces francs-tireurs n’atteignent jamais le sommet, mais ils ne tombent pas non plus au bas de l’échelle, parce qu’ils sont parfaitement capables de se défendre. Ils sont ignorés par leurs pairs, qui renoncent à les recruter comme alliés pour leurs manœuvres politiques. […] Les femelles s’intéressent moins à eux, car il est peu probable qu’ils les défendront si elles sont harcelées par des mâles ou d’autres femelles. C’est ce qui explique que les mâles dépourvus du désir de dominer aient une vie relativement calme et isolée. »lxvi Les marginaux refusant de suivre un modèle établi existent donc. Mais leur nombre relativement limité, conjugué au fait qu’ils préfèrent souvent se tenir à l’écart du groupe, font qu’ils ne pèsent pas lourd sur la dynamique sociale de leur communauté. Laquelle suit donc son leader – parfois pour le meilleur, et parfois pour le pire. Ainsi, revenons une dernière fois chez les chimpanzés de l’Est qu’on a déjà présentés comme plus belliqueux et violents que les chimpanzés originaires d’autres régions d’Afrique. Dans une forêt d’Ouganda, une femelle en période de fertilité nommée Outamba est un jour Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page36 victime de l’ingéniosité d’un mâle haut placé, nommé Imoso. Pour contraindre Outamba à un rapport sexuel, ce dernier a l’idée d’utiliser un gros morceau de bois en guise d’outil : « Les chercheurs de terrain ont vu ce dernier flanquer trois énormes coups à Outamba avec un gros bâton qu’il tenait dans sa main droite. Épuisé, le mâle a fait une pause d’une minute, puis les coups ont repris. Imoso avait maintenant deux bâtons, un dans chaque main. Il s’est ensuite accroché à une branche pour donner des coups de pied à sa victime. La fille d’Outamba est venue à l’aide de sa mère en bourrant de coups de poing le dos d’Imoso jusqu’à ce que celui-ci abandonne. »lxvii Si le mâle haut placé ne parvient pas à ses fins ce jour-là, sa méthode inspire malheureusement plusieurs de ses compères qui « se sont mis à l’imiter, choisissant toujours des armes en bois, ce que les enquêteurs ont interprété comme un signe de retenue. Avec des pierres, ils auraient pu blesser ou tuer leurs compagnes, ce qui n’était pas leur but. Leur but était d’obtenir l’obéissance. »lxviii Si la remarque des éthologues est sans doute pertinente (dans un combat entre mâles, des pierres auraient vraisemblablement été utilisées sans la moindre retenue), la manière dont un leader décide de faire usage d’une arme-outil démontre que les traditions culturelles inspirées par l’élite – et les savoir-faire engrangés par une communauté – peuvent avoir une dimension toxique. Certes, tous les leaders ne sont pas aussi cruels et égoïstes, et des subalternes peuvent également se montrer odieux et détestables18. Il n’empêche que les mâles chimpanzés dominant leur communauté ont tendance à exercer un contrôle social pour s’octroyer certains privilèges. Citons notamment : accéder prioritairement à des ressources alimentaires, se réserver les meilleures branches pour confectionner un nid pour la nuit, féconder les femelles adultes en période de fertilité, avoir le plaisir d’être celui que tous les autres rêvent d’imiter, ou bien encore obtenir l’allégeance des subalternes qui, par différents gestes et attitudes mutuellement comprises, attestent de leur soumission. Face à cette autorité centripète, les membres de la troupe pour qui ce joug serait insupportable ont une issue possible : ruser, et contourner les règles en catimini ! Dans un collectif où les statuts sociaux s’érigent par le biais d’interactions en face-à-face, la leadeuse ou le leader étouffant ne peuvent pas avoir des yeux partout. Incapables de surveiller tout le monde en permanence, certaines choses leur échappent nécessairement. C’est d’autant plus vrai chez les chimpanzés où la vie communautaire se tisse d’alliances provisoires – lesquelles se forment, se rompent et se reforment au fil du temps dans une logique accordéoniste de fission-fusion. Aussi autoritaire soitil, le contrôle social est donc confronté à certaines limites. Pour donner un exemple lié aux jeux de séduction, un chimpanzé mâle subalterne à qui une femelle plaît – mais que le mâle dominant entend se réserver en brutalisant tout rival qui s’en approcherait – peut tout de même la courtiser en faisant preuve de discrétion : « En général, il écarte les jambes pour montrer son érection – une invitation sexuelle -, en veillant bien à tourner le dos aux autres mâles, ou bien, l’avant-bras posé sur le genou, en laissant pendre une main devant son pénis afin que seule la femelle puisse le voir. Après cette exhibition, il s’en va 18 Pour boucler la boucle de cette étude, donnons un exemple lié aux chauves-souris. Au Canada et en Écosse, on a découvert que certains mâles marginaux, peu séduisants aux yeux des femelles chauves-souris, compensaient leur manque de succès lors de la phase de séduction par un comportement toxique au moment de l’hibernation. Profitant du sommeil profond dans lequel sont plongées les femelles, ces mâles s’en vont tranquillement les violer, et les fécondent en parvenant à ne pas les réveiller ! Source : Laurent Tillon, op. cit., 2023, pp.110-111. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page37 nonchalamment dans une direction et s’assoit hors de la vue des mâles dominants. C’est alors à la femelle de jouer : elle peut suivre ou non. Souvent, pour ne pas éveiller les soupçons, elle part dans une toute autre direction et finit, après ce détour, par arriver au même endroit que le jeune mâle. »lxix Ainsi, même dans le monde patriarcal des chimpanzés règne une certaine élasticité entre, d’une part, la logique autoritaire du pouvoir centripète et, d’autre part, la possibilité d’une autonomie centrifuge : si un leader est par trop incompétent, inexpérimenté ou querelleur, il aura toutes les peines du monde à maintenir la cohésion autour de lui. Au lieu de préserver l’harmonie au sein du groupe, son comportement belliqueux et ses mauvaises décisions à répétition génèreront du stress et des tensions qui pousseront vraisemblablement certains membres à partir de leur côté ; à l’opposé, la vie en mode solitaire ne sera jamais totalement libre non plus. Certes, les chimpanzés sauvages restent parfois plusieurs semaines ou mois d’affilée à l’écart de leur communauté. Mais ils y reviennent tôt ou tard. D’une part, la vie à l’écart du groupe n’est pas de tout repos et peut aussi être dangereuse, en raison d’éventuels prédateurs ou du risque de croiser une autre troupe de chimpanzés hostiles. D’autre part, les chimpanzés sont des êtres sociables qui ont besoin (certes de façon variable d’un individu à l’autre) de rapports sociaux pour se sentir bien. Que retenir ? Nous voici arrivés au terme de cette exploration parmi nos multiples héritages animaux. Une visite où s’entremêlent les contraintes de la biologie, les mutations incessantes des lieux habités et une souplesse sociale ouvrant la voie à différents choix possibles. Un voyage qui est aussi une plongée au cœur de mondes paradoxaux, tant il est difficile d’en revenir avec des jugements hâtifs et des points de vue péremptoires. Par la diversité des manières de faire société chez les mammifères, et les conséquences ambivalentes que cela produit au sein du groupe, les autres espèces animales nous invitent à interroger plus finement certains aspects fondamentaux de notre propre vie sociale. Il en est ainsi pour la hiérarchie : un concept qui n’a rien d’un bloc monolithique genre bon ou mauvais s’imposant toujours du haut vers le bas, mais qui s’apparente plutôt au jet simultané de plusieurs dés recouvrant toutes sortes de réalités – positives et négatives – comme la sociabilité généreuse et le contrôle social autoritaire, la loyauté au groupe et la violence pour sanctionner des écarts, la prise de responsabilités liée à l’expérience et les privilèges obtenus par des rapports de forces. Variables d’une société animale à l’autre, ces jets de dés simultanés font coexister des réalités qu’on juge trop vite comme antagonistes et immuables. Ainsi, les organisations sociales de suricates font coexister des rouages simultanément démocratiques et despotiques, rendant boiteux nos jugements lapidaires confectionnés sur base de critères mutuellement exclusifs du genre noir ou blanc, bon ou mauvais. C’est également vrai pour l’opposition entre libertés individuelles et solidarité collective. Des idéaux trop souvent présentés comme deux antithèses absolues dans nos sociétés contemporaines (la progression de l’une faisant automatiquement régresser l’autre, selon l’adage libéral), alors qu’il suffit Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page38 de plonger dans les océans en compagnie des orques pour trouver des sociétés animales où l’épanouissement individuel fleurit dans un système hautement coopératif. S’il en est ainsi chez eux, pourquoi pas chez nous ? La question est d’autant plus à-propos qu’en rendant visite à nos cousins éloignés, les chimpanzés, on s’aperçoit qu’un collectif n’est pas l’autre. Par-delà les contraintes extérieures (biologiques et écologiques) qui pèsent sur leurs manières de faire société, nos cousins chimpanzés font également preuve de créativité pour élaborer différentes façons de vivre en société. Chez eux, les tensions nées de l’autorité centripète coexistent avec des rouages plus apaisants comme l’entraide individuelle, la capacité de certains leaders vertueux à faire justice pour défendre l’intérêt général, ou bien encore le sens de l’équité imposant un partage des ressources engrangées lors de chasses collectives. Autant de sources d’inspiration pour nos propres collectifs sachant que notre espèce, les Homo sapiens, est particulièrement douée pour la souplesse sociale. Nous avons en effet une incroyable capacité à reconfigurer nos collectifs pour leur donner toutes sortes de visages allant des plus généreux aux plus égoïstes, des plus démocratiques aux plus despotiques. Bien sûr, juger de l’harmonie ou de la toxicité d’un collectif dépend aussi du point de vue épousé. On l’a vu : l’empathie est par nature subjective, et construit des relations sociales biaisées par les préférences sentimentales, les relations de parenté mais aussi le genre auquel on appartient. En plongeant au cœur des communautés de mammifères sociaux, force est de constater qu’il existe des discriminations antiques. Tellement antiques qu’elles étaient présentes bien avant notre propre existence sur Terre. L’une des plus universelle est sans nul doute l’ambiguïté des rapports entre mâles et femelles qui précède de loin et le capitalisme contemporain, et notre apparition en tant qu’espèce. De même, la colle sociale de l’empathie esquisse des gradations identitaires privilégiant souvent les proches (pour qui on donnerait sa vie) et les membres de son groupe (avec lesquels on sera solidaire face aux inconnus). Ainsi, l’appartenance identitaire à un collectif va souvent de pair avec une mise à distance émotionnelle des autres. On s’y attache moins. On ne les considère pas comme des égaux. Ce ne sont pas nos semblables. Parfois, ce sont carrément des ennemis. Autant de ressentis subjectifs qui peuvent justifier des pratiques agressives et des traitements dégradants à l’égard d’étrangers appartenant à des collectifs rivaux, alors que ces mêmes pratiques et traitements seraient jugés odieux et intolérables s’ils intervenaient à l’intérieur de la communauté. Qu’on parle de racisme, de sexisme, de dualisation sociale, de cynisme géopolitique, de rivalités identitaires, de préférences nationales ou d’incompréhensions culturelles, l’humanité contemporaine n’est hélas pas avare en pratiques discriminatoires, tordant maintes fois le coup au généreux concept d’une humanité solidaire. Pire : sur tous les continents, les résultats électoraux plébiscitent régulièrement des partis politiques d’extrême droite qui surfent sur la « peur de l’autre » et l’esprit de clocher pour critiquer la solidarité au sens large et mettre en place des logiques de bouc-émissaire. Et cela devrait nous inquiéter. Non seulement l’histoire humaine a montré comment ces boulimies de haine dégénèrent souvent en guerres bien réelles. Mais les collectifs sociaux animaux nous apprennent aussi qu’aucun groupe social n’est immaculé, c’est-à-dire exempt de violence potentielle à l’égard des autres. À la logique patriarcale parfois très féroce des chimpanzés, répondent par exemple les logiques discriminatoires à l’œuvre dans différents collectifs matriarcaux. Vivre ensemble de façon harmonieuse implique donc une certaine forme d’humilité, avec une capacité à mettre en perspective les parts d’ombre hégémoniques que recèlent les divers collectifs auxquels nous appartenons. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page39 Car loin de se contenter d’une ou deux organisations sociales pour exister, l’humanité est l’espèce animale qui a porté aux nues la vie en société. Au cours de notre histoire, nous avons en effet forgé une multitude de collectifs s’imbriquant les uns dans les autres d’une façon incroyablement complexe. Certains d’entre eux, comme la famille, restent de taille modeste et peuvent toujours s’ériger sur base de la colle sociale empathique : des personnes qui se fréquentent au quotidien nouent entre elles des attaches sentimentales et des préférences personnelles, où chacun et chacune doit tenir compte du point de vue des autres pour maintenir une certaine harmonie au sein du groupe. Quelques étages plus haut, d’autres collectifs humains ont une telle envergure qu’ils soudent ensemble des individus appelés à ne jamais se rencontrer. C’est notamment le cas pour les entités étatiques (institutions publiques nationales ou internationales, comme l’Union européenne) et grandes sociétés privées (empires marchands multinationaux). Fédérant des milliers ou des millions de personnes à travers le monde, ces organisations sont dirigées par des pouvoirs centraux dont l’une des caractéristiques majeures est d’être détachés de la plupart des liens de proximité qu’on rencontre habituellement dans les collectifs animaux. Ce faisant, il est commode pour les dirigeants d’ignorer les aspirations de groupes sociaux minoritaires et/ou insuffisamment organisés pour faire entendre leur voix. Pour les plus puissants de ces collectifs, il est également très facile d’imposer ses diktats en inféodant une multitude d’organisations sociales plus modestes à leur autorité centripète. Des organisations du travail tyrannique déployées par de nombreuses multinationales19 aux logiques égoïstes et autoritaires mises en place par de trop nombreux gouvernements à travers le monde, ce « déni de l’autre » marque au fer rouge notre époque contemporaine. Elle contribue aussi à la perte de sens et de légitimité de ces collectifs colossaux qui ne parviennent plus à répondre aux aspirations essentielles et légitimes de tout un chacun : se sentir inclus et respectée pour ce qu’on est. Un constat qui ne vaut pas que pour l’humanité. À l’heure où nous exterminons d’innombrables vivants au point de provoquer la sixième crise d’extinction massive de la vie sur Terre (la précédente remontant à 66 millions d’années), il serait grand temps de réaliser à quel point nous nous sommes fourvoyés. Les vivants non humains qui peuplent cette Terre ne sont ni de bêtes ressources naturelles, ni de simples matières premières. Ces êtres sensibles, dotés d’intelligence et de sentiments, sont attachés les uns aux autres par des liens si universels qu’ils nous gouvernent également. Les avoir transformés en seuls objets de nos désirs marchands et besoins frénétiques de consommation, au nom d’une soit disant supériorité humaine, en dit long sur l’impasse dans laquelle s’enfoncent nos sociétés contemporaines. Sur notre incapacité chronique à renverser les perspectives pour se mettre à la place de l’autre. Sur notre aveuglement à vouloir poursuivre un mode de vie, le capitalisme, où l’épanouissement des uns (à commencer par une minorité de nantis multimilliardaires) se solde par le sacrifice d’innombrables groupes sociaux, humains et non-humains. D’une certaine manière, nous avons perdu l’ambiguïté originelle des communautés animales pour créer des systèmes hiérarchiques si abrupts qu’ils en deviennent pathologiques. Pourtant, forts de notre ingéniosité sociale, il ne tiendrait qu’à nous de changer de route pour arpenter des chemins culturels et institutionnels plus solidaires. 19 Lire à ce propos le dernier livre de mon collègue Nicolas Latteur, Critique populaire de l’exploitation (ce que devient le travail), Lormont, éditions Le Bord de L’eau, 2023. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page40 Bibliographie LIVRES Despret Vinciane, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, Paris, La Découverte poche, 2014 (1ère édit. 2012). Despret Vinciane, Habiter en oiseau, Arles, Actes Sud (collection Mondes sauvages), 2019. de Waal Frans, Le bonobo, Dieu et nous – à la recherche de l’humanisme chez les primates, Arles, Actes Sud (collection Babel), 2015 (1ère édition 2013). de Waal Frans de, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, Arles, Actes Sud (collection Babel), 2018 (1ère édition 2016). de Waal Frans, Différents (le genre vu par un primatologue), Paris, Les Liens qui Libèrent, 2022. Mathevon, Nicolas, Les animaux parlent (sachons les écouter), Paris, humenSciences, 2021. O’Connell Caitlin, Le parrain (au cœur d’un clan d’éléphants), Arles, Actes Sud (collection Mondes sauvages), 2019 (1ère édit. originale : 2015). Picq Pascal, Premiers hommes, Paris, Flammarion (collection Champs histoire), 2018 (1ère édition : 2016). Tillon Laurent, Les fantômes de la nuit (des chauves-souris et des hommes), Arles, Actes Sud (collection Mondes sauvages), 2023. Wohlleben Peter, La vie secrète des arbres – ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent ?, Paris, Les Arènes, 2017 (1ère édition : 2015). Zimmer Carl, Introduction à l’évolution des espèces (ce merveilleux bricolage), 2012 (1ère édition originale : 2010), Bruxelles, Éditions De Boeck & Larcier. DOCUMENTAIRES Barbier-Bouvet Alexis & Noirot Didier (écrit par Alain Zenou), Norvège, le festin des orques, Arte France & Le Cinquième rêve, en coproduction avec Subimagery Productions et la participation d’Ushuaïa TV, Arte Distribution, 2020. Baus Emma & Raffin Estelle, Démocraties animales, Le chef consulte (épisode 2), produit par ARTE G.E.I.E et Cocottesminute productions, 2021. Cohen Ari A., Les réseaux sociaux des animaux, Les copains d’abord (épisode 1), une série documentaire produite par Arte G.E.I.E., Radio-Canada et Rotating Planet en 2021. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page41 Greenwood Steve, Dans le sillage des requins, épisode 3 (Les secrets de tournage), produit et dirigé par Rachel Butler, coproduit par la BBC & Discovery Channel en association avec Arte France (Unité Découverte et Connaissances), 2015. Jackson John & Julienne Jérôme, Chasses en territoire hostile, in « Les super-prédateurs des mers » (épisode 2), Arte, France, 50 min., 2020. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page42 i On peut lire à ce propos la passionnante Introduction à l’évolution des espèces (ce merveilleux bricolage) de Carl Zimmer. ii Peter Wohlleben, La vie secrète des arbres (Ce qu’ils ressentent. Comment ils communiquent ?), 2017, pp.15-30. iii Laurent Tillon, Les fantômes de la nuit (des chauves-souris et des hommes), 2023, p.77. iv Source : documentaire d’Ari A. Cohen, Les réseaux sociaux des animaux, épisode 1 (Les copains d’abord). v Ibid. vi Laurent Tillon, op. cit., pp.85-89. vii Caitlin O’Connell, Le parrain (au cœur d’un clan d’éléphants), 2019, p.20. viii Ibid., p.158. ix Ibid. x Ibid., p.118. xi Source : voix off du documentaire d’Emma Baus & d’Estelle Raffin, Démocraties animales (épisode 2 : le chef consulte), 2021. Ces observations ont été faites chez des suricates vivant dans le désert du Kalahari en Afrique du Sud. xii Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, 2014, pp.39-40. xiii Source : voix off du documentaire d’Emma Baus et d’Estelle Raffin, Démocraties animales, épisode 2 (Le chef consulte), produit par ARTE G.E.I.E et Cocottesminute productions en 2021. xiv Vinciane Despret, Que diraient les animaux, si… on leur posait les bonnes questions ?, 2014, pp.39-40. xv Caitlin O’Connell, op.cit., p.129. xvi Frans de Waal, Sommes-nous trop « bêtes » pour comprendre l’intelligence des animaux ?, 2018, pp.243-244. xvii Source : documentaire d’Alexis Barbier-Bouvet & Didier Noirot (écrit par Alain Zenou), Norvège, le festin des orques, Arte Distribution, 2020. xviii Source : documentaire de Jérôme Julienne & John Jackson, « Les super-prédateurs des mers », épisode 2 (Chasses en territoire hostile), Arte, France, 2020. xix Ibid. xx Frans de Waal, Différents (le genre vu par un primatologue), 2022, p.391. xxi Frans de Waal, Le bonobo, Dieu et nous – à la recherche de l’humanisme chez les primates, 2015, p.103. xxii Frans de Waal, op. cit., 2022, pp.174-175. xxiii Pascal Picq, Premiers hommes, 2018, pp.68-71. xxiv Frans de Waal, op. cit., 2022, pp.355-356. xxv Ibid., p.298. xxvi Ibid., p.255. xxvii Frans de Waal a écrit un livre entièrement consacré à ce sujet : La Politique du chimpanzé, paru aux Éditions du Rocher en 1987 (1ère édition originale anglaise : 1982). xxviii Frans de Waal, op. cit., 2022, p.9. xxix Ibid., p.391. xxx Ibid., p.326. xxxi Ibid., p.156. xxxii Ibid., p.156. xxxiii Ibid., p.155. xxxiv Ibid., p.232. xxxv Ibid., pp. 228-234. xxxvi Frans de Waal, Le bonobo, Dieu et nous – à la recherche de l’humanisme chez les primates, 2015, pp.210-211. xxxvii Frans de Waal, op. cit., 2022, p.223. xxxviii Ibid., p.233. xxxix Ibid., p.233. xl Frans de Waal, op. cit., 2015, pp.112-113. xli Ibid., p. 310 xlii Frans de Waal, op. cit., 2018, p.236. xliii Frans de Waal, op.cit., 2015, p.238. xliv Frans de Waal, op. cit., 2022, p.265. xlv xlv Frans de Waal, op. cit., 2015, p.68. xlvi Frans de Waal, op. cit., 2018, pp.94-95. xlvii Sources : Frans de Waal, op. cit., 2015, p.70 ; Frans de Waal, op. cit., 2022, p.344. xlviii Frans de Waal, op. cit., 2018, pp. 252-253. xlix Ibid., p.253. l Ibid., pp.171-172. li Frans de Waal, op. cit., 2015, p.223. lii Frans de Waal, op. cit., 2018, p. 245. liii Ibid., pp.243-251. liv Frans de Waal, op. cit., 2015, p.204. lv Pascal Picq, op. cit., 2018, p.71. Petit traité de sociologie animale___________________________________________________________ Décembre 2023 Page43 lvi Frans de Waal, op. cit., 2018, p.109. lvii Ibid., p.109. lviii Frans de Waal, op. cit., 2022, p.328. lix Source : https://www.futura-sciences.com/planete/breves/chimpanze-chez-chimpanzes-chacun-technique-pechertermites-2616/. La page du site évoque le « Programme panafricain : le chimpanzé cultivé » (ou PanAf) lancé en 2010 par l’Institut Max Planck d’Allemagne, ainsi que les résultats de leur étude parue dans le mensuel scientifique Nature human behaviour. lx Ibid. lxi Frans de Waal, op. cit., 2022, pp.64 & 336. lxii Ibid., p.338. lxiii Frans de Waal, op. cit., 2015, p.241. lxiv Frans de Waal, op. cit., 2022, p.261. lxv Frans de Waal, op. cit., 2015, p. 189. lxvi Frans de Waal, op. cit., 2022, pp.72-73. lxvii Ibid., 2022, p.229. lxviii Ibid., p.229. lxix Frans de Waal, op. cit., 2018, p.278.
Le bal des impérialismes Géopolitique au 21ème siècle Étude • Nicolas Latteur • Novembre 2023 CENTRE D’ÉDUCATION POPULAIRE ANDRÉ GENOT rue de Namur 47 • 5000 Beez T. 081/26 51 52 • F. 081/26 51 51 cepag@cepag.be • www.cepag.be Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 2 Plusieurs pays veulent transformer les rapports de forces entre nations à leur avantage. D’autres cherchent à maintenir leurs positions mises à mal par de nouveaux prétendants. Aucune grande puissance n’est capable seule de stabiliser les relations internationales. Il en résulte un déséquilibre systémique et d’énormes incertitudes alors que les urgences sociales et écologiques se font fortement ressentir. Quelles sont les reconfigurations ? Des rapports sociaux internationaux Le grand Etat mondial est impossible dans le système capitaliste car les Etats tentent de soutenir l’accumulation de « leurs » différents capitaux nationaux, y compris dans un contexte de forte transnationalisation du capital. L’enjeu est le contrôle de la circulation du capital sous toutes ses formes (capital-marchandise, capital-argent et capital productif) à travers les frontières de l’Etat-nation. Il y va de leur position relative au sein de la hiérarchie toujours mouvante qu’ils constituent. Au sein du capitalisme, il ne peut donc exister un grand Etat mondial. Les dynamiques produites par les rapports sociaux de production capitalistes génèrent une structure géopolitique spécifique : un espace mondial à la fois homogène, fragmenté et hiérarchisé. Homogène car l’immense majorité des Etats sont acteurs de la mondialisation capitaliste. Fragmenté car les logiques de concurrence et de domination produisent des espaces très diversifiés qui n’occupent pas la même place dans la chaîne de production mondiale. Hiérarchisé car des Etats sont en mesure de davantage dicter leurs volontés à d’autres. Les différents pouvoirs politiques que concentrent les Etats nationaux forment un système d’Etats dont les éléments composants entretiennent entre eux des rapports complexes : coopération, concurrence, rivalités, dépendance et subordination, affrontements, confrontations pouvant aller jusqu’au conflit armé. Les Etats-nations, acteurs majeurs de la mondialisation capitaliste, ne sont pas uniquement façonnés par la recherche d’accumulation et de contrôle de la circulation des capitaux. Les luttes entre les nations (les conflits internationaux) participent à leur donner un visage bien spécifique. Les enjeux de ces conflits sont toujours « leur position relative au sein de l’espace mondial. Il n’existe aucune nation dont l’histoire ne soit faite de conflits avec d’autres nations, le plus souvent voisines, mais quelquefois plus éloignées; conflits dont nombre de ses éléments constitutifs – son territoire évidemment, sa langue, ses institutions, son identité collective (la manière dont elle s’identifie, et d’abord à travers la mémoire de ces conflits), etc. – portent les marques de leurs issues, quelles qu’elles aient été. »1 La nation est également le produit d’une histoire qui a rendu possible sa formation et sa reproduction. L’Etat en est à ce titre le résultat global et le principal instrument. Le travail qui permet de « faire nation » est celui qui rend possible la constitution d’un bloc social (un bloc national): « un système complexes de rapports entre ses différentes classes sociales, impliquant alliances, appuis, compromis entre elles, sous hégémonie d’une bourgeoisie nationale (ou d’une fraction de cette dernière) et auquel l’Etat national sert d’armature institutionnelle. Les rapports externes entre une nation et les autres nations dépendent donc aussi des rapports internes entre ses classes constitutives – et réciproquement d’ailleurs. »2 1 Alain Bihr, « Sur les rapports sociaux et leur articulation », Raison présente, n°178, 2e trimestre 2011. 2 Idem. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 3 Enfin, il n’est pas de nation sans nationalisme, c’est-à-dire sans fétichisme de la nation. Si cette dernière est le produit de l’histoire et des luttes, l’idéologie nationaliste va promouvoir un récit très différent, considérant le caractère éternel, sacré, naturel d’une nation et ses éléments constitutifs (son territoire, sa ou ses langues, ses institutions, son histoire et ses héros). Elle les placera au-dessus de tout. Sa préservation et sa survie exigera des sacrifices. Cette idéologie génère patriotisme et chauvinisme, et engendre tout aussi bien la xénophobie, pouvant aller jusqu’au racisme, en transformant les autres nations et leurs représentants en des êtres inférieurs de moindre valeur, voire en les excluant de l’ordre de l’humanité elle-même. Des hiérarchies en perpétuelle confrontation Pour conflictuelles qu’elles soient fondamentalement, les relations entre les multiples États au sein du système capitaliste n’en répondent pas moins à des principes de régulation. On trouvera en particulier : – la reconnaissance réciproque de leur souveraineté, cette dernière étant définie comme la légitimité d’exercer le pouvoir sur un territoire donné et des populations – le principe d’équilibre des puissances. Il interdit au plus puissant de l’être assez pour pouvoir dominer tous les autres à la fois. La coalition des plus faibles restant potentiellement toujours assez forte pour vaincre le plus fort. – ces éléments contraignent la forme que va prendre la prédominance d’un État au sein du système capitaliste. Cette forme caractéristique sera celle de l’hégémonie, autrement dit « de la constitution sous sa conduite d’une alliance ou coalition des principaux États, lui permettant certes de réaliser ses intérêts propres tout en devant ménager plus ou moins ceux des autres membres de la coalition. »3 Comme le souligne le sociologue français Alain Bihr, il existe « une profonde analogie entre l’espace géopolitique du capitalisme (l’espace façonné par ce système, qui lui sert de cadre et de support) et le marché capitaliste. Sur ce dernier, de multiples capitaux à la fois s’attirent (ils s’entrelacent par des échanges dans le cours de leurs procès reproductifs respectifs, ils fusionnent et s’absorbent) et se repoussent (par la concurrence) jusqu’à se mettre à mort. A travers cette attraction et répulsion réciproques des capitaux singuliers, déterminant leur concentration et centralisation (donc la formation éventuelle d’oligopoles voire de monopoles), il se constitue une hiérarchie entre eux, les plus puissants (par la productivité supérieure du travail qu’ils mettent en œuvre, par les parts de marchés qu’ils s’assurent, par leurs appuis politiques, etc.) parvenant à se subordonner les moins puissants et même à vivre à leurs dépens. »4 Le marché capitaliste est donc un espace fragmenté par l’action de multiples capitaux qui se confrontent les uns aux autres, homogénéisé par les interactions qui se déroulent entre eux et hiérarchisé par ces mêmes interactions dans lesquelles les plus forts tendent à s’imposer et à se subordonner des capitaux plus faibles et plus dépendants. « Et c’est cette même structure faite de fragmentation, d’homogénéisation et de hiérarchisation à la fois que la reproduction globale du capital imprime à l’espace géopolitique dans lequel elle se déploie. »5 3 Alain Bihr, « Actualiser et complexifier l’approche marxiste de l’Etat », alencontre.org, 2 juin 2015. 4 Idem. 5 Idem. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 4 Durant la première partie du 20e siècle, les Etats-Unis ont succédé à l’Empire britannique comme puissance hégémonique6 . Comment se perpétuent les alliances nouées pour assurer sa prédominance ? En quoi cette hiérarchie est aujourd’hui contestée et comment ? Comment les classes populaires parviennent-elles à faire de la géopolitique un champ qui n’est pas uniquement dicté par les grandes multinationales et les Etats-nations très puissants politiquement et militairement ? Dans ces espaces géopolitiques homogénéisé, fragmenté et hiérarchisé, quels sont les foyers de transformation ? La Russie et la guerre en Ukraine L’Ukraine est devenue l’épicentre des foyers de transformation des relations internationales. Elle a été au cœur des deux guerres mondiales du 20ième siècle. Sans la population, l’agriculture et l’industrie ukrainiennes, la Russie n’aurait pas pu se hisser au rang de grande puissance. Et sans cette dernière puissance, l’Allemagne aurait dominé l’Europe. La décision d’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine de février 2022 provoque une onde de choc qui va bien au-delà des relations entre les deux pays. « Avec le retour de la guerre de haute intensité, le continent européen perd son principal avantage comparatif dans la mondialisation, celui de la stabilité stratégique. »7 Mais revenons à l’invasion de l’Ukraine proprement dite. Elle relève selon l’historien des relations internationales français Thomas Gomart « moins d’un calcul stratégique que d’une fuite en avant par un régime en voie de fossilisation accélérée. »8 Les mémoires sont bien courtes dans nombre d’analyses contemporaines et passent sous silence au moins deux éléments fondamentaux. Premièrement, la guerre contre l’Ukraine a été déclenchée dès 2014 avec l’invasion puis l’annexion de la Crimée et l’extension du conflit dans les territoires du Donbass. A l’époque, les puissances française et allemande ne voyaient pas dans ces expéditions guerrières l’émergence d’un nouvel impérialisme mais la résurgence d’un vieux conflit local autour des russophones du Donbass notamment. Deuxièmement, la nature du régime établi par Poutine est fortement négligée. On peut largement le qualifier de criminel. Il s’accompagne d’une autre guerre, menée de longue date contre la société russe écrasée par une répression féroce9 . Le positionnement de la Russie ne peut être apprécié pleinement au travers d’un indicateur comme le PIB (produit intérieur brut) car son économie a été positionnée notamment dans l’exportation de produits stratégiques, c’est-à-dire des biens indispensables au fonctionnement habituel de l’importateur. La Russie exerce une influence importante avec ses productions de pétrole, de gaz, de 6 Tariq Ali, Churchill, sa vie, ses crimes, La Fabrique, 2023. 7 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 12. Notons que si Thomas Gomart est souvent médiatisé et qu’il promeut la défense de la France et de son impérialisme, les données qu’il rassemble et son analyse des contradictions géopolitiques n’en sont pas moins instructives. Elles peuvent alimenter une compréhension critique des enjeux. 8 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 32. 9 François Bonnet, « Poutine, la guerre et le crime », Revue du crieur, 2022/2 (n°21), p. 5. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 5 nucléaire, d’armes et de blé. Elle n’a certes pas la puissance des Etats-Unis ou de la Chine mais peut être comparée à des pays tels que l’Inde et le Brésil. En outre, à la différence d’autres pays – même si on peine à déceler la traduction concrète de leurs engagements – la Russie n’envisage pas de se préparer à un monde post-carbone. Dans ses documents officiels, elle anticipe au contraire une augmentation de la demande de pétrole et de gaz. Elle envisage également des investissements massifs dans l’exploration et la production. Cette anticipation est cohérente avec sa réorientation vers les pays de l’Eurasie suite à la récession de 2009 en Europe. L’Etat russe a repris en main les secteurs de l’énergie et de l’armement. Les sanctions occidentales de 2014 ne l’ont pas empêché de se maintenir au deuxième rang mondial des exportateurs d’armes. Ses principaux marchés sont la Chine, l’Inde et le Vietnam. Mais la Russie exporte également des armes en Afrique (Ethiopie, Soudan, Ouganda) ou en Amérique latine (Nicaragua, Venezuela). Ce qui lui permet d’exercer une influence politique via la coopération militaire. Mais ces positions acquises pourraient être remises en cause. Les propres besoins de la Russie pour sa guerre en Ukraine sont pour partie inconnus. Les sanctions prises par l’Occident pourraient contrarier le développement technologique du secteur de l’armement, qui n’est pas hermétique aux composants importés de l’étranger. En outre, des pays tels que la Chine et l’Inde développent désormais leurs propres industries d’armement. Ils risquent même de devenir des concurrents tout comme la Turquie. De longue date, le pouvoir russe a converti son appareil productif en économie de guerre. Cette dernière conditionne la survie du régime. Quelles sont les évolutions possibles ? La Russie est désormais un pays mis en échec sur le plan militaire mais également lourdement sanctionné sur le plan économique. La traduction politique de cette situation reste indécise. Les mouvements de contestation sont bien présents et subissent une répression brutale. Dans sa politique internationale, sa perspective est celle de l’accélération de la désoccidentalisation des affaires mondiales. Mais cette logique peut la porter à dépendre fortement des points de vue économique et financier de la Chine et à subir une forme de vassalisation. Il s’agit également d’apprécier les enjeux propres à la guerre en Ukraine menée par la Russie. Pour Alain Bihr et Yannis Thanassekos, « l’actuelle guerre en cours en Ukraine ne peut se comprendre et s’évaluer comme étant seulement (ce qui implique qu’elle est aussi !) un conflit entre la puissance impérialiste russe, cherchant à reconstituer l’espace de l’ancienne URSS voire celui de l’ancien Empire tsariste, et le jeune Etat-nation ukrainien né de l’éclatement de feu l’URSS ; elle met aussi en jeu un conflit interimpérialiste entre l’ensemble du bloc occidental, hégémonisé sous la conduite des Etats-Unis dans le cadre de l’Otan, et la Russie, qui trouve son origine dans la collision entre l’expansion du premier en Europe centrale et orientale et la remontée en puissance de la seconde. D’autre part, de ces deux conflits, le second surdétermine le premier, en expliquant notamment pourquoi ce dernier a fini par conduire à la guerre »10. Les auteurs ajoutent qu’au vu « du déroulement du conflit depuis lors, il convient d’ailleurs de complexifier encore davantage l’analyse puisque, manifestement, il est en train de fournir aux EtatsUnis les moyens de réaffirmer et de renforcer leur hégémonie relativement à leurs alliés européens, donc de faire évoluer en leur faveur le rapport de force (lui-même complexe) qui les oppose à ces derniers, en faisant à nouveau passer au premier plan ses composants stratégiques et militaires, plan 10 Alain Bihr, Yannis Thanassekos, « La guerre en Ukraine et la gauche anti-impérialiste. Une anticritique », Contretemps.eu, 24 août 2022. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 6 sur lequel les premiers disposent d’une supériorité manifeste à l’égard des seconds. Et les Etats-Unis sont simultanément gagnants sur le plan des conséquences des sanctions économiques et financières prises à l’encontre de la Russie et des contre-sanctions de cette dernière (en matière d’exportations de céréales et de gaz notamment), qui frappent bien davantage les Européens que leur mentor américain. C’est précisément au nom de la complexité de ce conflit que nous nous sommes élevés contre la simplicité (en fait l’unilatéralité) de ce que nous avons appelé « le récit dominant », celui massivement narré par « nos » médias et « nos » gouvernants, ne retenant que le conflit entre Russie et Ukraine pour rejeter dans l’ombre et passer sous silence celui entre la Russie et l’Occident – partant leur propre responsabilité dans la genèse de la situation qui a conduit à la guerre. Et c’est précisément la même simplicité que nous avons reprochée à la position adoptée par celles et ceux des membres de la gauche radicale (en principe anticapitaliste et donc anti-impérialiste), reprenant pour l’essentiel ledit « récit dominant ». »11 La rivalité Chine / Etats-Unis Mais la géopolitique mondiale et l’impérialisme contemporain ont pour principale contradiction aujourd’hui les rivalités sino-américaines. Ces dernières ont elles aussi une histoire. Depuis les années 1950, les États-Unis n’ont pas freiné, et parfois même ont promu, les transferts de technologie vers le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud12. En faisant cela, ils cherchaient à contenir la Chine dans sa forme « communiste » et à l’encercler par un réseau de pays à revenus moyens à élevés. Lorsque la Chine s’est ouverte à la mondialisation capitaliste, les capitaux du Japon, de la Corée du Sud ou de Taïwan se sont massivement investis en Chine, amenant avec eux les transferts de technologie passés. Aujourd’hui, commente le géographe David Harvey, « les États-Unis tentent de bloquer les transferts de technologie vers la Chine, ce qui à mon sens est une attitude stupide. En partie parce que c’est impossible, mais aussi parce que si l’on bloque le développement de la Chine, qui a systématiquement sauvé le capitalisme, on ne fait pas quelque chose de très positif pour le capitalisme. »13 S’il y a beaucoup de divergences d’opinion aux États-Unis, le Congrès américain reste cependant unifié autour de la politique anti-chinoise du président Joe Biden. Selon David Harvey, elle est source de contradictions car elle approfondirait les faiblesses du capitalisme contemporain. « Si cette politique réussit, nous verrons, je pense, le monde tomber dans une croissance négative. Et cela conduira à de 11 Alain Bihr, Yannis Thanassekos, « La guerre en Ukraine et la gauche anti-impérialiste. Une anticritique », Contretemps.eu, 24 août 2022. 12 Une fois que ces pays ont pu être intégré à l’impérialisme américain. Il aura fallu pour cela une sévère répression des mouvements sociaux. Aujourd’hui, l’amnésie est presque généralisée. La haine antijaponaise et le racisme qui lui était liée avaient pourtant atteint des sommets aux Etats-Unis lors de la seconde guerre mondiale. Tariq Ali insiste sur « les efforts acharnés de la droite et des libéraux japonais, guidés par leur empereur divin » qui, tandis que leur pays était occupé par les troupes américaines, pour vaincre la gauche, ont créer un Etat à parti unique, et « développer un amour pour le base-ball et les films hollywoodiens, et devenir tout aussi « normaux » que les citoyens occidentaux. (…) Les bombes atomiques étaient censées avoir remis les compteurs à zéro. Tous les anciens cancers avaient disparu. Il suffisait d’un contrôle strict. La base des Etats-Unis à Okinawa était là en dernier recours au cas où les dirigeants japonais ne faisaient pas ce que leur ordonnait la Maison Blanche, et elle est toujours là aujourd’hui. » Tariq Ali, Churchill, sa vie, ses crimes, La Fabrique, 2023, p. 370. 13 David Harvey interviewé dans Mathieu Dejean et Romaric Godin, « David Harvey : En France, le néolibéralisme devient violent et autocratique », Mediapart, 18 avril 2023. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 7 nombreuses oppositions, à des mécontentements, à de l’agitation et à des soulèvements. Nous voyons déjà beaucoup de ces événements se dérouler sous nos yeux. »14 Les relations entre la Chine et les Etats-Unis sont au cœur de la mondialisation capitaliste néolibérale. Les deux pays représentent 40% du PIB mondial et 40% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Ils ne cessent d’augmenter chaque année leurs dépenses militaires et cumulent à ce jour plus de 1.000 milliards de budget pour leurs armées. La supériorité militaire des Etats-Unis est indéniable. Ils comptent pour 40% des dépenses militaires mondiales. L’écart de capacités militaires entre les Etats-Unis et les autres pays ne fera encore que s’accroître à la suite de la guerre en Ukraine. L’Administration Biden annonce une augmentation inédite du budget qui atteindra 813 milliards de dollars en 2023. Pour le gouvernement chinois, le rapport de force mondial s’est inversé favorablement entre 2008, date du début de la crise financière occidentale et année des jeux olympiques de Pékin, et 2018, date à laquelle le président Trump lance la guerre commerciale. Les deux pays sont engagés dans une lutte, aussi brutale que diffuse, pour le contrôle de l’appareil productif mondial dans un contexte caractérisé par l’accentuation des contraintes environnementales et l’accélération de la mise en données du monde. Les administrations Trump et Biden ont utilisés des sanctions économiques contre la Chine. On notera à ce sujet que Biden est en réalité allé plus loin que Trump en ne se contentant pas d’ériger des barrières commerciales mais en mettant en mal la production d’une part de l’appareil de production chinois. Dans ces conflits, les préoccupations militaires et de sécurité nationale sont invoquées, alors que bien souvent l’objectif des sanctions adoptées par les gouvernements des pays occidentaux est d’appuyer leurs grands groupes et de protéger leurs industries, y compris contre d’autres pays occidentaux. On peut ainsi voir que l’économie est selon l’expression de Claude Serfati une « continuation de la guerre par d’autres moyens. »15 Chine et Etats-Unis se livrent une compétition pour la maîtrise des flux énergétiques et le contrôle des données numériques à l’échelle mondiale. La question de savoir qui sera la première puissance capitaliste en 2050 est bien ouverte. Reste qu’aujourd’hui, l’idée que la Chine prenne l’ascendant sur les Etats-Unis est absurde. « Les campagnes actuelles menées contre la Chine visent essentiellement à réaffirmer l’hégémonie économique des Etats-Unis en coupant les ailes du dragon. La domination imminente de la Chine est invraisemblable militairement, économiquement, politiquement et idéologiquement. »16 Chine La Chine représente aujourd’hui 18% du PIB mondial et est au cœur du commerce mondial avec les Etats-Unis comme principal marché d’exportation. La Chine cherche à déployer son rôle de leader. Sa politique internationale a deux grandes caractéristiques. La diplomatie fait preuve d’un grand activisme dans toutes les instances 14 David Harvey interviewé dans Mathieu Dejean et Romaric Godin, « David Harvey : En France, le néolibéralisme devient violent et autocratique », Mediapart, 18 avril 2023. 15 Claude Serfati, « L’ère des impérialismes continue : la preuve par Poutine », alencontre.org, 19 avril 2022, https://alencontre.org/laune/lere-des-imperialismes-continue-la-preuve-par-poutine.html 16 Tariq Ali, Churchill, sa vie, ses crimes, La Fabrique, 2023, p. 441. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 8 internationales. Elle crée également de nouvelles structures qui visent à assurer son propre développement et rayonnement. On peut à cet égard citer la création de la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (BAII) et la Belt and Road Initiative (BRI – la « nouvelle route de la soie, un projet de connectivité globale qui combine des liaisons terrestres et maritimes), tout comme la participation à de nombreux forums régionaux et bilatéraux. Depuis 2017, l’emprise du parti communiste chinois s’accentue dans la vie économique. Une volonté de limiter l’internationalisation de l’actionnariat ainsi qu’une fragilisation des droits de propriété sont en cours. Parallèlement, la Chine investit considérablement dans l’intelligence artificielle et les infrastructures numériques. Le système de traçage numérique de la population ne va pas sans résistances inédites notamment quant aux restrictions drastiques imposées par le régime dans le cadre de sa politique « zéro Covid ». Les orientations stratégiques du gouvernement chinois sont fortement dictées par sa demande énergétique qui n’a cessé de croître. Il adopte deux démarches complémentaires en matière d’approvisionnement énergétique. Premièrement, comme toute puissance classique, elle tente de diversifier et de sécuriser ses flux sans toutefois pouvoir disposer d’une autonomie énergétique grâce à leur propre production. 90% du pétrole arrivant en mer de Chine méridionale passe par le détroit de Malacca. Nœud de congestion du trafic maritime mondial, plus de 100.000 navires y transitent chaque année et passent par ce détroit de 800 km de long dont le passage le plus étroit est seulement large de 1,5 km. A cet égard, la BRI et l’établissement de diversifications dans les livraisons de pétrole est essentielle. La Chine entend sécuriser au maximum ses approvisionnements en entretenant des liens étroits avec l’Iran, l’Arabie Saoudite, la Russie ainsi qu’avec des pays africains et d’Amérique latine. En outre, la Chine investit dans les énergies renouvelables afin de diminuer sa dépendance aux énergies fossiles. Elle reste le premier émetteur mondial de gaz à effet de serre. Même si la Chine fait le pari de sa suprématie mondiale en étant encore tributaire des énergies fossiles, elle domine par ailleurs les chaînes de valeur liées aux énergies renouvelables : « elle produit ainsi 90% des terres rares raffinées nécessaires à la fabrication des batteries. »17 Dans la rivalité sino-américaine, le détroit de Taiwan est devenu la zone géopolitique la plus sensible du monde. Le président chinois Xi Jinping rêve de reconquérir ce petit Etat insulaire (siège de la Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) qui fabriquent la moitié des semi-conducteurs du monde dont une majorité de modèles de dernière génération) et de réunifier « la patrie ». La stratégie chinoise s’inscrit dans le projet d’utiliser son rattrapage économique pour construire une puissance nationale. Son intégration dans le commerce mondial ne s’est pas traduite par des mesures de libéralisation à hauteur des attentes des architectes américains de la globalisation. Reste qu’aujourd’hui, le marché chinois demeure indispensable au développement des grands groupes américains. Les deux pays représentent aujourd’hui 51% des dépenses militaires mondiales : 801 milliards de dollars pour les Etats-Unis et 293 pour la Chine. Cette confrontation pousse la Chine à fédérer des pays et des institutions internationales derrière ses différentes initiatives. Ainsi, lors du deuxième forum des routes de la soie, en avril 2019, les chefs d’Etat de la Grèce, du Pakistan et du Chili se retrouvaient aux côtés de 34 autres dirigeants. L’enjeu est que cette mobilisation puisse être transformée en position 17 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 70. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page 9 commune dans les instances internationales afin que le poids des Etats-Unis et de leurs alliés soient diminués. Mais l’exercice de la puissance passe également par la maîtrise des mers. Déjà présente en Méditerranée au travers d’infrastructures portuaires, la Chine envisage d’être présente un jour dans l’Atlantique. Elle représenterait alors une menace directe pour les Etats-Unis. Etats-Unis Première puissance capitaliste mondiale, les Etats-Unis sont traversés par de nombreuses divisions. Dans celles-ci, la polarisation idéologique y est profonde. L’économie est directement concurrencée par celles de l’Europe et de la Chine. Les Etats-Unis ont enregistré un déficit commercial de 975 milliards de dollars en 2021. Le retrait d’Afghanistan d’août 2021 a tournée à la déroute. Mais la puissance américaine garde cependant un pouvoir de structuration sans équivalent. Elle dispose de deux façades océaniques et exercent sa « domination à travers la maîtrise des espaces communs – haute mer, espace aérien, espace exo-atmosphérique et datasphère. »18 Mais est-elle toujours capable de faire perdurer sa suprématie ? Le fondement de sa politique consiste à encourager l’ouverture des marchés extérieurs tout en protégeant le sien de la concurrence. Les Etats-Unis, grâce à leur supériorité militaire, exercent leur pouvoir sur des territoires et des populations et imposent un système de règle afin de garantir la circulation sans frontière des capitaux et la propriété privée des moyens de production. Les Etats-Unis voient leur suprématie contestée. En concurrence simultanée avec la Chine et la Russie, son principe fondamental est d’empêcher l’émergence d’une puissance rivale par le maintien d’une supériorité militaire dans tous les domaines. Sa puissance se distingue des autres par sa capacité à intégrer différents théâtres régionaux. Ses alliés sont sous sa domination. Seule la Chine peut aujourd’hui se targuer d’avoir la possibilité et l’intention d’une influence globale. L’objectif de la politique internationale des Etats-Unis consiste moins à conquérir des espaces qu’à garantir la permanence des flux indispensables au fonctionnement de l’économie capitaliste mondialisée et à la présence de leurs forces armées sur de nombreux territoires. Alors que le poids des Etats-Unis dans l’économie mondiale est appelé à diminuer, l’administration américaine entend maintenir sa suprématie militaire. Pour ce faire, elle a fait le choix de l’ultratechnologie et irrigue l’appareil productif américain de ses investissements. Les priorités sont les armements hypersoniques19, les armes à énergie dirigée20, les drones sous-marins, les systèmes 18 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 122. 19 Les armes hypersoniques combinent vitesse et manœuvrabilité pour traverser les systèmes de défense antimissiles et de défense de territoire. Ils visent à atteindre des objectifs sur des territoires adverses ou en mer. 20 Une arme à énergie dirigée émet de l’énergie dans une direction voulue. Elle la transfère vers une cible pour l’effet souhaité. « Les effets recherchés sur les humains peuvent être létaux ou non. Outre son utilisation sur les personnes ou comme une potentielle défense antimissile, la technologie de l’énergie dirigée a aussi été mobilisée pour arrêter ou désactiver des voitures en mouvement, des drones, des jet-skis et des appareils électroniques comme les téléphones portables. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Arme_%C3%A0_%C3%A9nergie_dirig%C3%A9e Dans les armes à énergie dirigée figure des systèmes laser d’auto-défense. Citons le système américain Guardian qui sera le premier système de défense anti-aérienne et anti-drone mobile de forte puissance à rejoindre des unités de combat. Doté d’une puissance de 50 Kw, il pourra prendre à partie les drones de moins de 25 kg, mais également intercepter et détruire les obus d’artillerie et de mortier, ainsi que les missiles air-sol les plus légers. https://meta-defense.fr/2022/02/02/ces-7- technologies-qui-vont-revolutionner-le-champs-de-bataille-dici-2040/ Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page10 d’armes rendus autonomes grâce à l’intelligence artificielle, la lutte informatique et la reconquête de la suprématie dans le domaine électromagnétique. Dans la définition de la stratégie américaine, les enjeux énergétiques occupent une place décisive. Les Etats-Unis, à la différence de leurs alliés, exportent à présent plus de pétrole qu’il n’en importe. La probable fragmentation du monde en blocs énergétiques stratégiques place les Etats-Unis en position de force vis-à-vis de leurs alliés européens et asiatiques. Aujourd’hui, la géopolitique de la transition énergétique nécessite des minerais, d’importants capitaux et des capacités d’organisation et d’innovation. La géopolitique des énergies fossiles implique de l’exploration, de la production et de la sécurisation des flux. La combinaison de ces deux géopolitiques redonne aux Etats-Unis des marges de manœuvre globale dans un contexte où l’agression militaire de la Russie sur l’Ukraine redonne la primauté aux enjeux de sécurité énergétique. L’Otan est au centre de la sécurité européenne face à la Russie. Elle constitue une pièce importante de l’impérialisme américain aux côtés du dollar, du droit et des plateformes numériques. La domination du dollar offre la possibilité de manœuvres géoéconomiques importantes auxquelles ses alliés se doivent de se rallier sous peine d’être eux-mêmes pénalisés. L’utilisation du droit passe notamment par du lobbying juridique auprès d’institutions internationales. Enfin, la technologie apparait comme vecteur de contrôle global. Pour les Etats-Unis, il s’agit « d’exporter le capitalisme à travers le monde, car seuls l’entreprenariat privé et les investissements étrangers seraient susceptibles de générer de la croissance. C’est pourquoi il faut toujours encourager les pays, qu’ils soient démocratiques ou autoritaires, à créer un climat d’investissement favorable. »21 Le capitalisme fossile et le capitalisme numérique sont portés par l’impérialisme américain et pèsent lourdement dans la définition de sa stratégie. L’Allemagne et l’Union européenne L’Allemagne est le pays de l’Union européenne le plus ébranlé par les conséquences de la guerre en Ukraine. Celle-ci va radicalement à l’encontre de son modèle. L’Allemagne représente un tiers du PIB de la zone euro et 4,5% du PIB mondial. C’est la quatrième économie mondiale. Elle a construit un modèle industriel exportateur principalement orienté vers les Etats-Unis, la France et la Chine. C’est le premier exportateur mondial d’automobiles pour un montant de 149 milliards de dollars en 2019. Le modèle allemand entend combiner la paix et les exportations. Ce qui implique une diplomatie qui maintient un bon équilibre entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie et une orientation de l’Union européenne en fonction de ses propres intérêts. Mais commercer implique également une parfaite maîtrise des flux logistiques dans des modes d’organisation du travail en just-in-time. C’est pourquoi l’industrie maritime est l’objet de toutes les attentions. L’Allemagne contrôle 20% de la capacité mondiale des porte-conteneurs. Le pays sort d’une longue période où ses dépenses militaires avaient été maintenues au plus bas. Sa politique privilégiait le soutien à un excédent commercial très haut. L’heure est à une forte remilitarisation dans un contexte d’accentuation des tensions impérialistes. L’Allemagne redéfinit sa 21 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 142. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page11 position au sein de l’OTAN. Le gouvernement actuel présidé par le social-démocrate Olaf Scholz a annoncé la création d’un fondsspécial pour l’armée allemande de 100 milliards d’euros. Le pays entend se doter de la plus grande armée conventionnelle en Europe dans le cadre de l’OTAN. D’un budget militaire annuel inférieur à 50 milliards d’euros, le gouvernement prévoit désormais de le porter à 80 milliards d’euros. L’Allemagne dispose d’un certain atout pour peser sur les recompositions stratégiques en cours. Elle possède une industrie de défense très compétitive. Elle se place au 4ième rang des exportateurs d’armement entre 2016 et 2020. Elle équipe notamment les flottes d’Israël, de la Turquie ou encore de l’Egypte. Elle exporte également vers la Corée du Sud. Les 100 milliards d’euros injectés par le gouvernement vont sans nul doute soutenir cette industrie. Reste que la première priorité allemande est aujourd’hui d’élaborer une nouvelle politique énergétique lui permettant de maintenir sa compétitivité industrielle. Elle entend également se déployer sur le terrain de la transition énergétique. Sous couvert d’un discours très volontariste sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, elle ne compte sortir complètement du charbon qu’en 2038. Elle doit, en outre, trouver des substituts aux importations massives de gaz qui provenaient de Russie. Le patronat allemand ne cache pas ses intentions de conquérir de nouveaux marchés hors d’Europe. Ses dirigeants ont prévenu qu’il fallait nécessairement se développer vers des pays sans être trop regardant sur les régimes politiques en vigueur et sur leur respect des droits fondamentaux. La question qui se pose est dès lors celle du maintien de la compétitivité industrielle. Celle-ci pourrait alors passer par de nouvelles délocalisations. En outre, pour maintenir une position dominante sur le marché de l’automobile, il s’agira de se convertir à la voiture électrique, indépendamment des dégâts écologiques qu’elle provoque. Mais cela renforcera une double dépendance à la Chine et aux Etats-Unis pour ses besoins de matériaux pour la construction des batteries et pour les semi-conducteurs. Alors que la Chine investit massivement dans la voiture électrique et qu’elle contrôle aujourd’hui 75% de son marché domestique. Les statistiques des échanges Chine-Allemagne démontre une dépendance économique croissante de l’Allemagne à l’égard de la Chine. Cette dernière est le principal partenaire commercial de l’Allemagne pour la septième année consécutive. « Les exportations allemandes vers la Chine sont ainsi passées de 64,8 milliards d’euros en 2011 à 107 milliards en 2022. En sens inverse, les échanges ont grimpé de 79,5 milliards d’euros à 191 milliards. Soit un volume total inédit de 298 milliards d’euros en 2022 (Office fédéral de la statistique), en progression de 21 % par rapport à 2021. Par ailleurs, en 2021, BMW et Mercedes ont réalisé plus de 30 % de leur chiffre d’affaires dans l’empire du Milieu. Toujours la même année, la part chinoise du chiffre d’affaires d’Adidas a été de 21,7 %, pendant que le groupe de semiconducteurs Infineon bat tous les records avec 37,8 %. »22 La stratégie gouvernementale entend interroger cette dépendance. Des déclarations ont dénoncé des violations répétées des droits humains dans la province ouïghoure du Xinjiang et au Tibet ainsi que la répression qui a frappé Hong Kong. En outre, l’attitude jugée soutenante de la Chine par rapport à la Russie et à son agression militaire en Ukraine est dénoncée. La Chine y est appréhendée comme un partenaire, un concurrent et un rival systémique. Ce serait d’ailleurs ces deux derniers aspects qui prendraient le plus d’importance. Puisque la Chine est réputée créer des dépendances pour les utiliser 22 Thomas Schnee, « Comment Berlin prévoit de réduire sa dépendance envers la Chine », Mediapart, 10 février 2023. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page12 ensuite afin d’imposer ses propres intérêts. Mais n’est-ce pas là le propre de toute puissance impérialiste dans le capitalisme transnationalisé ? Dans cette logique de diversification des routes commerciales et des sources d’approvisionnement, le gouvernement allemand « soutient l’idée européenne de « Global Gateway », une initiative d’investissement conçue par Bruxelles comme une alternative à l’initiative chinoise des nouvelles routes de la Soie. D’ici à 2027, l’UE envisage de mobiliser jusqu’à 300 milliards d’euros d’investissements pour les projets d’infrastructure du « Global Gateway ». »23 L’Allemagne entend donc diversifier et réorienter l’engagement économique allemand ailleurs qu’en Chine. Elle convoite l’Inde, l’Indonésie, l’Afrique ou encore l’Amérique du Sud. Elle entend soumettre la politique d’octroi de crédits à l’export et de garanties des investissements à un examen plus rigoureux en termes sociaux et environnementaux. Volkswagen s’est récemment vu refuser pour la première fois une garantie pour un investissement dans le Xinjiang, région où le gouvernement chinois opprime massivement la population ouïghoure. Cette volonté de diversification et d’affirmation de sa présence face à la Chine est aussi sensible sur le plan diplomatique. « Fin décembre 2022, le ministre de l’économie, Robert Habeck, s’est rendu en Namibie et en Afrique du Sud. En janvier, ce fut au tour de la ministre des affaires étrangères, Annalena Baerbock, d’aller en Éthiopie pendant que le ministre des finances, Christian Lindner, visitait le Mali et le Ghana. Enfin, le chancelier Olaf Scholz a effectué des visites d’État fin janvier en Argentine, au Brésil et au Chili. À Brasília, il s’est prononcé en faveur d’une ratification rapide de l’accord commercial UE – Mercosur –, pendant qu’à Santiago, il signait un accord de coopération minière Allemagne-Chili pour garantir l’approvisionnement de l’Allemagne en cuivre, lithium et autres métaux rares. »24 L’Allemagne calquerait directement sa politique à l’égard de la Chine sur celle des Etas-Unis. Cependant, à rebours du gouvernement fédéral, « BASF, Volkswagen, Daimler ou Siemens ont décidé de renforcer leur présence sur le marché chinois. « Quatre camions sur dix sont vendus en Chine… nous avons besoin de la Chine pour soutenir notre développement mondial », affirme Christian Levin, patron de Traton, filiale « véhicules utilitaires » de Volkswagen, qui s’apprête à construire la première usine Scania en Chine. BASF a pour sa part annoncé un investissement de 10 milliards d’euros dans une nouvelle usine chinoise. Cariad, la division logicielle de Volkswagen, est sur le point de s’engager à hauteur de plusieurs milliards dans une co-entreprise avec le chinois Horizon Robotics, spécialiste de l’intelligence artificielle et de la conduite autonome. »25 L’Allemagne tentera de trouver un positionnement tenable entre la Chine et les Etats-Unis, en maintenant des relations économiques substantielles avec la première et en obtenant une crédibilité militaire des seconds tout en orientant le cours de l’Union européenne. Comment va-t-elle se positionner dans la refondation de son modèle énergétique. Va-t-elle procéder de manière unilatérale ou construire une hypothétique politique européenne de l’énergie ? Pour Thomas Gomart, « Une autre chose est certaine en revanche : l’Allemagne se prépare d’ores et déjà aux prochains élargissement de l’UE, en particulier à celui vers l’Ukraine »26. 23 Thomas Schnee, « Comment Berlin prévoit de réduire sa dépendance envers la Chine », Mediapart, 10 février 2023. 24 Thomas Schnee, « Comment Berlin prévoit de réduire sa dépendance envers la Chine », Mediapart, 10 février 2023. 25 Thomas Schnee, « Comment Berlin prévoit de réduire sa dépendance envers la Chine », Mediapart, 10 février 2023. 26 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 112. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page13 Au-delà de l’Allemagne, comment l’Union européenne entend-elle se positionner pour rester un acteur clé face à la Chine et aux Etats-Unis mais également pour être une puissance économique, politique et militaire qui compte ? Pour l’historien Laurent Warlouzet, « l’UE peut être définie comme un marché organisé, avec quelques éléments de solidarité. Elle n’est pas une puissance en tant que telle. Ça ne veut pas dire qu’elle ignore cette dimension, mais elle s’est historiquement construite pour médier et atténuer des rapports de force entre puissances nationales. Elle s’est en effet distinguée par sa capacité à édicter des normes civiles, une politique commune de la concurrence et un minimum de règles sociales et environnementales. Mais elle a laissé le domaine de la puissance soit aux États, soit à d’autres enceintes comme l’Otan. L’enjeu, aujourd’hui, est de savoir si l’Europe va devenir une puissance. »27 Les rivalités intercapitalistes au sein de l’Union européenne et la dépendance économique et militaire aux Etas-Unis constituent toujours des freins importants à la constitution d’une autonomie stratégique. Cependant, le scénario de l’Europe n’est pas inscrit dans les astres. Pour Laurent Warlouzet, « L’UE joue un rôle important de médiation des politiques industrielles nationales, et elle a d’ores et déjà admis plus d’interventionnisme public en la matière. L’assouplissement est réel en ce qui concerne les aides d’État. La première réponse européenne, c’est donc de tolérer des réponses néomercantilistes plus fortes au niveau des États membres. Ce n’est pas rien : depuis le Covid, les plans d’aide nationaux aux secteurs industriels sont considérables. »28 Les orientations présentes mettent cependant à mal des réorientations politiques indispensables pour répondre d’une manière non barbare aux urgences sociales et écologiques. Il s’agit davantage de protéger des capitaux menacés par les désordres mondiaux que de s’orienter vers une réelle transition sociale et écologique. Et si apparaissent des « gouvernements de crise » qui se font interventionnistes et contournent les limites qu’ils s’étaient eux-mêmes érigés, c’est cependant bel et bien pour protéger les intérêts du capital. Comme l’indique le journaliste économique Romaric Godin, « Les actions de l’État ne sont pas, comme dans l’après-guerre, fondées sur une logique d’isolement de certains secteurs clés de la logique de marché. Ici, il s’agit précisément de sauvegarder le système productif existant et de continuer à laisser le marché définir les besoins. La logique est donc plutôt celle décrite par l’économiste roumano-britannique Daniel Gabor d’un « dérisquage » (« derisking ») des activités financières par le transfert des risques vers le budget de l’État. Pour le dire plus simplement : la politique publique engagée dans la sauvegarde du capital n’est pas une politique transformative, c’est une politique conservatrice. »29 Les budgets consacrés aux dépenses militaires sont en nette augmentation, le soutien public massif aux secteurs privés qui est aujourd’hui observé aurait pour corollaire le fait que les « États devraient faire payer à d’autres secteurs leur générosité envers le capital. Et il n’existe guère d’autre solution que de dégrader les secteurs publics, la redistribution et les protections du travail. La clé alors ne serait pas les dépenses publiques en général, mais bien plutôt les priorités de l’action publique. » Une action publique qui risque d’être tout entière vouée à la préservation de la compétitivité des économies. Et ce dans un contexte où les incertitudes de l’action conjuguée des impérialismes, des approvisionnements énergétiques plus difficiles, des ruptures dans les chaines de production, d’un ralentissement continu des gains de productivité placent encore davantage les économies capitalistes 27 Fabien Escalona, « Le difficile chemin vers une « Europe puissance » », Mediapart, 20 janvier 2023. 28 Fabien Escalona, « Le difficile chemin vers une « Europe puissance » », Mediapart, 20 janvier 2023. 29 Romaric Godin, « L’impasse du débat entre États et banques centrales », Mediapart, 31 octobre 2022. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page14 sous perfusion de l’intervention publique. « Le discours s’organisera autour de ce choix : de l’emploi et des investissements contre des concessions « sociales ». Les crises géopolitiques et écologiques deviendront alors des prétextes à de nouvelles offensives contre le monde du travail. En réalité, ce scénario semble déjà en place. »30 Le Royaume-Uni Le Royaume-Uni s’imposa comme la première puissance capitaliste à partir du début du XVIIIe siècle. Sa domination impérialiste – le Royaume-Uni est une puissance coloniale sans précédent – se fit par l’exportation des capitaux, rendues possibles par la maîtrise des mers et du commerce international. Elle put devenir globale grâce à l’accaparement des terres imposées par une politique d’une violence inédite31. Des organisations uniques contribuèrent à cette suprématie, dont la Compagnie des Indes orientales qui est l’un des pires exemples de violence commise par une multinationale32. Jusqu’en 1939, le Royaume-Uni reste premier exportateur mondial d’énergie et de biens manufacturés. La maîtrise des flux a toujours constitué une priorité politique et économique. Son industrialisation a fait d’elle « la civilisation du charbon » qui a façonné la société britannique et qui a laissé une forte empreinte sur l’environnement. Comme le montre Andreas Malm33, la GrandeBretagne est le berceau de la « capitalocène ». Selon cette approche, le capitalisme fossile est bien le principal responsable des déséquilibres environnementaux actuels. Malm suggère entre autres que ce ne serait pas l’activité humaine en soi qui constitue une menace, mais bien l’activité humaine telle que mise en forme par le mode de production capitaliste. Le capitalisme fossile, qui a mobilisé en premier lieu le charbon et ensuite le pétrole, est née au Royaume-Uni avant d’englober la plus grande partie du monde. La diminution de la production d’hydrocarbures en mer du Nord conduit la puissance britannique à redevenir importateur net d’énergie dès 2005. Le pays s’oriente également vers la diminution de la production d’électricité par du charbon mais devient un grand expérimentateur des technologies dites « bas carbones » (nucléaire, captage et séquestration de CO2) qui sont décrites à juste titre comme les points cardinaux d’une écologie marchande qui risque de précipiter la catastrophe écologique plutôt que de nous en éloigner. Aujourd’hui, le Royaume-Uni représente 3,2% du PIB mondial et affiche le deuxième déficit commercial mondial. Sa stratégie post-Brexit pourrait consister à affaiblir l’UE au profit de l’OTAN et exercer par cette entremise son influence sur le continent et au-delà. Ce climat post-Brexit permet la construction d’un nouveau récit à la droite dirigeante et aux milieux d’affaires. Désormais débarrassés des « contraintes européennes », ils renoueraient avec une ambition impériale pour créer une sorte de « Singapour-sur-Tamise », paradis de la finance et du libre-échange, rayonnant à travers le Commonwealth. 30 Romaric Godin, « L’impasse du débat entre États et banques centrales », Mediapart, 31 octobre 2022. 31 Voir notamment : Mike Davis, Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sousdéveloppement, La Découverte, 2006. 32 Voir Alain Bihr, Le premier âge du capitalisme. Tome 1 L’expansion européenne, Syllepse, 2019. 33 Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, La Fabrique, 2017. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page15 Le Royaume-Uni se présente comme un acteur à la solde de la promotion d’un modèle ultralibéral et ultraconservateur. Les législations qui sanctionnent les libertés syndicales – dont le droit de grève – et les mobilisations sociales se renforcent34. En matière d’asile et d’immigration, le gouvernement de Rishi Sunak a déposé un projet visant à abroger la loi relative aux droits humains, pilier de la protection des droits fondamentaux au Royaume-Uni, pour la remplacer par une « charte des droits ». Cette dernière a été fortement critiquée. Il lui était reproché de constituer une forte régression, notamment parce qu’elle remettait en cause certaines obligations en matière de protection35. Les positions du gouvernement s’appuient clairement sur l’idéologie de l’extrême-droite. Les Etats-Unis sont plus que jamais perçus comme le partenaire cardinal dans l’OTAN. En matière de défense, il est prévu une réduction des effectifs de l’armée de terre mais une intensification de la présence à l’extérieur du royaume à partir d’un réseau de base (en Allemagne, au Kenya, à Brunei et à Belize) qui pourrait intervenir rapidement avec des unités légères ou dans le cadre d’une coalition au sein de l’OTAN. Les investissements dans les domaines nucléaire, spatial, cyber et naval seront en nette augmentation. La politique du Royaume-Uni vise à rester proche des Etats-Unis afin de bénéficier de leur protection, ce qui suppose de les suivre avec souvent peu de distance dans leurs interventions y compris militaires. Le Royaume-Uni s’est fortement engagé en Afghanistan, en Irak et en Lybie. Mais le Royaume-Uni entend également préserver un ordre international dans lequel il peut faire peser ses capacités d’influence stratégique. Le Royaume-Uni n’a pas de territoire à défendre dans l’Indopacifique mais exerce une influence certaine à travers son réseau de bases ou de points d’appui autour de la Chine (Singapour, Brunei, Népal et Australie), en Méditerranée (Gibraltar et Chypre), au Moyen-Orient (Oman, Bahreïn) et en Afrique (Djibouti, Sierra Leone, Nigeria). Cependant, le Royaume-Uni est traversé par d’importantes divisions politiques et sociales. Le Brexit a aggravé les divisions au sein du Royaume, notamment avec l’Écosse et l’Irlande du Nord. La dérégulation est l’objet d’une forte contestation sociale. Les infrastructures publiques sont en ruine et les moyens alloués aux politiques sociales provoquent de graves atteintes au droit à la santé et à l’aide sociale, etc. Autre question : l’UE demeure de loin le premier partenaire économique du Royaume-Uni. Comment ce dernier va-t-il se positionner ? Sur le terrain militaire, il encourage la fourniture d’armements de plus en plus offensifs à l’Ukraine. Il pourrait paradoxalement – si ses gouvernements mesurent qu’il n’a plus la puissance d’agir seul – s’impliquer fortement pour soutenir l’élargissement de l’UE à des pays des Balkans et surtout à l’Ukraine. L’Inde Les forces politiques ultranationalistes hindoues exercent le pouvoir politique en Inde. Le BJP (Bharatiya Janaty Party – Parti indien du peuple) gouverne par l’entremise du premier ministre Narendra Modi depuis 2014. Son accession au pouvoir fait progressivement basculer l’Inde dans un nouveau type de régime. 34 Voir Marc Lenormand, « Le Royaume en grève », https://laviedesidees.fr/Le-Royaume-en-greve 35 https://www.amnesty.org/fr/location/europe-and-central-asia/united-kingdom/report-united-kingdom/ Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page16 Avec certaines spécificités, on peut rattacher la dynamique indienne au phénomène « néo-illibéral » : « un mélange entre la préservation des fondamentaux du néolibéralisme (comme la mobilité du capital ou l’indépendance des banques centrales) et l’accroissement de l’autoritarisme politique. » 36 Orbán en Hongrie, Erdogan en Turquie ou Modi en Inde en sont les figures de proue. Ils incarnent des « hommes forts » aux accents nationalistes, liés aux intérêts des grandes firmes globales, dont notamment les plateformes digitales qui peuvent servir leurs projets de propagande, voire de surveillance. Le BJP avait déjà gouverné entre 1998 et 2004. Mais, en 2014, il obtient la majorité absolue et peut appliquer l’Hindutva, son projet d’ « hindouïté ». « Ce courant idéologique s’inspire des nationalismes ethniques européens en reconnaissant un rôle dominant à la communauté majoritaire des fils du sol sur les minorités musulmane et chrétienne, qui doivent s’assimiler. »37 Le parti et le gouvernement s’appuient sur des « vigilantistes » qui bénéficient de la bienveillance des forces de l’ordre, ils tentent, par exemple d’empêcher les mariages mixtes entre hindous et musulmans. La volonté du BJP est de créer un Etat hindou. La communauté majoritaire impose de plus en plus aux minorités des symboles de son identité et de son mode de vie. Narendra Modi s’est d’ailleurs fait connaître comme dirigeant d’un Etat indien, le Gujarat qui jouxte la frontière du Pakistan. Il avait défendu et obtenu l’adoption de lois discriminatoires contre les musulmans qui représentent 14% de la population. Lors de violentes émeutes en 2002, on pouvait déjà lire la volonté de ne plus trouver « un seul musulman vivant au Gujarat ». Fort d’une majorité, Modi et son gouvernement ont modifié l’amendement constitutionnel qui permettait une plus grande autonomie au Cachemire, seul Etat à majorité musulmane et ont révoqué le Citizenship Act qui visait à accueillir des minorités religieuses persécutées venant du Bangladesh, d’Afghanistan ou du Pakistan. Seules les victimes non musulmanes sont désormais éligibles, ce qui empêchent les Rohingyas ou les chiites d’y avoir recours. On peut souligner une affinité idéologique entre les nationalistes hindous et les dirigeants israéliens concernant ce qu’ils identifient comme la « menace islamiste ». De son côté, la Chine renforce le poids des militaires du Pakistan. L’Inde se retrouve face à une puissance chinoise qui est en train de construire un ordre continental eurasiatique avec l’aide de la Russie. Conscient de leur infériorité stratégique, l’Inde tente d’éviter tout affrontement direct avec la Chine. C’est pour cela principalement que l’Inde prend part au Quad avec les Etats-Unis, le Japon et l’Australie tout en maintenant des échanges réguliers avec d’autres puissances maritimes telles que l’Indonésie, l’Iran, le Vietnam, des pays européens… Le nationalisme porté par le gouvernement Modi l’amène à attiser les tensions traditionnelles avec le Pakistan au sujet du Cachemire. L’Inde cherche sur le plan international une place dans une configuration particulière avec la Chine et les Etats-Unis. C’est dans ce contexte que l’on peut situer la visite d’Etat du premier ministre indien aux Etats-Unis de juin 2023. La visite d’État de Modi est, pour le dirigeant nationaliste hindou, une véritable revanche. Il avait été placé sur la liste noire du gouvernement américain parce qu’il était tenu pour responsable des massacres de musulmans en 2002 dans l’état indien du Gujarat qu’il dirigeait. Barack Obama l’avait réhabilité en 2014. Désormais, la Maison-Blanche entend donner à sa coopération avec Delhi une tout autre dimension, notamment pour contenir les ambitions de la Chine, leur rival commun. 36 Godin Romaric, Escalona Fabien, 2020, « Les quatre scénarios pour l’hégémonie politique du « monde d’après » », Mediapart. https://www.mediapart.fr/journal/france/230520/les-quatre-scenarios-pour-l-hegemonie-politique-du-monde-dapres 37 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 182. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page17 L’approche est à la fois économique et militaire. Ainsi, le géant américain des puces électroniques Micron Technology, basé à Bose dans l’Idaho, projette de créer une usine de production en Inde dans le Gujarat cher à Modi. Un projet de plusieurs milliards de dollars, financé pour moitié par la partie indienne qui y voit un mode de dynamisation de son économie alors que les Etats-Unis y voient un élément de sa lutte contre la domination chinoise dans le secteur. Mais c’est dans le domaine de la Défense que le rapprochement indo-américain est le plus impressionnant. General Atomics va livrer à l’armée indienne les drones qu’elle réclamait en vain depuis des années pour mieux contrôler ses frontières avec la Chine et le Pakistan, « mais surtout Washington a autorisé General Electrics à transférer une technologie sophistiquée pour la fabrication de moteurs d’avions de chasse dernier cri. L’Inde désespérait depuis près de vingt ans d’obtenir cette technologie, que les États-Unis n’ont au demeurant partagée avec aucun de leurs alliés. On mesure l’envergure de la coopération militaire qui est ainsi mise en route. Elle concerne potentiellement plusieurs générations d’avions et pourrait ainsi lier étroitement les secteurs de la Défense indien et américain pendant deux ou trois décennies. Pour Delhi, c’est une aubaine, alors que la guerre en Ukraine a tari les fournitures d’armes russes »38. Cependant, l’Inde et les Etats-Unis construisent « un partenariat qui ressemble à une alliance avec une différence fondamentale : l’absence d’engagement de défense mutuelle »39. L’Inde ne compte pas moins de 18% de la population mondiale et occupe 2,4% de la surface terrestre. Elle compte au niveau économique des groupes de taille mondiale. Elle est devenue un carrefour mondial des services informatiques. Dans le secteur manufacturier, les industries chimique, textile et pharmaceutique se développent considérablement. Mais le potentiel de développement de l’Inde se heurte à plusieurs obstacles. Premièrement, les inégalités entretenues par le système des castes sont énormes. Les 1% les plus riches possèdent davantage que les 70% les plus pauvres, les contrastes économiques et territoriaux sont gigantesques. Pas moins de 190 millions de personnes souffrent de sous-alimentation chronique. Deuxièmement, l’accès à l’eau est devenu problématique, certains bassins se trouvant dès aujourd’hui dans une situation de rareté absolue alors que d’inquiétantes contaminations des eaux souterraines ont été identifiées. En outre, le réchauffement climatique produit des effets déstabilisants. Dans des agglomérations urbaines ultrapolluées, les températures rendent parfois le travail humain impossible. Troisièmement, la politique énergétique produit des désastres environnementaux. L’Inde est le troisième émetteur mondial de gaz à effet de serre. Le mix énérgétique du pays repose encore principalement sur le charbon (45%), le pétrole (25%) et la biomasse (20%). Quatrièmement, détentrice de l’arme nucléaire, l’Inde voudrait éviter la diversion stratégique que représente le Pakistan. 38 Philippe Paquet, « Modi à Washington : le grand basculement », La Libre Belgique, 23 juin 2023, p. 12. 39 Thomas Gomart, Les ambitions inavouées. Ce que préparent les grandes puissances, Tallandier, 2023, p. 193. Le bal des impérialismes__________________________________________________________________ Novembre 2023 Page18 Eurasie, BRICS… Vers de nouvelles ambitions et rivalités impérialistes Le comportement géopolitique actuel de quatre pays, à savoir la Russie, la Turquie, l’Iran et la Chine, révèle le renouveau de leurs ambitions impérialistes. La Turquie, dirigée par Recep Tayyip Erdogan et son parti l’AKP, est le théâtre d’importantes transformations. En conjuguant islamisme et nationalisme, la politique d’Erdogan s’intègre à la nouvelle internationale fasciste40 dont les autres leaders sont Trump aux Etats-Unis, Modi en Inde, Orban en Hongrie, Le Pen en France et naguère, Bolsonaro au Brésil. Initialement, Erdogan était favorable à l’entrée de la Turquie au sein de l’Union européenne, il critique aujourd’hui les pays européens, cherche de nouveaux partenaires et multiplie les interventions militaires. Il entend délimiter une nouvelle sphère régionale tout en étant membre de l’OTAN et du G20. La Turquie compte aujourd’hui 83 millions d’habitants et représente 0,9% du PIB mondial. Le pays est traversé par une crise économique aigüe et d’importantes contestations sociales. Le pouvoir aligne sa politique interne comme externe autour de la chasse aux « traîtres » à l’intérieur » et aux « ennemis » à l’extérieur. Puissance eurasiatique, la Turquie entend renforcer son indépendance stratégique en saisissant l’opportunité laissée par le retrait américain et la perte d’influence de l’Union européenne en Méditerranée. La Turquie domine militairement et économiquement tous ses voisins : Grèce, Bulgarie, Géorgie, Irak, Azerbaïdjan, Arménie, Iran (sauf si l’Iran devenait puissance nucléaire) et Syrie. Elle tente de maintenir une position intermédiaire : médiatrice entre Kiev et Moscou, tout en achetant des armes à la Russie et en en fournissant à l’Ukraine. Par ailleurs, moyennant une contrepartie financière de 3 milliards, Erdogan a accepté en 2016 de jouer pour l’Union européenne un rôle de triage et de frein à l’immigration. Cette dernière faisant comme à l’accoutumée peu de cas du mépris des droits humains et des politiques liberticides du gouvernement turc. La stratégie turque est également orientée vers l’amélioration de son autonomie énergétique. Elle tente, pour ce faire, de posséder ses propres ressources. C’est pourquoi elle affirme sa présence en Méditerranée en vue d’exploiter de nouvelles réserves gazières qu’elle dispute à ses voisins dont la Grèce. Tout comme la Russie et l’Iran, le gouvernement turc prend une orientation anti-démocratique et se pense comme contre-modèle national et religieux à la démocratie libérale. « Les trois pays partagent l’ambition de restaurer un ordre ancien, « antérieur aux expériences d’occidentalisation du XVIIIe siècle », par une combinaison de coercition extérieure et d